TRAUMATISÉS CRÂNIENS
SUR LE TERRAIN
INITIATIVE
Grâce à la mutualisation des aides nécessaires à la vie quotidienne et au suivi médico-social individualisé, des lieux de vie partagés permettent une réinsertion jusque-là impossible en raison des séquelles touchant les victimes de trauma crânien.
Brouhaha de fin de journée dans un petit pavillon de Mérignac, en banlieue de Bordeaux. Françoise et Manu
Stéphane, Manu, Agnès et Marie-Hélène, qui vivent ici ensemble, sont tous des traumatisés crâniens graves, et souffrent de séquelles dues au choc initial, pour la plupart d’entre eux, un accident de la route. Des séquelles parfois physiques, mais surtout neuropsychologiques, d’ordre cognitif et comportemental. Désinhibition ou inhibition, lenteur, aphasie, troubles de la mémoire, de la conscience de soi, difficultés de raisonnement : les troubles sont multiples et présentent autant de nuances que de personnes atteintes. Ordinairement, Stéphane, Manu et les autres seraient dans l’incapacité de vivre seuls. Mais Françoise, Hélène et cinq autres auxiliaires de vie – dont une « référente maison » – sont là, ainsi qu’une aide ménagère et deux veilleurs de nuit, pour les aider au quotidien. Elles assurent les transferts permettant à Marie-Hélène, en fauteuil roulant, de se lever le matin, rappellent aux autres qu’il faut se laver, préparent les repas, gèrent l’argent – et les cigarettes ! – des uns et des autres, accompagnent qui à son rendez-vous chez l’orthophoniste, qui faire une course, qui à l’accueil de jour bordelais dédié aux personnes cérébro-lésées… Une vie dans la cité, au-delà du handicap, est ainsi permise. Des « maisons familiales » comme celle de Mérignac, il en existe aujourd’hui 20 dans les environs de Bordeaux, accueillant chacune quatre ou cinq personnes cérébro-lésées – victimes d’un trauma crânien, ou d’un AVC, souffrant d’anoxie, d’une tumeur cérébrale…
Ces lieux de vie inédits ont été imaginés en 1997 par deux ergothérapeutes, Hervé Delmas et Rodolphe Peter, qui travaillaient alors au Château Rauzé, un centre de rééducation et de réadaptation de la région. « Nous avions en charge des patients pour lesquels il n’existait aucune solution de sortie du centre réellement satisfaisante », explique Hervé Delmas, rappelant que les traumas crâniens sont, en France, la première cause de handicap sévère chez les moins de 45 ans. « Il n’y avait en fait que deux possibilités. Soit un retour en famille, à condition que celle-ci soit toujours présente. À condition, aussi, que la cellule familiale n’explose pas à l’occasion du retour du blessé, une situation fréquente tant les familles ont souvent du mal à accepter et à gérer les troubles du comportement de leur proche. Sachant que même quand la famille tient, le retour à domicile est souvent synonyme d’isolement social pour les blessés. L’autre “solution”, c’était l’entrée en institution type foyer d’accueil médicalisé. Un placement mal vécu par les patients, qui se retrouvaient avec des personnes aux pathologies très différentes des leurs – IMC, trisomie, pathologies psy – et accompagnés, qui plus est, par des équipes connaissant mal les traumas crâniens. Cela entraînait davantage de mal-être et une accentuation de leurs troubles du comportement. » Accompagnant au Château Rauzé quatre jeunes hommes qui s’entendent bien, les deux ergo-thérapeutes leur proposent alors une expérience de cohabitation, dans une maison louée à un particulier. « C’était un peu du bricolage, se souvient Hervé Delmas. Ne serait-ce que sur le plan locatif : les familles co-louaient la maison, et il n’était pas toujours facile de définir qui payait quoi… Du bricolage, certes, mais cela marchait : la mutualisation des heures d’aide humaine accordées à chacun au titre de son handicap permettait d’assurer une réelle assistance dans le quotidien, la vie à plusieurs était synonyme de partage et de vie sociale… Le mieux-être des uns et des autres et l’atténuation des troubles étaient évidents. » Les deux ergothérapeutes travaillent alors à donner une véritable dimension au projet, et différents partenaires se mobilisent. Des assureurs, puis divers bailleurs sociaux, acceptent de financer l’acquisition de maisons et les aménagements nécessaires. L’Association de familles de traumatisés crâniens de Gironde se lance dans l’aventure en devenant locataire des maisons, sous-louées aux blessés – « afin de faciliter les montages administratifs, et d’éviter les ruptures de bail si l’un des blessés part », explique sa présidente, Noële Boisguérin. Parallèlement, Hervé Delmas et Rodolphe Peter créent TCA (Traumatisés crâniens assistance), une association d’aide à domicile qui emploie – et forme – les auxiliaires de vie chargées d’accompagner les résidents. « La formation au trauma crânien, aux troubles du comportement spécifiques qu’il engendre, c’est le nœud de la réussite, souligne Hervé Delmas. Le positionnement des auxiliaires de vie, que nous nommons “tierces personnes”, est en effet délicat, d’autant que les traumatisés crâniens fonctionnent beaucoup à l’affect. » Enfin, les résidents des maisons familiales bénéficient d’un suivi individualisé par une équipe médico-sociale spécialisée, le Smatc (Service mobile d’accompagnement aux traumatisés crâniens), qui prend le statut de Samsah
L’équipe, qui suit aussi des traumas crâniens vivant seuls ou en famille, est composée d’un médecin, d’un chef de service, d’ergothérapeutes, d’une infirmière, d’assistantes sociales, d’un neuropsychologue, d’une AMP, d’une aide-soignante et de moniteurs éducateurs. « Ouverture de dossiers d’accès aux droits ; lien avec les soignants libéraux dont les blessés ont besoin, mais qui connaissent rarement le trauma crânien ; éventuelle régulation de crise, souvent par France, infirmière, si un résident ne va pas bien ; et, bien sûr, accompagnement du projet des résidents, qui disposent tous d’un ergothérapeute référent. Le rôle du Samsah est d’accompagner un projet de vie, explique Yannick Vignaud, ergothérapeute et chef de service. Un accompagnement indissociable du travail en réseau, précise-t-il, car un projet, cela se construit d’abord avec la personne elle-même, mais aussi avec sa famille et/ou ses tuteurs, avec les tierces personnes qui sont présentes au quotidien et qui en sont, en quelque sorte, maîtres d’œuvre. Sans oublier les soignants du centre de rééducation dont sort la personne, puisqu’il s’agit d’intégrer un collectif. » « Cela n’a rien à voir avec une démarche d’orientation vers un établissement. Sans un vrai choix de la part du patient, l’expérience court à l’échec », insiste Hervé Delmas. « Avec qui est-ce que je me vois vivre ? Comment nous organiser ? Et mes journées, je vais en faire quoi ? Travailler, si mes séquelles me permettent d’intégrer le milieu protégé ? Peindre ? M’entraîner à prendre le bus pour aller au cinéma en ville ?… C’est à partir des réponses à ces questions, qui mettent souvent près d’un an à émerger, qu’un collectif se crée, et la maison qui va avec », commente Yannick Vignaud.
Chaque projet est spécifique, car adapté aux degrés d’autonomie des blessés habitant la maison et à leurs envies. Même si l’on peut distinguer trois grands types de structures : les premières servent de support à une réinsertion via le travail en milieu protégé, dans un Ésat de la banlieue bordelaise dédié aux traumas crâniens ; les secondes accueillent des cérébro-lésés dépendants ou semi-valides ; et les troisièmes, ou plutôt la troisième, accueillent cinq personnes en état pauci-relationnel. Ouverte en 2008, cette maison est située à Latresne, non loin du centre de Château Rauzé, et les tierces personnes qui accompagnent les blessés sont ici des aides-soignantes et non des auxiliaires de vie. « Même là, alors que ces cinq personnes ne peuvent quasiment pas faire un geste seules, alors qu’elles ne parlent pas, ou si peu, il est question de choix de vie. Certes, ces personnes ne se sont pas choisies entre elles, mais les familles ont opéré un vrai choix, insiste Yannick Vignaud. Et un gros travail a été mené avec elles pour imaginer des activités qui correspondent, autant que possible, aux goûts des uns et des autres. Avec Ludo, fan de voiture, l’équipe s’est rendue aux 24 Heures du Mans. Et, l’année dernière, tous sont partis en vadrouille au Pays basque. Inimaginable en institution ! Et pourtant tellement riche de mieux-être. »
En quinze ans, le projet « Maisons familiales » a fait du chemin. Et pris de l’ampleur. Rien qu’à Bordeaux, son développement mobilise de nouveaux acteurs : des associations d’aide à domicile s’investissent dans certaines maisons, alors qu’auparavant, seul TCA procédait ainsi ; tandis que, de son côté, l’association a étoffé son équipe– ergothérapeutes, infirmières… – afin d’être en mesure, dans certaines maisons, d’accompagner les résidents dans leur projet de vie, comme le fait le Samsah ailleurs. Mais, surtout, le concept essaime. Hervé Delmas et Rodolphe Peter ont créé une structure, l’Adams
1– La plupart des prénoms ont été modifiés
2– Service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés. Créés par décret en 2005, les Samsah ont pour vocation de contribuer à la réalisation du projet de vie des personnes suivies.
3– Agence de développement d’activités sociales et médico-sociales.
ÉLISABETH INFIRMIÈRE COORDINATRICE À TCA
« Les deux grands axes de mon travail dans les maisons familiales sont la coordination et la régulation. La coordination des équipes de tierces personnes d’abord – chaque semaine à Latresne, un peu moins souvent ailleurs. L’accompagnement des traumas crâniens est lourd de questionnements professionnels et nécessite de prendre régulièrement du recul. On fonctionne beaucoup sur le mode de l’échange de pratiques, à partir des problèmes rencontrés par les uns et les autres. Et régulation des « urgences » médico-sociales pouvant survenir, comme France, infirmière au Samsah, le fait dans d’autres maisons – un blessé qui s’alcoolise et dont les troubles de l’humeur s’accentuent, un autre chez qui une tierce personne a repéré une tache brune, synonyme de risque d’ulcère veineux. J’accompagne d’ailleurs souvent les blessés chez les médecins spécialistes. Si vous interrogez un « trauma crânien », il vous répondra toujours qu’il va bien. La conversation avec un spécialiste risque donc d’être épique ! Je fais aussi un peu de formation pour les tierces personnes – hygiène, épilepsie, fausses routes… »