Quand le travail consume - L'Infirmière Magazine n° 318 du 01/03/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 318 du 01/03/2013

 

BURNOUT

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Il est à l’origine d’une importante souffrance au travail, d’arrêts de travail et d’abandons de la profession, mais aussi d’erreurs dans les soins… Le burnout déstabilise les soignants ainsi que les équipes, et fragilise la qualité des soins. Les causes en sont pourtant bien connues, et les remèdes existent.

Ça ne prévient pas, ça arrive, ça vient de loin… » Le « burnout », ou épuisement professionnel, est un désenchantement au travail accompagné d’une grande fatigue. Identifié à l’orée des années 1970, ce phénomène a été étudié par deux grands chercheurs, Herbert Freudenberger et Christina Maslach (à l’origine d’un test de mesure de l’épuisement professionnel). Mais ses contours ne sont pas précisément définis. Certains pensent qu’il atteint seulement les professionnels que leur métier place dans la relation à autrui (soignants, policiers…), d’autres considèrent qu’il peut toucher toutes les professions, voire les sportifs et même les mères au foyer… Pour Marc Loriol, sociologue et chercheur au CNRS, les infirmières sont particulièrement exposées car elles exercent « un métier dans lequel l’investissement peut être infini ». Et où la frontière est ténue entre trop d’investissement et pas assez.

Abdel Halim Boudoukha, psychologue et maître de conférence en psychologie clinique et pathologique à l’université de Nantes, estime qu’on confond souvent le burnout avec le stress, qui est une situation temporaire, ou les risques psychosociaux, au travers desquels, selon lui, le malaise des professionnels est abordé sous l’angle de son impact économique pour les employeurs. Valérie Langevin, chargée d’assistance et de conseil sur les risques psychosociaux à l’INRS(1), juge cependant que le burnout en fait partie. Le phénomène comprend trois dimensions : l’épuisement physique ou émotionnel, la perte de l’empathie, et un sentiment d’incompétence. Cela se manifeste par une relation déshumanisée, une mise à distance des personnes, que ce soient les patients, dont on ne perçoit plus les demandes comme légitimes, ou les collègues ou la hiérarchie, dont on ne se sent plus compris. Enfin, les personnes concernées se déprécient professionnellement et finissent par se poser des questions existentielles :« Pourquoi ai-je choisi ce métier ? N’ai-je pas fait une erreur d’orientation ? »

Des signes insidieux

Les signes du burnout s’installent sur des mois ou des années, insidieusement. Ils sont d’abord physiologiques puis psychologiques : fatigue, troubles du sommeil, de l’appétit, maux de dos, de ventre, crises de larmes ou de nerfs, problèmes de concentration… Ainsi, Claire, 26 ans, qui était infirmière en clinique privée, a fini par prendre des somnifères pour dormir la nuit… et des calmants le jour. « Je n’avais plus envie de voir personne, je rentrais en pleurs à la maison », raconte-t-elle. L’irritabilité, l’impatience ou la difficulté à travailler avec les autres font également partie des signes. De nombreux soignants épuisés constatent aussi une perte de patience vis-à-vis des malades, l’envie de les rabrouer parfois ou de ne pas leur accorder l’attention qu’ils réclament… Cette réaction « m’embêtait, souligne Claire, car les patients ont besoin de nous, mais je n’avais pas d’autre moyen pour ne pas me sentir étouffée par eux… Ce sont mes collègues qui m’ont aidée à tenir ». « Quand on entend des patients désorientés crier pendant huit heures, qu’on doit répéter toute la journée à certains de rentrer dans leur chambre et qu’on sait que l’on ne pourra pas partir à l’heure, on finit par ne plus avoir de patience », observe Mandy, 28 ans, depuis cinq ans en médecine aiguë et en état de « ras-le-bol » avancé. Christelle, 36 ans, s’est éloignée, quant à elle, de ses collègues et réfugiée auprès des patients…

Effets en cascade

Pour Krystel, 33 ans, le burnout s’est traduit par une « addiction au travail », analyse-t-elle. Un surinvestissement massif alimenté par la relation de confiance gratifiante qu’elle avait tissée avec les médecins du service. « Je travaillais en salle de réveil dans une clinique, témoigne-t-elle. Je ne me sentais vivre qu’en travaillant, je me sentais super forte ! » Jusqu’au jour où elle fait une erreur. Sans le debriefing ni le soutien dont elle aurait eu besoin, elle reprend le travail en état d’hyperactivité et d’hypervigilance. « J’avais des bouffées de chaleur à chaque injection », continue-t-elle. Et un autre incident s’est produit.

Le burnout produit des effets en cascade, à la fois sur les soignants, dont certains souffrent de véritable dépression, et sur la qualité (du fait de l’absentéisme, par exemple) ainsi que la sécurité des soins. Une étude américaine, publiée en août 2012 dans l’American Journal of Infection Control, a en effet mis en évidence le lien entre le burnout des infirmières à l’hôpital et la survenue des infections nosocomiales urinaires et du site opératoire. Elle montre qu’une augmentation du ratio patient/infirmière ou de la proportion d’infirmières en burnout augmente le nombre de ces infections de manière significative (voir « Repères »). Marc Loriol signale comme origines du phénomène tout ce qui fragilise le collectif, les normes de métier et, notamment, depuis la mise en place de la T2A, le rôle de plus en plus prégnant des règles comptables. La durée moyenne de séjour, par exemple, qui conduit parfois à faire rentrer chez eux des patients qui ne sont pas prêts, est vécue comme un déni de ce qui constituait le « bon travail » pour les soignants. « Cela déstabilise les équipes », commente le sociologue. Claire a souffert du manque de repères collectifs quand elle était en poste dans le service de chirurgie viscérale et urologique d’une clinique privée. « Les médecins étaient très peu présents, et nous avions peu de repères de travail. Même si ce n’était pas de notre ressort, nous avons fait nos propres protocoles. Quand nous avons demandé des renforts en soignants pour la nuit, les promesses faites n’ont pas été tenues », décrit-elle.

Abdel Halim Boudoukha distingue les facteurs organisationnels, interpersonnels et personnels du burnout. Sur le plan organisationnel, il pointe la baisse du nombre d’infirmières, l’augmentation de la charge de travail, la réduction du temps dédié aux relations empathiques. Nombreux sont les soignants à évoquer ces postes de 12 heures durant lesquels ils ne parviennent parfois ni à prendre une pause pour manger ni à aller aux toilettes… En raison du ratio soignants-patients, « la charge de travail est lourde en semaine, et elle explose le week-end, car on est moins nombreux pour le même nombre de patients », explique Mandy. Devoir faire prendre leurs médicaments à 30 personnes âgées de SSR en une heure et demie, presser chacune de boire une gorgée d’eau, de prendre encore une cuillère… Christelle n’en pouvait plus. « Pendant les cinq premières années, je n’ai pas trop ressenti le burnout car il y avait une cohésion d’équipe, raconte-t-elle. Et puis, je me suis orientée vers la pédiatrie. » Mais travailler dans un service à l’organisation plus difficile encore a révélé son burnout.

Parmi les facteurs interpersonnels, le psychologue note « la complexification des relations » avec les patients, aux pathologies plus lourdes, et qui restent moins longtemps du fait de la réduction générale des durées de séjour ; et avec les collègues et les cadres, qui ont moins de temps pour échanger. Cette dimension a également beaucoup joué dans la décision de Christelle de quitter son premier poste et la révélation de son burnout dans le second. Même chose pour Mandy : au-delà de la charge de travail, entendre un cadre estimer que les soignants n’ont pas l’air débordés sonne comme un douloureux manque de soutien et de reconnaissance.

Question de cadre

Dans l’étude Presst-Next(2), Marc Loriol et ses confrères ont observé que « les plaintes de burnout étaient les plus fortes en Italie et en France, et faibles dans des pays où les conditions de travail pouvaient sembler plus difficiles ». Il souligne : « Pour nous, c’est le rôle de la cadre qui, dans ce cas, est important. En France et en Italie, elle apparaît plus comme une gestionnaire que comme une infirmière experte ou référente. Alors qu’aux Pays-Bas, où le taux d’épuisement professionnel est le plus bas, la cadre fait partie intégrante de l’équipe. » Sur le plan personnel, tous les soignants, en effet, ne réagissent pas de la même manière face aux situations. Et l’on peut comprendre que le burnout touche davantage les professionnels qui traversent des difficultés individuelles. Mais, « il découle de la réglementation que quelle que soit la fragilité des personnes, le travail ne doit pas les rendre plus fragiles ni plus malades », insiste Valérie Langevin. Il est vrai que l’on ne demande jamais à celui qui se fait une entorse si ses ligaments étaient déjà distendus. Surtout, quand plusieurs cas de burnout sont détectés dans un service, difficile de supposer que le hasard a placé plusieurs personnes « fragiles » dans la même équipe…

Des services à risque

Les risques ne se trouvent pas forcément là où l’on pourrait le croire. Pendant longtemps, on a pointé les services où la mort et la souffrance étaient les plus prégnantes, comme les soins palliatifs et la cancérologie. Mais de gros progrès y ont été réalisés dans la prise en compte et la prévention du burnout, souligne Marc Loriol. « Si les soignants de ces services évitent aujourd’hui le burnout, explique-t-il, c’est parce qu’ils peuvent mettre en œuvre des ressources différentes : des effectifs plus confortables, des possibilités de discussion, de retrait… » Ses travaux dans le cadre de l’étude Presst-Next ont montré que le burnout est plus élevé dans les hôpitaux locaux, essentiellement des services de médecine. Ils accueillent des personnes âgées fort dépendantes, et les décès y sont fréquents. De plus, personnels et patients se connaissent mieux que dans les centres hospitaliers plus grands. « Parfois, les soignants ne pouvaient prendre le temps de faire manger ces patients qu’une seule fois par jour. Ils étaient souvent en souffrance, observe le sociologue. Mais ceux qui avaient suivi des formations en soins palliatifs souffraient plus encore car ils mesuraient l’écart entre l’idéal et la réalité au quotidien. » La non-reconnaissance de la charge morale met les soignants dans une situation où ils manquent de ressources pour remplir leurs missions.

Nouvelles perspectives

Lorsque le burnout est là, l’arrêt de travail est généralement le premier recours. Il permet de faire une pause et d’envisager la suite : autre service, autre établissement, autre secteur… Le médecin traitant de Claire a fini par lui prescrire un arrêt de cinq mois. Entretemps, elle a entrepris une formation de sophrologue qui lui ouvre de nouvelles perspectives professionnelles. Mandy, elle, voudrait changer de service, mais cela n’a pas été accepté.« J’ai pris mon mal en patience et j’ai commencé un DU, cela me permet de prendre du recul », explique-t-elle. Pour sa part, des échanges avec un médecin bienveillant ont conduit Krystel à bifurquer. « Je suis devenue responsable de bloc, et j’ai commencé des études en école de commerce pour être directrice d’établissement. Cela m’a permis de sortir la tête du guidon. » Parallèlement, elle a créé un centre de formation à la qualité et à la sécurité des soins. Face au risque de burnout, l’action doit à la fois porter sur la dimension psychologique et sur la dimension opérationnelle. Pour la première, il est nécessaire d’organiser des moments d’échanges entre professionnels d’une même équipe. Réguliers, comme les réunions de service, ou sur une durée définie, comme les groupes de parole. Abdel Halim Boudoukha anime ainsi des groupes d’expression dans des services, à raison d’une à deux séances par mois pendant un an. Ils réunissent des aides-soignantes, des infirmières, des médecins, volontaires, parfois en burnout mais pas forcément. Les séances permettent d’expliquer ce que sont le stress, le burnout, le harcèlement, et surtout d’échanger sur les réactions émotionnelles, cognitives et comportementales des soignants dans certaines situations. « La parole y est libre et placée sous le signe de la bienveillance et de la confidentialité », explique le psychologue. Pourtant, Mandy ne participe pas au groupe de son service. « Je parle déjà avec ma cadre et mes collègues. Ce que l’on veut, ce n’est pas un groupe de parole, c’est du changement. » Un tout autre défi. À côté de la prévention des risques psychosociaux, obligation réglementaire, la démarche impulsée par l’étude Orsosa(2) propose une autre approche. Réalisée à partir de 2006 sur plus de 4 000 infirmières et aides-soignantes de sept CHU, elle a permis d’identifier huit catégories de contraintes psychologiques et organisationnelles (CPO) aux effets potentiellement délétères. Communication dans l’équipe, relations entre les métiers, rôle de la hiérarchie et valeurs partagées au travail se combinent ou s’ajoutent au respect des horaires et des congés, à la question des effectifs, aux interruptions dans le travail et au soutien de l’administration. L’étude a donné lieu à l’élaboration d’un questionnaire d’évaluation rapide qui permet de mesurer le niveau d’exposition d’une unité à ces CPO. Et de prendre les décisions qui s’imposent. Le CHRU de Lille, pilote du projet, a commencé le déploiement de l’évaluation dans ses services. À chaque établissement et chaque équipe de se saisir de ce chantier, aux bénéficies individuels et collectifs considérables.

1 – Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, www.inrs.fr

2 – Enquête Orosa, www.orsosa.fr/

REPÈRES

→ Une étude du SNPI sur l’état d’esprit des infirmières (démotivation, perte d’espoir, stress…)

http://petitlien.fr/6bxu

→ Une étude américaine sur le lien entre le burnout des infirmières et les infections nosocomiales, parue en août 2012 dans l’American Journal of Infection Control

http://petitlien.fr/6bxt

→ « L’erreur médicale, le burnout et le soignant », par Éric Galam, 2012, Springer.

INDEMNISATION

Une maladie professionnelle ?

Le burnout ne figure pas au tableau des maladies professionnelles. Tout au plus quelques cas de dépression, environ 90 en 2012, ont été considérés comme relevant du champ professionnel, après examen des dossiers par plusieurs commissions. Seulement la moitié des demandes déposées, toutes professions confondues… Pour que le burnout soit reconnu comme maladie professionnelle, il faudrait pouvoir faire un lien direct entre le travail et la pathologie et définir des seuils d’atteinte, ce qui est très difficile pour les pathologies « psy ». Et il semble que les partenaires sociaux ne s’accordent pas sur la nécessité de créer un nouveau tableau de maladies professionnelles… Il faut dire que cela risquerait de générer des demandes d’indemnisation. Par crainte de voir augmenter les cotisations des employeurs, cela favoriserait peut-être les actions de prévention, suggère Jean-Frédéric Poisson, député UMP rapporteur de la mission d’information sur les risques psychosociaux, dans un article de janvier 2013 publié par La Croix. Abdel Halim Boudoukha, comme d’autres, y est en tout cas favorable. « Cela pourrait être très déstigmatisant de penser que la dépression suite à un burnout n’est pas liée à soi, mais aux conditions dans lesquelles on a travaillé. »

STRATÉGIE

Des moyens pour s’en sortir

Pour prévenir ou agir, on peut :

→ Se mettre à l’écoute de ses émotions : prendre un temps de pause durant lequel on se recentre.

→ Trouver des moyens « sains » de décharger ses émotions (c’est-à-dire ne pas « exploser » ni s’effondrer…).

→ Participer à des activités ressourçantes, plutôt en groupe, pour conserver le goût du collectif.

→ Écouter les signes biologiques : difficultés d’endormissement et réveils précoces associés à des pensées concernant le travail, fatigue liée au travail.

→ Décrypter les signes psychologiques qui s’accumulent : relations stressantes avec les collègues, la hiérarchie, les patients, sentiment d’inaccomplissement, amertume, questions existentielles professionnelles récurrentes, actes de maltraitance…

→ Parler à son cadre si l’on sent qu’il sera à l’écoute.

→ Consulter le médecin du travail et son médecin traitant.

→ Évoquer les difficultés avec les représentants au CHSCT.

→ Participer aux groupes de parole qui permettent de mettre des mots sur ce qui se passe, d’analyser les pratiques et de mettre en place des stratégies de « coping ».

→ Participer aux moments d’échanges sur l’organisation du travail, les missions, les moyens et les valeurs.

→ Engager une prise en charge individuelle avec un psychiatre ou un psychologue.

QUESTION

Que faire face à un collègue manifestement en burnout ?

Se montrer plus attentif, et aller lui parler, répondent les psychologues. On peut lui demander comment il va, lui dire qu’on a l’impression que quelque chose ne va pas… Et lui rappeler qu’il peut aller consulter la médecine du travail.

Articles de la même rubrique d'un même numéro