L'infirmière Magazine n° 323 du 15/05/2013

 

PRISE EN CHARGE DES SANS-ABRI

RÉFLEXION

Médecin de santé publique et consultante indépendante, Chantal Mannoni a beaucoup travaillé sur la question de la prise en charge des personnes sans abri. Elle allie une grande expérience de terrain à une expertise de recherche.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : On parle de SDF, mais quelle population se cache derrière ce sigle froid ?

CHANTAL MANNONI : On a tenté de faire un essai de classification, car, sous ce terme générique, les réponses méritent d’être affinées, la population étant très diverse, allant de la personne se trouvant totalement à la rue à celle qui vit parfois en hébergement d’urgence, en passant par une autre qui habite un logement extrêmement précaire… En réalité, SDF ne veut rien dire ! L’expression induit un imaginaire assez décalé par rapport au monde médical, donc un paradoxe et un amalgame qui, en plus de n’être pas juste, n’est pas opérant, pas aidant. Par exemple, si l’on part de l’expérience des intervenants sur le terrain, on voit bien qu’il y a un double mouvement de rajeunissement et de vieillissement de ces populations. Mais, si le phénomène est visible, il n’est pas scientifiquement documenté. Or, pour être au plus près des besoins médicaux de ces personnes, il faut mieux les comprendre.

L’I. M. : Quelles sont les principales pathologies générées par la rue ?

C. M. : D’abord, il faut être conscient que, dans les revues de littérature scientifique, on ne s’intéresse pas aux populations SDF. Ensuite, comprendre qu’il y a les pathologies visibles, et les invisibles. On peut citer, parmi les premières, les pathologies traumatiques, les nombreuses plaies, liées aux violences, aux agressions générées par la vie dehors. Les problèmes de peau, aussi, tels que des dermatoses surinfectées, d’hygiène, ou encore métaboliques ; de nombreux sans-abri, notamment, sont diabétiques, et autant dire que soigner une maladie chronique telle que le diabète quand on est à la rue s’avère quasi impossible. Il y a encore des hépatites, des tuberculoses, et nombre de pathologies que l’on n’a même pas identifiées. De même que l’on ne sait presque rien sur les pathologies touchant les femmes sans abri. Autre grave problème, la santé mentale, avec ce lien compliqué entre cette dernière et la rue. Ainsi, les suicides, chez les SDF, sont beaucoup plus fréquents que dans la population générale. En revanche, établir un lien systématique entre la vie à la rue et la prise d’alcool ou de psychotropes relève du mythe, d’une idée reçue. Certes, le phénomène existe, mais, une fois de plus, aucune étude scientifique précise ne permet d’affirmer qu’il est plus présent que dans la population générale, ou encore que la rue l’entraîne nécessairement.

L’I. M. : Pouvez-vous brosser un tableau général de la prise en charge médicale et soignante des sans-abri ?

C. M. : On trouve un peu de tout, selon une logique de territoires ; il est évident que certains sont mieux pourvus que d’autres. Dans quelques régions, fonctionnent des équipes de rue, parfois à forte orientation psychiatrique, des centres de santé… Mais le recours aux urgences reste souvent la seule possibilité, le seul lieu de prise en charge, loin, bien loin d’être adapté aux besoins des sans-abri ! Elles ne sont tout simplement pas faites pour ça. De même, les permanences d’accès aux soins de santé (Pass), prévues par la loi de juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions et censées faciliter l’accès aux personnes démunies, restent très aléatoires.

L’I. M. : Certaines régions sont-elles mieux loties que d’autres ? Y a-t-il des expérimentations réussies ?

C. M. : Des villes comme Paris, Toulouse, Marseille et Lille expérimentent le « Housing First » (un logement d’abord)(1). Certaines structures de soins gratuites, pilotées par des ONG comme le Samu social, offrent un meilleur accès aux médicaments. D’autres villes, plutôt rares, font appel à des équipes mobiles de psychiatrie, qui vont au-devant des gens lorsqu’il y a une rupture dans le parcours de soins ; c’est positif, dans le sens où cela permet de rapprocher ce public de l’institution médicale. D’une manière générale, dans les territoires où l’on trouve des intervenants de rue, c’est-à-dire un véritable travail de proximité, la prise en charge s’avère nettement plus efficace. Les équipes mobiles mises en place par des associations de citoyens, ou par le Samu social, la Croix-Rouge, le Secours populaire ou même, dans des cas plus rares, mises à disposition par des services hospitaliers, effectuent un travail très positif en cela qu’elles créent du lien. À l’inverse, au sein d’hôpitaux souvent surchargés, les infirmières et les médecins ne savent pas comment prendre en charge les sans-abri. Le milieu hospitalier en a une vision tronquée, et chacun va se « refiler la patate chaude ». D’ailleurs, souvent, les soignants ne voient même pas ces personnes, car elles ont été filtrées à l’entrée. L’hôpital les ignore-t-il ? Oui. La logique de l’hospice d’autrefois n’existe plus du tout. Pourtant, la question des missions auxquelles l’hôpital doit répondre aujourd’hui ne peut plus être évitée ! Les infirmières pourraient jouer un rôle primordial, ne serait-ce qu’en apportant de la bienveillance. Au lieu de cela, elles se retrouvent obligées de faire au mieux dans un système rempli de contraintes.

L’I. M. : Quel est le principal obstacle à une meilleure prise en charge ?

C. M. : Ce sont les absurdités, les complexités administratives inutiles, les contradictions entre le droit et la société, qui excluent. En France, pour accéder à ses droits (droits sociaux, couverture maladie…), la première condition est d’avoir une adresse. Les centres communaux d’action sociale (CCAS) et certaines associations sont agréés pour domicilier un individu, mais c’est une étape compliquée, avec énormément de documents à fournir. Résultat : les personnes finissent par y renoncer et sont radiées d’office. D’autre part, pour une bonne partie, les sans-abri ne sont tout simplement pas informés de leurs droits, comme celui d’obtenir la couverture maladie universelle (CMU) ou l’aide médicale d’État (AME). Ces obstacles entraînent de nombreuses ruptures dans le parcours de soins.

L’I. M. : Y a-t-il d’autres raisons à l’absence de recours aux soins d’une partie de ces populations ?

C. M. : Il faut avant tout bien garder à l’esprit ce qui préside à la logique du recours aux soins : celle-ci va dépendre des droits que l’on a ou pas, et des priorités du quotidien. Dans le cas d’une personne sans abri, sans ressources, la priorité, c’est le logement et la nourriture. Ensuite, on doit comprendre que si, dans la plupart des structures d’hébergement, on trouve des assistantes sociales, encore faut-il avoir accès à ces structures. Et qu’une fois l’accès ouvert, il ne faut pas être découragé par la complexité des démarches. Beaucoup lâchent prise, non pas parce qu’ils se désintéressent de leur santé mais parce que le parcours de soins est trop compliqué. Par exemple, selon les départements, on ne retrouve pas les mêmes aides, ou bien encore l’on est confronté à des médecins ou à des pharmaciens qui refusent des patients bénéficiant de la CMU et de l’AME. Comment se fait-il qu’un médecin, qui a prêté serment, refuse de prendre en charge une partie de la population ? Certains ne savent pas, et ne veulent pas savoir, comment fonctionne un dispositif comme la CMU, ils restent persuadés qu’ils ne seront pas payés… Le principe « soigner quel que soit l’état des droits de la personne » est loin d’être respecté par tous les soignants. C’est un constat dérangeant, mais qui nous renvoie à une impuissance, non seulement du système tel qu’il est, mais, plus globalement, de la société, où le niveau de solidarité baisse considérablement, où les individus se replient sur eux-mêmes. Or, le système associatif, qui reste le plus actif dans la prise en charge des sans-abri, ne peut pas pallier les manques du droit, du système. Pour être efficace, il faut pouvoir croiser les approches – celles de soignants, d’éducateurs, de psychologues, de bénévoles… –, et, ainsi, mailler les compétences.

1– Expérience inspirée de programmes menés dès le début des années 2000 aux États-Unis et au Canada, concernant, en France, 400 personnes atteintes de troubles mentaux, pour un budget de plusieurs millions d’euros, et qui part du postulat que la qualité de vie, et donc la santé, s’améliorent d’abord en ayant un toit.

ALLER PLUS LOIN

→ Le rapport annuel de Médecins du monde.

→ Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Patrick Declerck, Éditions Plon, collection « Terre humaine », 2001. L’anthro-pologue, psychanalyste et philosophe, créateur de la première consultation d’écoute des personnes sans abri, a passé de nombreuses années en immersion auprès d’eux.