PROFESSION
RÉFLEXION
Aujourd’hui, les infirmières ne sont « ni bonnes, ni connes, ni pigeonnes »
Le métier, ou la profession, d’infirmière – même le choix des termes est difficile –, qui bénéficie souvent de la bienveillance du grand public, reste en partie méconnu. Les causes en sont multiples. D’une part, il faut tenir compte des deux principales influences que ce métier a connues, militaire et religieuse, qui sont antagonistes. D’autre part, il faut garder à l’esprit les représentations que ces professionnelles appellent, allant de l’infirmière sanctifiée à la soignante érotisée. Qui plus est, la diversité des lieux d’exercice, qu’ils soient hospitaliers, extra hospitaliers (entreprises, centres de PMI…) ou en secteur libéral, et les fréquents croisements de parcours renforcent cette méconnaissance. La variété des compétences, également, allant de la prodigation des soins de base (hygiène et alimentation), qui constituent le socle des débuts de la profession, à la réalisation plus contemporaine d’actes techniques et de protocoles complexes y contribue aussi fortement. Il faut encore ajouter le fait que les souhaits des intéressées diffèrent fortement, ce qui s’est révélé lors des remous qui ont agité la profession lors de la création de l’Ordre national des infirmiers. Bien peu de métiers possèdent une pratique qui les amène à s’exercer dans une telle diversité, sans oublier, par ailleurs, l’hétérogénéité de l’âge et de l’état de santé des patients.
Cela n’est qu’un aperçu des raisons pour lesquelles il est difficile de caractériser la profession au-delà de la définition légale apportée par la loi n° 78-615 du 31 mai 1978, le dernier décret de compétence de 2002 et l’actuel succédané de diplôme exprimé en « grade » de licence. Pourtant, malgré cette complexité, il reste possible de décrire les qualités inhérentes au métier, intrinsèques au soin et, par extension, à la pratique soignante.
La réflexion n’est pas la première des qualités attribuées d’ordinaire aux infirmières. Leur légendaire dévouement la devance largement ! La réflexion est pourtant au cœur de leur pratique. Pour s’en convaincre, il faut se référer aux philosophes. En premier lieu, à Aristote. Dans Éthique à Nicomaque
À la lumière de cette démonstration, qu’en est-il, alors, de la pratique infirmière ? L’une des difficultés, pour la soignante, réside bien dans la coexistence de ces deux aspects distincts de la réflexion. D’une part, son action est située dans l’instant de la réalisation du soin. Cela peut être à l’occasion d’une urgence, notamment dans le cadre hospitalier. L’infirmière devra recourir à des automatismes, à des gestes professionnels connus par cœur. Cela afin de ne pas perdre un temps souvent précieux. D’autre part, elle devra faire preuve de réflexion pour mettre en œuvre des prescriptions souvent évolutives, pour établir la surveillance d’un traitement, analysera aussi l’état fluctuant d’un malade… Sans oublier le processus qui lui fera élaborer un plan d’éducation pour la personne hospitalisée, son rôle de tutrice dans l’encadrement des étudiants infirmiers, celui d’organisatrice dans la gestion de son travail, la délégation et la surveillance de soins, dont elle a néanmoins toujours la responsabilité. L’infirmière est aussi parfois (sans doute regrettons-nous que cela ne soit pas plus fréquent) consultée pour avis dans des décisions thérapeutiques difficiles. Cette consultation a été et reste l’une de ses requêtes.
Chacune de ces attributions nécessite l’une ou l’autre, ou les deux composantes du processus de réflexion, qui donne, en outre, une unité certaine à la profession en termes de connaissances et de compétences.
L’adaptation découle directement de la réflexion. La pluralité des lieux d’exercice, notamment en pratique libérale, où l’infirmière doit parfois s’adapter à des conditions précaires, impose cette aptitude. L’évolution des pathologies, des thérapeutiques, de l’état d’un patient sur sa durée d’hospitalisation, tout cela concourt à cette obligation d’adaptation. La présence continue du personnel infirmier, dans toutes les trajectoires de vie, pathologiques ou non (infirmière en entreprise ou en milieu scolaire), l’astreint à cette capacité. En outre, l’évolution du système de santé, qui s’escrime à séparer le « care » du « cure » en ne prenant en compte que l’acte, dans le cadre de la T2A, a également rendu obligatoire cette qualité d’adaptation.
Le soin infirmier se conçoit à la fois comme pratique et technique du soin, philosophie du soin et éthique du soin. L’infirmière est responsable de la qualité de son travail. Cette responsabilité s’exerce à plusieurs niveaux. Elle s’identifie dans l’immédiateté du soin : l’infirmière est responsable de ses actes et de leurs conséquences. Elle existe également, et la philosophie nous interpelle une nouvelle fois, face à la vulnérabilité du patient, qui, telle celle du petit enfant chez Jonas
Une société en perte de repères existentiels, la hantise de la dépendance face à l’exigence de plus en plus prégnante d’autonomie, le désarroi du patient devant l’incursion faite dans son intimité sont, parmi d’autres, les raisons qui font se cristalliser des exigences relationnelles vis-à-vis de l’infirmière et auxquelles celle-ci doit répondre au mieux. La relation de soin est asymétrique. Cette asymétrie crée, pour le soignant, une obligation de qualité relationnelle dans laquelle toute son attitude doit favoriser l’échange, sachant que la souffrance, la douleur, la peur de la mort, la pudeur ne permettent sans doute pas de tout dire aisément… Le philosophe contemporain Paul Ricœur
La démonstration est faite qu’en caractéristique de leur métier et en complément de leurs diverses compétences pratiques et techniques, les infirmières possèdent des qualités de réflexion, d’adaptation, de responsabilité et de communication. Ces qualités complémentaires se constatent chaque jour dans une pratique professionnelle qui fait interagir le « care » avec le « cure » et non l’un au détriment de l’autre. Cette unité de la profession ne pourrait-elle pas permettre, alors, une reconnaissance du soin valorisée par une discipline en soins infirmiers ?
1- Marie-Anne Cloiseau est l’auteur d’un mémoire, Être infirmier(ère) en 2012, des mutations et des paradoxes. Une réflexion éthique entre désordre(s) et ordre(s). Il peut être téléchargé sur le site DUMAS, site du CNRS : http ://bit.ly/USww1m
2- Aristote, R. Bodéüs, Éthique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004. (écrit vers 345 – 335 av. J.-C.). Chapitre VI sur « Les vertus intellectuelles ».
3- A. Schopenhauer (1788-1860), Le monde comme volonté et comme représentation (1817–1819), Paris, Librairie Alcan, 1912. « Livre premier, La représentation soumise au principe de raison suffisante : l’objet de l’expérience et de la science ».
4- H. Jonas, J. Greisch, Le principe de responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique, (1979). Paris, Flammarion, 2009.
5- L’œuvre de Paul Ricœur (1913-2005) est mondialement reconnue pour son engagement éthique et politique.
6- Préambule de la constitution de l’OMS en 1946.
INFIRMIÈRE
→ IDE en 1981.
→ De 1981 à 1992, elle occupe différents postes à Limoges (87), Rochefort-sur-Mer (17) et dans la région parisienne, majoritairement en médecine générale.
→ En poste depuis 1992 à l’Institut Gustave-Roussy de Villejuif (94) (oncologie médicale, urologie, gastro-entérologie, hématologie conventionnelle et secteur protégé – greffes de moelle).
→ Elle passe un DU éthique et pratiques de la santé et des soins en 2009.
→ En 2012, elle obtient un Master en sciences humaines et sociales, mention philosophie pratique, spécialité éthique médicale et hospitalière