« Lutter contre les violences, c’est lutter pour l’égalité » - L'Infirmière Magazine n° 319 du 15/03/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 319 du 15/03/2013

 

INTERVIEW : MARYSE JASPARD SOCIODÉMOGRAPHE, CHERCHEUSE À L’INED

DOSSIER

Sociodémographe, chercheuse associée à l’Ined, militante féministe de la première heure, Maryse Jaspard a publié de nombreux articles et ouvrages sur les violences faites aux femmes. C’est elle qui, en 2001, à dirigé l’Enveff(1).

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Il est prévu de renouveler l’Enveff, qui date de 2001. Est-ce nécessaire ?

MARYSE JASPARD : Oui, on parle d’une publication vers 2014 ou 2015. Pour une grosse enquête de ce type, où les choses évoluent lentement, un rythme de tous les dix ans, c’est suffisant. Là, ça fera près de quinze ans. Il va falloir évaluer les changements suite aux nouvelles mesures, transformations.

L’I. M. : Qu’est-ce qui a changé, en douze ans, sur la prise en charge ?

M. J. : Au fond, il y a très peu de réalisations concrètes, à part en Seine-Saint-Denis. Quelques brochures, des campagnes… Suivant les régions, les inégalités sont très fortes. Les initiatives dépendent beaucoup de convictions personnelles. Les choses bougent dans les villes comme Toulouse, Nantes, où l’on trouve des chercheurs et des universitaires militants.

L’I. M. : Comment expliquer la reconnaissance tardive du phénomène des violences faites aux femmes en tant que problème de société ?

M. J. : Je peux en parler en tant que chercheuse et en tant que militante de terrain. J’ai fait partie de la première vague des féministes, juste avant Mai-68, aux côtés d’Antoinette Fouque notamment. J’ai ensuite été proche des positions du Manifeste des Bas rouges, à New York, en 1969. À l’époque, pour une femme, la survie économique passait encore essentiellement par le mariage. Avec Michèle Ferrand, nous étions les rares, parmi les jeunes, mariées et mères de famille. La lutte, c’était : « Savoir dire non ». La sexualité était au sein du mariage, et la question était « Comment dire non ? » dans les rapports de couple. Nous ne parlions pas de « violence » ni de « domination ». Nous parlions d’oppression, d’insultes au quotidien, de respect. Il faut se rappeler que nous luttions pour nos existences individuelles, pour des droits fondamentaux tels que la contraception et l’IVG. Une fois les lois Neuwirth et Weil adoptées, le mouvement s’est un peu tassé.

L’I. M. : En 1985, à trois semaines d’intervalle, trois femmes sont violées, en public, en plein Paris(2). Personne n’a bougé ! Cela serait-il possible, aujourd’hui ?

M. J. : Oui, car les gens ont peur de réagir. Le viol, c’est peut-être la violence ultime, c’est l’anéantissement de l’autre. On observe aujourd’hui de « super-machos ». Le violeur de rue, en effet, ça n’est pas nécessairement un pervers narcissique. Le « super macho », ça peut être n’importe qui, pas forcément issu d’un milieu défavorisé. On peut le retrouver dans la dynamique de groupe de certains milieux professionnels. Il faut penser le viol en tant que problématique de rapport social de sexe. Mais le viol, depuis des dizaines d’années déjà, se déroule d’abord dans le cadre des rapports intimes. Je fais partie de celles qui, dès le début du mouvement féministe, dénonçaient les rapports sexuels forcés dans le mariage. Sur ce point, le changement passe par l’éducation sexuelle et amoureuse. Éduquer au respect de l’autre, de l’autre différent.

L’I. M. : Les transformations sociétales influencent-elles les mécanismes de la violence ?

M. J. : Absolument. Il est facilement et scientifiquement prouvable que le chômage, la précarité, et tout ce qui favorise la ségrégation, ont une influence. En revanche, je ne serai pas aussi catégorique, concernant la famille. Dans les années 60 et 70, la famille était un carcan qu’il fallait faire exploser. Aujourd’hui, on y revient par le biais de nouvelles solidarités développées en réponse à la précarisation économique. Ces entraides, de même que l’égalitarisme dans le couple, dans la mesure où l’on se sollicite davantage les uns les autres, peuvent créer des conflits. Mais cela fait partie de la vie, ce n’est pas de la violence ! En revanche, il faut être vigilant sur la place faite aux hommes. Lutter contre les violences, c’est lutter pour l’égalité. Les problématiques de politiques publiques visant à instaurer l’égalité homme/femme reposent sur le principe de donner une place à chacun. Cela est aussi valable dans les rapports de couple. Il faudrait que les femmes lâchent un peu sur la maternité, qu’elles n’écrasent pas les hommes et que l’on parle de parentalité réellement partagée.

1- Enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France.

2- Dans le RER vers Juvisy à 12 heures, sur le quai du RER à Châtelet à 18 heures, boulevard Magenta à 21 heures.