SALLES D’INJECTION
SUR LE TERRAIN
INITIATIVE
En attendant l’ouverture éventuelle de salles de consommation à moindre risque (SCMR) courant 2013, les associations Médecins du monde et Aides proposent des séances d’accompagnement et d’éducation aux risques liés à l’injection.
Leur parole est parfois pudique, voire craintive, parfois intarissable, mais, à Paris comme à Toulouse, les histoires que relatent Tony
Baptisé Aerli
« Qu’as-tu consommé ces trente derniers jours ? » « Et ces dernières 48 heures, quels produits, médicaments compris, as-tu pris ? » « À quand remonte ta dernière injection ? » À elles seules, les réponses aux premières des questions posées au début de chaque séance d’Aerli laissent voir combien l’injection a vite fait de happer chacun. Alcool, cannabis, héroïne, cocaïne, crack, subutex, méthadone, skenan, benzodiazépine…, la liste est souvent longue, la consommation de plusieurs produits, usuelle. Et l’état des parties du corps où chaque usager compte s’injecter son produit – bras, mains, jambes, jugulaire parfois – dit trop souvent la détresse et le délabrement physique : veines noircies, bleus, cicatrices d’abcès… Ce soir-là, dans le camping-car de Médecins du monde, Thiên explique aux deux membres de l’équipe du programme avec qui se déroule la séance – Jeanne, infirmière, et Aude, bénévole – qu’il s’est injecté deux fois de l’héroïne ces dernières 48 heures. « C’est peu par rapport à d’habitude, souligne-t-il. J’ai aussi avalé mes médocs, valium et compagnie, et pris du crack, il y a trente minutes, par injection. Là, j’ai du skenan. »
Comme lors de chaque séance, une fois les premières questions posées, Jeanne et Aude font en sorte de s’effacer quelque peu. Elles laissent Thiên s’injecter sous leurs yeux – « tu fais comme tu as l’habitude de faire ». Cela dit, auparavant, elles lui ont demandé s’il était d’accord pour qu’elles lui parlent durant l’injection ; comme beaucoup d’autres usagers, Thiên a accepté, et le dialogue autour de sa pratique se noue dès ce moment. Une fois le matériel nécessaire à son injection disposé sur la table en inox, le jeune homme débute sa « cuisine », comptant les gouttes d’eau avec lesquelles il mélange son produit – « c’est rare », remarque Jeanne. Mais, un instant plus tard, une fois la préparation chauffée, il arrache avec les dents le filtre de cigarette dont il compte aussi se servir pour sa préparation. « Hop, le reprend Jeanne, ce que tu fais, là, c’est comme si tu léchais ton site d’injection – c’est risqué, car dans la bouche, il y a des bactéries, des champignons comme le Candida albicans. » Thiên s’étonne, et reprend tout, en utilisant un Sterifilt donné par Jeanne. Son injection faite, la conversation se poursuit, s’ouvrant sur la perception qu’il a des risques pris un instant auparavant. « Sur une échelle de 1 à 10, à combien l’évalues-tu ? », l’interroge Jeanne. « Oh ! zéro, par rapport à d’habitude. » « Mais encore » « Eh bien, si tu m’interroges sur mes pratiques habituelles, je dirais 6 peut-être », concède le jeune homme. Recherche et soins des veines, notions d’hygiène… L’échange est nourri. Partant des observations faites par Jeanne et Aude,0 et des interrogations pratiques de Thiên, il permet de lui délivrer des conseils adaptés. Et, une fois la confiance établie, d’établir un dialogue pour aller plus loin. Pas à pas, le jeune homme, qui a envie de parler, évoque son vécu familial, ses premiers pas dans le sniff, puis l’injection, ses tentatives de sevrage, qui ont jusqu’ici échoué – « Pourquoi ne pas retenter, oui, pourquoi pas », commente-t-il… Même si, ce soir-là, il enchaîne aussitôt en évoquant la dose « d’héro » que doit lui fournir un nouveau dealer. Avant de filer en coup de vent à la fin de la séance.
Participer à un tel programme n’est pas toujours facile. Pour les équipes accompagnant les usagers, confrontées à une détresse qu’elles pourraient vouloir prendre à bras-le-corps, mais avec laquelle il faut composer, pour, justement, être pertinent : partir non pas de ses présupposés ou de ses tentations de dire « stop », mais des pratiques observées, pour pouvoir agir sur elles. Pour les usagers aussi, et peut-être même plus encore, « car l’injection est une pratique intime, taboue… La réaliser face à deux personnes, c’est dur, trop dur même pour certains », confie Rizlen Bouzoubaa, coordinatrice de Aides en Midi-Pyrénées. Sans compter les difficultés liées aux conditions de vie des uns et des autres, parfois extrêmement précaires, et fluctuantes. « Si nombre de ceux qui viennent recherchent avant tout l’amélioration immédiate de leurs pratiques, et un lieu sûr et sain, beaucoup ont aussi conscience, et envie de participer à une recherche militante », confie David. Un constat partagé par Martin, un jeune usager du Caarud toulousain de Aides, qui souligne « la richesse de l’apprentissage possible via une telle étude, et sa volonté de contribuer au débat sur les salles de shoot ». Certes, comme l’explique Jean-François Corty, responsable des missions France de Médecins du monde, « les deux projets sont distincts : Aerli, c’est une démarche très protocolisée d’éducation à la santé. Les salles de consommation, ce sera, je l’espère, la seconde étape, essentielle, notamment pour les plus précaires. Mais, entre les deux, le lien est fort, et dans le projet de SCMR que nous portons avec l’association Gaïa sur Paris, des séances d’Aerli sont d’ailleurs prévues. »
Sur le programme Aerli, équipes et usagers en sont convaincus : ces salles, objet de débats virulents actuellement en France, sont un progrès. Et de citer une étude de l’Inserm de 2010, établissant qu’elles « apportent des bénéfices aux usagers » – santé améliorée, moins de comportements à risques – et « bénéficient également à la communauté, l’usage de drogues en public se réduisant », via la diminution du nombre de shoots dans la rue. Alors, espérant leur ouverture prochaine, Jeanne, David et les autres fourbissent leurs armes dans leur petit camping-car.
1- Tous les prénoms ont été modifiés.
2- Accompagnement éducation aux risques liés à l’injection.
3- Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales.
4- Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues.
JEANNE INFIRMIÈRE SUR LE PROGRAMME AERLI CHEZ MÉDECINS DU MONDE
« En tant qu’infirmière, pour qui le geste d’injection est, a priori, synonyme de soins, observer et accompagner l’injection des usagers sur ce programme, cela demande une sacrée prise de distance ! Il faut laisser tomber ses représentations, être capable d’entendre et de comprendre le plaisir qu’un usager peut ressentir à s’injecter une drogue, en quelque sorte résister à ses réflexes de soignante. Pas facile, peut-être…, mais essentiel pour accompagner chacun au mieux ! Pour être dans une véritable démarche de RdR, au plus près des pratiques personnelles propres à chaque usager. L’essentiel, ici, c’est la capacité à nouer un lien, un dialogue, seul fil pertinent pour faire passer un message adapté à l’amélioration des pratiques, et, finalement, pour agir en termes de santé publique. Sachant qu’à partir de là, d’autres portes s’ouvrent, parfois – une réflexion sur l’alternative à l’injection, ou un réapprivoisement du système de santé. Par ailleurs, j’ai travaillé durant quelques années en réa, et j’ai été témoin du mauvais accueil des usagers de drogue par certains collègues, confinant à une extrême rudesse. Donc, participer à Aerli, c’est aussi, pour moi, un positionnement très militant – je voudrais faire tomber les barrières, de part et d’autre. »