UHSA DU VINATIER
REPORTAGE
Ouverte depuis trois ans, l’UHSA du Vinatier, près de Lyon, accueille des détenus atteints de troubles psychiatriques. Cette « structure médicale avec sécurité périmétrique » reste un lieu de soins où, pas à pas, les soignants tentent de soulager de brûlantes souffrances.
Il a de grands yeux clairs, d’un bleu presque translucide, où perce la fatigue, intense. Un regard qui parfois s’écarquille, puis très vite se baisse, se perd. Souffrance contenue, poings serrés, Benoît
Aujourd’hui, on compte en France cinq UHSA
Nichée au fond du parc du Vinatier, l’UHSA a pourtant l’apparence d’une prison. Un chemin de ronde longe ses hauts murs d’enceinte renforcés de barbelés. À l’entrée, un poste de garde aux vitres blindées et un détecteur de métaux. À l’intérieur, 35 surveillants de l’administration pénitentiaire chargés d’assurer la sécurité périmétrique des lieux, la gestion du greffe et des parloirs. Mais, passé une grille et une zone « neutre », patients et soignants sont « en territoire hospitalier », comme le souligne le capitaine Jean-Christophe Wiart, surveillant. Ici, ce sont les soignants qui ont les clés des chambres. Les couloirs sont certes dotés de caméras, mais « on les oublie vite », commente Élise, infirmière. « Les surveillants ne peuvent intervenir que dans deux cas. Soit pour fouiller les chambres et sonder les barreaux, soit, selon un protocole désormais rodé, en cas d’appel d’urgence de l’équipe soignante, équipée de talkies-walkies géolocalisables. Mais cela arrive trois à quatre fois par mois, lorsque l’on ne réussit plus, par exemple, à maîtriser un patient menaçant, voire violent, ou si l’un d’eux s’est enfermé dans sa salle de bains », précise Corinne, cadre de santé d’une des trois unités de l’UHSA.
Bien sûr, les 35 agents de l’administration pénitentiaire et les 114 membres de l’équipe de soins – médecins, infirmiers, aides-soignants, ASH, psychologues, psychomotricienne, arthérapeute, ergothérapeute, assistante sociale, éducateur sportif… – ont dû apprendre à travailler ensemble. Pour cela, la formation a joué à plein. Formations clinique et judiciaire, journée partagée sur le thème de la sécurité… « Sans compter, pour les premiers infirmiers arrivés, un stage d’immersion d’une semaine en service médico-psychiatrique régional et, pour les aides-soignantes, un stage en unité de soins intensifs psychiatriques », souligne Corinne. Aujourd’hui encore, des tables rondes communes rythment la formation continue. Les trois cadres de santé et les cinq premiers surveillants se réunissent tous les matins pendant une demi-heure pour gérer le quotidien – arrivées et sorties, transferts… « Au fil des jours, soignants et surveillants, aux objectifs et aux cultures si différents, s’apprivoisent. On apprend beaucoup », commente Pascal, surveillant. Naïma, infirmière, sourit : « Effectivement, le temps passant, les surveillants ont appris à dire “patients” et non “détenus”, voire à accoler un “monsieur” ou “madame” au nom de chacun. »
Et les soignants ? Oublient-ils, eux, que les patients sont aussi détenus ? « En un sens, oui, explique Naïma. Certes, lorsqu’ils arrivent, on a leur fiche pénale, on sait ce qu’ils ont fait. Mais, très vite, cela passe au second plan. » Paradoxal ? Peut-être. Pas tant que ça, soulignent les soignants. « Après tout, ces hommes et ces femmes ne sont pas là en raison de leurs actes, mais bien parce qu’ils sont en souffrance. C’est cette souffrance que nous, soignants, nous accompagnons. L’acte qu’ils ont commis, ce n’est pas notre affaire, sauf dans la mesure où il est imprégné de la pathologie », souligne Élise. « Les parcours d’auteurs de violences sexuelles sur mineurs, de jeunes mineurs dont l’entrée en schizophrénie se fait sur le mode destructeur du passage à l’acte criminel, ou de mères infanticides dont le geste fait forcément écho à notre propre maternité, sont complexes à accompagner quand on est soignante mais aussi mère », reconnaît Anne, infirmière. « En la matière, chacun a sa propre limite. Étonnante parfois, d’ailleurs », ajoute Corinne, évoquant le cas d’une infirmière se reprochant presque d’être capable de soigner un homme auteur de violences sexuelles sur des enfants qui avaient l’âge des siens. Par ailleurs, constate David, infirmier, « contrairement à ce que beaucoup croient, y compris certains collègues d’autres services, il n’y a pas 20 Hannibal Lecter à l’UHSA ». Les statistiques le disent d’ailleurs : seuls 36 % des patients accueillis sont détenus en raison d’une procédure criminelle, 64 % pour un acte jugé en correctionnelle. Bien sûr, le risque existe et les soignants travaillent d’ailleurs, en principe, en binôme. « Mais le risque est inhérent au soin. A mon avis, il est même moindre ici qu’en unité d’entrée de psychiatrie, où les soignants sont 2 ou 3 pour 25 à 30 patients agités, quand, ici, nous sommes 5 soignants par unité de 20 patients », note Corinne.
« En fait, souligne Lucas, infirmier, pour travailler ici, il faut, comme dans tout service de psychiatrie, être au clair avec soi-même. Sans cela, difficile de trouver la juste distance avec chaque patient, de parer aux mécanismes de projection, de clivage, de déni à l’œuvre dans les tableaux cliniques difficiles. » À cet égard, explique-t-il, la cohésion d’équipe et les supervisions avec une psychologue sont essentielles. Indispensables même pour accompagner des patients à la souffrance brûlante. Certains ne resteront que quelques jours, d’autres de longs mois – c’est selon. Pour faciliter de tels soins, l’UHSA est structurée en trois unités de 20 lits, dont une chambre d’isolement par unité. « L’unité C est réservée à l’accueil et à l’observation des pathologies nécessitant une prise en charge intensive, des malades difficiles et/ou avec troubles importants du comportement. L’unité B, spécialisée dans les soins individualisés, accueille quelques épisodes aigus, des patients en état limite nécessitant une protection particulière, ainsi que les femmes et les mineurs. Et l’unité A, service de soins collectifs, est axée sur la préparation à la sortie, synonyme, pour la majorité, de retour à la prison », explique Ève Bécache. Chaque unité a son projet, adapté aux besoins de ceux qu’elle accueille. « Ici, à l’unité A, où les patients sont globalement stabilisés, nous travaillons beaucoup par le biais du groupe, sur la compliance, l’alliance thérapeutique. Nous pouvons rappeler à un patient qu’il est important de ne pas oublier de se doucher. En haut, dans les unités B et C, les patients ne sont pas toujours en état d’entendre cette incitation – la priorité est d’apaiser la crise, d’éviter les tensions, les frustrations. L’accompagnement soignant y est nécessairement plus individuel et davantage cadré », décode Sandrine, infirmière. Projets d’unité et projets individuels se conjuguent donc pour accompagner les besoins propres de chaque patient. Même si l’exigence première est commune : « Rompre l’isolement relationnel dû à la maladie et aggravé par la détention », comme le souligne Ève Bécache. « Pour cela, il faut de la patience, de la passion et du temps, tant le prisme de la psychose, le délire schizophrène, histrionique, ou la paranoïa tordent la réalité », commente Lucas.
Contenir et rassembler le psychotique morcelé – y compris, souvent, par le biais d’un séjour en chambre d’isolement –, l’apprivoiser grâce à un regard ou une parole. Tisser une relation de confiance, fil ténu entretenu au détour d’entretiens avec des médecins, des psychologues et parfois des infirmiers. Pas à pas, les soignants tentent de ramener chaque patient à une réalité qui lui était insupportable. Le cheminement est chaotique, progressif, à l’image des sorties dans la cour, qui se font d’abord individuellement, puis en petits groupes. Ou de l’investissement dans les différents ateliers et groupes thérapeutiques, intra ou interunités, mis en place par l’équipe. À l’unité C, le dimanche, on prépare à deux ou trois des crêpes lors d’un « goûter gourmand ». À l’unité A, on s’affaire en groupe lors des repas thérapeutiques pris en commun dans la semaine. Ensemble, on échange sur la portée morale d’un geste lors de l’atelier « Qu’en dit-on ? » animé par une des psychologues. Durant l’atelier danse, dirigé ce matin par Justine, psychomotricienne, Naïma, infirmière et Vincent, aide-soignant, on se défoule, on éprouve les limites de son corps, on est avec les autres lors d’une chorégraphie endiablée. Avec Julie, arthérapeute, on renoue avec l’estime de soi et le plaisir de créer en travaillant sur un dessin, une sculpture. « Au point d’avoir eu envie de reprendre les cours », commente Damien, du haut de ses 18 ans.
« Ramener au monde et aux autres les patients que nous accueillons, voilà ce qui nous tient », commente Anne, infirmière. La prise en charge a tout de l’exercice d’équilibriste, tant les troubles psychiatriques exacerbés, voire provoqués par la prison, sont ici prégnants. L’équipe, est parfois impuissante face à la violence et à la douleur qui se répandent, contre les autres ou contre soi-même. Depuis sa création, l’UHSA a ainsi vécu deux suicides. « Deux moments sidérants, souligne Lucas, ému. On sait, on sent que ça ne va pas. On rapproche la surveillance. Et malgré tout, cela arrive. »
Mais il y a eu aussi les premiers cours de français de Damien au parloir, la permission de Robert, accompagné en ville par Naïma et Sonia, assistante sociale, les éclats de rire retrouvés de Laure… Autant de parcours de soins, tragiques ou plus heureux, avant la sortie, qui, dans 90 % des cas, signifie retour en prison. Elle a toujours lieu sur décision médicale, lorsque les souffrances se sont atténuées, que l’image de soi et une certaine capacité à gérer les règles de vie collective ont été restaurées. Alors, l’UHSA, une goutte d’eau, coûteuse
1– Tous les prénoms des patients ont été modifiés.
2– Les autres UHSA actuellement ouvertes se situent à Toulouse (31), Nancy (54), Fleury-les-Aubrais (45) et Villejuif (94).
3– Voir L’Infirmière Magazine n° 276.
4– 20 millions d’euros pour la construction, et 9 millions de budget de fonctionnement annuel.