L'infirmière Magazine n° 322 du 01/05/2013

 

CENTRES DE SANTÉ

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Le monde des centres de santé est en ébullition. Certains d’entre eux ferment, d’autres sont créés. On les critique pour leur manque de « rentabilité » ; ils réclament un meilleur financement de leurs activités. La qualité du travail qu’ils accomplissent, notamment infirmier, est cependant largement reconnue.

C’est une première. Depuis mi-avril, le centre municipal de santé (CMS) Gatineau-Sailliant à Gennevilliers (92), ouvre ses portes jusqu’à minuit. Cette nouvelle amplitude horaire autorisée par l’ARS Ile-de-France devrait contribuer à désengorger les urgences. Une décision révélatrice des contradictions qui animent le monde des centres de santé. D’un côté, on pointe leur fragilité économique, au point de s’interroger sur la viabilité de leur modèle ; de l’autre, ils restent un précieux recours pour améliorer l’accès aux soins. Pourtant, ces structures de proximité offrant toute une palette de soins ambulatoires (voir encadré p. 24) sont généralement méconnues. Il faut dire que les centres de santé constituent une nébuleuse. Les 1 700 centres répertoriés sous cette appellation affichent des activités qui peuvent être très différentes. On trouve des centres polyvalents (activités médicale et dentaire) et des centres médicaux – représentant environ un tiers des CMS, deux autres tiers étant constitués des centres dentaires et des centres de soins infirmiers. Eu égard à cette grande hétérogénéité, les CMS se distinguent également par leurs statuts. Un petit tiers d’entre eux sont mutualistes, soit 500 établissements (445 dentaires, 46 médicaux et polyvalents, et 24 de soins infirmiers). Ils emploient 2 830 professionnels de santé. Il est difficile de trouver des chiffres précis sur les autres types de structures. La Fédération nationale des centres de santé (FNCS) en totalise, par exemple, 200, soit municipales, soit associatives. Les centres de soins infirmiers, catégorie la plus importante, dépendent, eux, de pas moins de cinq fédérations et unions nationales, telles que la Croix-Rouge française, les ADMR et la Confédération des unions régionales des centres de santé infirmiers. Rassemblés, en majorité, depuis une vingtaine d’années, au sein du « Regroupement national des organisations gestionnaires de centres de santé », les « centres de santé » recouvrent donc des réalités très diverses.

Historiquement, pourtant, qu’ils soient mutualistes, municipaux, associatifs, congréganistes ou autres, tous ont pour point commun d’avoir été créés et portés par des acteurs soucieux de répondre aux besoins de certaines populations. « Après guerre, des mairies ont voulu faciliter l’accès aux soins dans ces zones ouvrières, notamment dans la petite couronne parisienne, explique Hélène Colombani, médecin dans les centres de santé municipaux de Nanterre et secrétaire générale de la FNCS. En effet, ces communes attiraient peu de médecins car les habitants vivaient plutôt dans des situations précaires. » Cet ancrage social fait le ciment des centres de santé, aussi dénommés centres médico-sociaux. On les trouve essentiellement dans les communes populaires autour des grandes agglomérations que sont Paris, Lyon, Grenoble, Marseille… et aussi dans des zones à dominante rurale (majoritairement vrai pour les centres dentaires et de soins infirmiers). L’autre élément fondateur de ces centres est le cadre réglementaire. On retiendra, parmi les textes les plus récents, la loi HPST, importante car elle redéfinit les obligations et missions de ces structures. Celles-ci doivent être créées et gérées par des organismes à but non lucratif. Elles dispensent, « principalement », précise le texte, des soins de premiers recours, mais œuvrent également dans les champs de la santé publique, de l’éducation à la santé, de l’action sociale… Elles sont autorisées à pratiquer des interruptions volontaires de grossesse par voie médicamenteuse. Enfin, point essentiel au regard des valeurs qu’elles portent, elles appliquent obligatoirement le tiers-payant sur les tarifs, qui ne peuvent être que de secteur 1.

Un accès aux soins facilité

L’étendue des missions des centres de santé, qui concernent donc les seuls centres polyvalents, l’implantation de ces derniers dans des quartiers dits en difficulté et l’obligation de pratiquer le tiers-payant (dont la gestion a un coût) expliquent à la fois leur spécificité et le débat actuel sur leur financement. Car, on l’aura compris, sans les subventions des gestionnaires portés jusqu’ici par les valeurs fondatrices des centres de santé, qu’il s’agisse de municipalités ou de mutuelles, l’équilibre de ces structures n’est pas atteint(2). Pour bien comprendre les enjeux du débat, ajoutons que la pénurie médicale auxquels sont confrontés certains territoires urbains comme ruraux et, l’une de ses conséquences, la réorganisation de l’offre de premiers recours créent un climat de tension entre partisans d’une santé de service public (parmi eux, les professionnels des centres de santé) et partisans de la conservation du modèle libéral français. « Face à la triple crise actuelle, démographique, sanitaire (avec des problématiques médicales bien plus complexes qu’il y a quarante ans) et économique (des usagers de plus en plus souvent contraints à renoncer aux soins et une baisse du financement du système de santé), les centres répondent à la majorité des problèmes », estime Éric May, médecin directeur des centres de Malakoff et président de l’Union syndicale des médecins de centres de santé (USMCS). Et d’énumérer, pour étayer son affirmation : le tarif opposable (« quand la dernière convention médicale sanctuarise les dépassements d’honoraires », dit-il); la pratique du tiers-payant et même du tiers-payant total pour certaines structures, garante d’une accessibilité sociale ; une pratique médicale collective, avec l’existence du dossier médical partagé ; les actions de prévention et de santé publique…

Un rôle pérennisé

Lors du dernier congrès national des centres de santé, en octobre dernier, Marisol Touraine, ministre de la Santé, semblait plutôt en accord avec cette façon de voir les choses : « Les centres de santé ont toute leur place dans l’organisation des soins. À la différence des gouvernements précédents, qui, depuis dix ans, ont tout fait pour les mettre en situation critique, je souhaite que la place des centres de santé soit pérennisée. » De belles paroles ? Peut-être. Il faut attendre le résultat – imminent dit-on – du rapport demandé par la ministre à l’Inspection générale des affaires sociales, chargée d’étudier les missions et le modèle économique des centres, pour savoir comment ce discours va se concrétiser. Particuliè­rement sur la question du financement, bien entendu. L’Agence régionale de santé d’Ile-de-France n’a pas attendu les conclusions de ce travail pour lister, en octobre 2012, les pistes d’« amélioration de leur organisation et de leur viabilité économique » à privilégier(2). Pour l’ARS, l’impact économique le plus significatif serait lié à l’augmentation du volume d’activité. À moyens constants, le « gain » serait de 22 % grâce, entre autres, à une baisse du nombre de rendez-vous non honorés et à une plus grande activité en imagerie. L’impact serait de 48 % si le taux d’occupation des cabinets médicaux était dopé par un accroissement des effectifs médicaux de 61 % en moyenne.

La Mutualité française vient, elle, de définir un « nouveau modèle économique » pour ses 500 centres de santé à travers un guide de bonnes pratiques. La grande idée qui y est développée est que « les centres de santé sont équilibrés lorsqu’ils allient des activités déficitaires et des activités excédentaires ». Ainsi, il est préconisé d’associer à la médecine générale (« qui ne peut s’équilibrer seule en l’état actuel des tarifs de la Sécurité sociale ») des consultations en dentaire, cardiologie, gynécologie ou ophtalmologie.

Sous l’angle économique

C’est dire si le débat se cristallise sur cette question. Avec, à chaque fois, des réactions négatives d’une partie des professionnels de santé. La FNCS s’est dite « très inquiète » à la lecture du rapport de l’ARS Ile-de-France. Ce travail « laisse supposer que pour un centre idéal, mais totalement virtuel, la seule “saine gestion” peut équilibrer une structure qui n’est vue que sous un angle économique sans intégrer les dimensions médicales et sociales qui lui sont consubstantielles », a considéré la fédération. La démarche initiée par la Mutualité française fait, elle, vivement réagir Dominique Eddi. « Très concrètement, ce nouveau modèle économique, ainsi théorisé, et la définition d’un niveau de rendement ont poussé le Grand Conseil de la mutualité (GCM) des Bouches-du-Rhône à proposer à ses 42 médecins généralistes un nouveau contrat de travail basé, en partie, sur un paiement à l’acte », explique ce médecin, vice-président du syndicat USMCS. Avec ses 33 collègues, il a refusé cette proposition, et ils ont été licenciés. Le GCM, premier réseau de soins privés à but non lucratif du département, a été placé en redressement judiciaire en novembre 2011. Le départ des médecins crée aujourd’hui une situation préoccupante d’offre de soins. Dominique Eddi et cinq autres praticiens exerçaient à Martigues et couvraient environ 20 % des besoins…

Au centre municipal d’Orly, il y a également de l’insatisfaction dans l’air… « Lors du dernier congrès des centres de santé, nous avons appris que l’ARS ne validerait pas le protocole de collaboration entre médecin et infirmière que nous avions présenté sur l’accompagnement des patients sous traitement anticoagulant, explique Noëlle Gamain, infirmière principale(3), qui a exercé pendant vingt-cinq ans en hôpital. C’est une grande déception, car nous n’avons vraiment pas ménagé nos efforts, et cela devait aboutir à une prise en charge financière de ce travail infirmier, qui est, il faut le dire, déjà effectué… »

Déception infirmière

Cette réalité ne concerne pas seulement le centre d’Orly. Et le problème de financement dépasse même très largement le seul cadre des coopérations quand on observe les tâches infirmières courantes.Très récemment, le travail des six infirmières des trois centres de santé de Nanterre a été décortiqué. « Les deux tiers de leurs activités ne sont pas rémunérées et sont donc à la charge des gestionnaires, en l’occurrence la commune, explique le Dr Hélène Colombani. Elles sont pourtant en première ligne pour répondre aux questions spontanées des patients, les orienter dans les consultations non programmées en cas de soins urgents ou solliciter directement le médecin pour un avis sur une demande de prise en charge, notamment pour le suivi des plaies. De nombreux problèmes qui, en d’autres lieux, auraient donné lieu à une consultation, sont ainsi réglés. ». Cette disponibilité à la population, dont une grande part est en difficulté, voire en grande difficulté sociale (voir encadré ci-dessus), et la pertinence de la réponse apportée par les centres de santé, Noëlle Gamain les revendiquent tout à fait : « Le travail important que nous menons en terme de prévention et d’éducation thérapeutique, avec les patients diabétiques notamment, est primordial. Notre démarche, aussi, est socialement essentielle. Nous recevons beaucoup de personnes seules, bénéficiaires de la CMU, de l’AME(4), et de nombreux Roms qui vivent dans des camps. Ici, ce n’est pas Neuilly-Passy ! En plus des problèmes médicaux, nous sommes confrontés aux difficultés socio-économiques, qui nous obligent à travailler en étroite collaboration avec les services sociaux. »

1– Selon une étude menée par l’ARS Ile-de-France sur 30 centres de santé, les subventions représentent entre 3 % et 35 % (13 centres se situant entre 15 et 25 %) de leurs recettes.

2– Rapport téléchargeable sur http://petitlien.fr/ 6h6f

3– Relevant du statut des fonctionnaires territoriaux, très peu d’infirmières de centres de santé ont le titre de cadre de santé.

4– AME : aide médicale d’État, un dispositif pour soigner les personnes étrangères en situation irrégulière.

PRATIQUE INFIRMIÈRE

DES TÂCHES DIVERSIFIÉES

À l’image des centres de santé protéiformes, l’activité des infirmières exerçant dans des centres de santé est très polyvalente. « Dans les deux centres de santé de Champigny, les neuf infirmières dispensent des soins courants, font des prélèvements au centre de dépistage anonyme et gratuit, mènent des actions à l’extérieur, pour vacciner ou pour animer des séances de sensibilisation auprès des enfants des écoles… », détaille Véronique Chartin, cadre de santé. Une activité proche de l’image que l’on a du « dispensaire », dénomination parfois préférée à celle de centre de santé, mais en décalage avec la réalité d’une pratique innovante. De nombreux centres ont mis au point, par exemple, des consultations infirmières dans le cadre des IVG médicamenteuses, pour accompagner les patients sous traitement anticoagulant ou pour les patients diabétiques… « Nous avons un travail plus diversifié qu’à l’hôpital, souligne Martine Vambana, infirmière à Nanterre après vingt-cinq ans à l’AP-HP. « L’âge, de 2 à 100 ans !, les pathologies très variées, des soins sans rendez-vous… Nous devons être très adaptables, sans parler de l’empathie dont nous devons faire preuve compte tenu des difficultés sociales rencontrées par la population. »

ENQUÊTE

PATIENTS PRÉCAIRES

Publiée en mai 2011 par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes)(1), l’étude Epidaure a ciblé la population de 21 centres de santé, de type médical et polyvalent. Elle confirme sa grande spécificité sociale.

→ Fréquentation des centres : les patients sont proportion­nellement plus nombreux à se déclarer inactifs (53 %) que dans la population générale (39 %). Quand ils sont actifs, ils sont plus nombreux à travailler à temps partiel (22 % contre 17 %) et sans l’avoir choisi (56 % contre 44 %). Les employés sont plus nombreux parmi les personnes recourant aux centres (31 % contre 22 %), et les ouvriers moins nombreux (6 % contre 20 %), hormis à Belfort.

→ On peut lire que « la part des patients recourant à la médecine générale et bénéficiant d’une assurance maladie complémentaire est plus faible en centres de santé (77 % contre 95 %), et ils sont proportionnellement plus nombreux à en bénéficier au titre de la CMU complémentaire (CMU-C) (16 % contre 6 %). Enfin, 46 % des personnes interrogées dans les centres déclarent un état de santé moyen à très mauvais, contre 29 % en population générale ».

→ L’étude estime que 63,5 % des personnes de l’échantillon recourant à des soins de médecine générale sont précaires ; elles ne sont que 38 % en population générale.

1– www.irdes.fr/Publications/2011/Qes165.pdf

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