L'infirmière Magazine n° 322 du 01/05/2013

 

PROFESSION

RÉFLEXION

Aujourd’hui, les infirmières ne sont « ni bonnes, ni connes, ni pigeonnes »(1). Il y a vingt-cinq ans, elles n’étaient « ni nonnes, ni bonnes, ni connes »(2). Mais encore… ? Identifions ce qui est aujourd’hui plutôt que ce qui n’est pas…

Le métier, ou la profession, d’infirmière – même le choix des termes est difficile –, qui bénéficie souvent de la bienveillance du grand public, reste en partie méconnu. Les causes en sont multiples. D’une part, il faut tenir compte des deux principales influences que ce métier a connues, militaire et religieuse, qui sont antagonistes. D’autre part, il faut garder à l’esprit les représentations que ces professionnelles appellent, allant de l’infirmière sanctifiée à la soignante érotisée. Qui plus est, la diversité des lieux d’exercice, qu’ils soient hospitaliers, extra hospitaliers (entreprises, centres de PMI…) ou en secteur libéral, et les fréquents croisements de parcours renforcent cette méconnaissance. La variété des compétences, également, allant de la prodigation des soins de base (hygiène et alimentation), qui constituent le socle des débuts de la profession, à la réalisation plus contemporaine d’actes techniques et de protocoles complexes y contribue aussi fortement. Il faut encore ajouter le fait que les souhaits des intéressées diffèrent fortement, ce qui s’est révélé lors des remous qui ont agité la profession lors de la création de l’Ordre national des infirmiers. Bien peu de métiers possèdent une pratique qui les amène à s’exercer dans une telle diversité, sans oublier, par ailleurs, l’hétérogénéité de l’âge et de l’état de santé des patients.

Cela n’est qu’un aperçu des raisons pour lesquelles il est difficile de caractériser la profession au-delà de la définition légale apportée par la loi n° 78-615 du 31 mai 1978, le dernier décret de compétence de 2002 et l’actuel succédané de diplôme exprimé en « grade » de licence. Pourtant, malgré cette complexité, il reste possible de décrire les qualités inhérentes au métier, intrinsèques au soin et, par extension, à la pratique soignante.

Réflexion

La réflexion n’est pas la première des qualités attribuées d’ordinaire aux infirmières. Leur légendaire dévouement la devance largement ! La réflexion est pourtant au cœur de leur pratique. Pour s’en convaincre, il faut se référer aux philosophes. En premier lieu, à Aristote. Dans Éthique à Nicomaque(2), il détaille la composition duale de la réflexion, à la fois intelligence exécutive et intelligence méditative. Dans un passé plus proche, Schopenhauer(3) parle en termes similaires de cette qualité recouvrant « raison et intuition », donnant un exemple concret dans le domaine de la construction : par intuition, il est possible de comprendre le fonctionnement d’une poulie ; en revanche, pour construire celle-ci, conceptualisation et abstraction sont nécessaires.

À la lumière de cette démonstration, qu’en est-il, alors, de la pratique infirmière ? L’une des difficultés, pour la soignante, réside bien dans la coexistence de ces deux aspects distincts de la réflexion. D’une part, son action est située dans l’instant de la réalisation du soin. Cela peut être à l’occasion d’une urgence, notamment dans le cadre hospitalier. L’infirmière devra recourir à des automatismes, à des gestes professionnels connus par cœur. Cela afin de ne pas perdre un temps souvent précieux. D’autre part, elle devra faire preuve de réflexion pour mettre en œuvre des prescriptions souvent évolutives, pour établir la surveillance d’un traitement, analysera aussi l’état fluctuant d’un malade… Sans oublier le processus qui lui fera élaborer un plan d’éducation pour la personne hospitalisée, son rôle de tutrice dans l’encadrement des étudiants infirmiers, celui d’organisatrice dans la gestion de son travail, la délégation et la surveillance de soins, dont elle a néanmoins toujours la responsabilité. L’infirmière est aussi parfois (sans doute regrettons-nous que cela ne soit pas plus fréquent) consultée pour avis dans des décisions thérapeutiques difficiles. Cette consultation a été et reste l’une de ses requêtes.

Chacune de ces attributions nécessite l’une ou l’autre, ou les deux composantes du processus de réflexion, qui donne, en outre, une unité certaine à la profession en termes de connaissances et de compétences.

Adaptation

L’adaptation découle directement de la réflexion. La pluralité des lieux d’exercice, notamment en pratique libérale, où l’infirmière doit parfois s’adapter à des conditions précaires, impose cette aptitude. L’évolution des pathologies, des thérapeutiques, de l’état d’un patient sur sa durée d’hospitalisation, tout cela concourt à cette obligation d’adaptation. La présence continue du personnel infirmier, dans toutes les trajectoires de vie, pathologiques ou non (infirmière en entreprise ou en milieu scolaire), l’astreint à cette capacité. En outre, l’évolution du système de santé, qui s’escrime à séparer le « care » du « cure » en ne prenant en compte que l’acte, dans le cadre de la T2A, a également rendu obligatoire cette qualité d’adaptation.

Responsabilité

Le soin infirmier se conçoit à la fois comme pratique et technique du soin, philosophie du soin et éthique du soin. L’infirmière est responsable de la qualité de son travail. Cette responsabilité s’exerce à plusieurs niveaux. Elle s’identifie dans l’immédiateté du soin : l’infirmière est responsable de ses actes et de leurs conséquences. Elle existe également, et la philosophie nous interpelle une nouvelle fois, face à la vulnérabilité du patient, qui, telle celle du petit enfant chez Jonas(4), oblige le soignant en le rendant responsable, autant que faire se peut, de la continuité de la vie. Un troisième aspect de la responsabilité soignante réside dans les comportements de l’infirmière face à la fragilité du système de santé, qu’il n’est pas possible, à l’heure actuelle, d’ignorer. En tant qu’acteur de la santé, elle doit contribuer à sa pérennité, ne pas oublier que chacun de ses actes a un coût pour la société et se montrer responsable en évitant les gaspillages, les mauvais usages de matériel, et diverses erreurs au-delà de la simple responsabilité juridique.

Sens relationnel

Une société en perte de repères existentiels, la hantise de la dépendance face à l’exigence de plus en plus prégnante d’autonomie, le désarroi du patient devant l’incursion faite dans son intimité sont, parmi d’autres, les raisons qui font se cristalliser des exigences relationnelles vis-à-vis de l’infirmière et auxquelles celle-ci doit répondre au mieux. La relation de soin est asymétrique. Cette asymétrie crée, pour le soignant, une obligation de qualité relationnelle dans laquelle toute son attitude doit favoriser l’échange, sachant que la souffrance, la douleur, la peur de la mort, la pudeur ne permettent sans doute pas de tout dire aisément… Le philosophe contemporain Paul Ricœur(5), notamment, incite à la sollicitude. L’attention, l’écoute ont, ainsi, remplacé la prière, devenue obsolète. L’accompagnement se concrétise également de manière plus technique, essentiellement suivant l’évolution de la société. Notre vision de la santé, aujourd’hui, ne correspond plus seulement à l’absence de pathologies(6). Au-delà de ses propres représentations, l’infirmière adapte ses savoirs, ses pratiques, sa communication et sa réflexion, afin de se rendre accessible à la personne soignée, quelle qu’elle soit.

La démonstration est faite qu’en caractéristique de leur métier et en complément de leurs diverses compétences pratiques et techniques, les infirmières possèdent des qualités de réflexion, d’adaptation, de responsabilité et de communication. Ces qualités complémentaires se constatent chaque jour dans une pratique professionnelle qui fait interagir le « care » avec le « cure » et non l’un au détriment de l’autre. Cette unité de la profession ne pourrait-elle pas permettre, alors, une reconnaissance du soin valorisée par une discipline en soins infirmiers ?

1- Marie-Anne Cloiseau est l’auteur d’un mémoire, Être infirmier(ère) en 2012, des mutations et des paradoxes. Une réflexion éthique entre désordre(s) et ordre(s). Il peut être téléchargé sur le site DUMAS, site du CNRS : http ://bit.ly/USww1m

2- Aristote, R. Bodéüs, Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004. (écrit vers 345 – 335 av. J.-C.). Chapitre VI sur « Les vertus intellectuelles ».

3- A. Schopenhauer (1788-1860), Le monde comme volonté et comme représentation (1817–1819), Paris, Librairie Alcan, 1912. « Livre premier, La représentation soumise au principe de raison suffisante : l’objet de l’expérience et de la science ».

4- H. Jonas, J. Greisch, Le principe de responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique, (1979). Paris, Flammarion, 2009.

5- L’œuvre de Paul Ricœur (1913-2005) est mondialement reconnue pour son engagement éthique et politique.

6- Préambule de la constitution de l’OMS en 1946.

MARIE-ANNE CLOISEAU

INFIRMIÈRE

→ IDE en 1981.

→ De 1981 à 1992, elle occupe différents postes à Limoges (87), Rochefort-sur-Mer (17) et dans la région parisienne, majoritairement en médecine générale.

→ En poste depuis 1992 à l’Institut Gustave-Roussy de Villejuif (94) (oncologie médicale, urologie, gastro-entérologie, hématologie conventionnelle et secteur protégé – greffes de moelle).

→ Elle passe un DU éthique et pratiques de la santé et des soins en 2009.

→ En 2012, elle obtient un Master en sciences humaines et sociales, mention philosophie pratique, spécialité éthique médicale et hospitalière(1).