L'infirmière Magazine n° 326 du 01/07/2013

 

FORMATION CONTINUE

L’ESSENTIEL

PASCALE THIBAULT  

Comme le souligne le bilan du programme de prise en charge de la douleur 2006/2010, la prise en considération de la douleur chez les patients atteints d’une pathologie mentale a pris un retard important. Les raisons en sont nombreuses : multiplicité des pathologies psychiatriques ; modifications des ressentis et de l’expression de la douleur pour certains patients, rendant son évaluation plus complexe ; déni de la douleur somatique par les soignants de psychiatrie ; insuffisance de la prise en compte du corps en psychiatrie… Afin d’aider les professionnels de santé accueillant des personnes atteintes d’une pathologie mentale à accompagner celles-ci dans le soulagement de leurs douleurs, ce dossier propose d’analyser les difficultés d’évaluation, d’identifier les moyens les mieux adaptés pour les appréhender, et de présenter les méthodes thérapeutiques disponibles.

1. DÉFINITIONS

« La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle ou décrite en termes d’un tel dommage » (Iasp 1979). C’est une expérience subjective, même si toutes les recherches actuelles menées dans les domaines médical et des neurosciences cherchent à l’objectiver(1). La douleur comprend quatre composantes : sensorielle, affectivo-émotionnelle, cognitive et comportementale. Chacune de ces composantes ne s’exprime pas de façon identique chez tous les individus. Par exemple, un retard intellectuel aura une incidence sur la composante cognitive ; une atteinte corporelle empêchera ou limitera l’expression de la composante comportementale. De ce fait, en fonction du retentissement d’une pathologie mentale, l’expression de la douleur peut présenter de grandes variations selon les personnes. Ces limitations ont parfois laissé penser que les personnes atteintes de troubles psychiatriques ne ressentaient pas la douleur. Cette croyance a été la cause d’un retard de la prise en considération des douleurs éprouvées par les patients soignés pour troubles psychiatriques (voir p. 38). De son côté, l’Iasp(2) a précisé, en 2001, que « l’incapacité à communiquer verbalement ne nie d’aucune façon la possibilité qu’un individu éprouve de la douleur et qu’il ait besoin d’un traitement approprié pour soulager sa douleur ».

2. PATHOLOGIES PSYCHIATRIQUES ET EXPRESSION DE LA DOULEUR

Compte tenu de l’extrême variété des syndromes que recouvrent les termes « troubles psychiatriques » et « maladie mentale », il est souhaitable de tenir compte du diagnostic psychiatrique pour identifier l’expression de la douleur. Ainsi, un patient atteint de schizophrénie peut être douloureux du fait d’une fracture ou d’un infarctus du myocarde, une patiente souffrant de troubles dépressifs présentera un tableau de douleurs chroniques sans atteinte corporelle clairement identifiable. Tous deux souffrent de troubles psychiatriques, expriment des plaintes douloureuses qui nécessitent une prise en charge adaptée, très différente pour chacun tant sur le plan de l’évaluation de la douleur que de la réponse thérapeutique.

Douleur et dépression sévère

Dépression et douleurs sont souvent associées chez les patients : « On estime à 20 % le nombre de patients se rendant en consultation spécialisée douleur qui souffrent d’un syndrome dépressif caractérisé, qu’il faudra donc traiter simultanément à la douleur »(4), et « 50 % des patients présentant une dépression majeure ressentent des douleurs (céphalées, douleurs abdominales, musculo-squelettiques) »(5). S’il n’est pas évident d’identifier si la douleur est à l’origine de la dépression ou si la dépression favorise l’existence de douleurs, il semble toutefois que ce soit plus souvent la douleur qui précède la dépression. Elle serait davantage une conséquence d’un syndrome douloureux mal pris en charge qu’une cause de la douleur. De plus, sur les plans biologique et physiologique, plusieurs neurotransmetteurs et plusieurs structures du système nerveux central jouent un rôle tant dans le domaine de la douleur que dans celui de l’humeur, ce qui pourrait expliquer les effets positifs de certaines thérapeutiques médicamenteuses ou non médicamenteuses sur ces deux symptomatologies.

Douleur et autisme

L’autisme est une maladie complexe du développement du système nerveux central. Compte tenu des connaissances actuelles, son origine semble provenir de plusieurs causes (composantes environnementales et génétiques). Les personnes qui en sont atteintes présentent divers symptômes déficitaires : altération des interactions sociales, de la communication, comportements répétitifs et stéréotypés. L’autisme est souvent associé à un retard mental, une hyperactivité, un déficit attentionnel, des atteintes motrices, des troubles du sommeil. Malgré des observations mettant en évidence une réelle analgésie (absence de réflexe de retrait à la douleur, absence de protection des zones douloureuses ou de positions antalgiques), les études orientent désormais vers le fait que les personnes atteintes de troubles autistiques présenteraient un mode d’expression à la douleur différent et non une hypoalgésie, comme cela a longtemps été envisagé. Plusieurs composantes neurochimiques en cause dans l’autisme sont aussi impliquées dans les mécanismes de contrôle de la douleur. Des études complémentaires sont nécessaires pour mieux identifier les spécificités du retentissement de la douleur chez les patients atteints d’autisme. Lors de l’évaluation de la douleur, la composante cognitive doit être prise en considération de façon spécifique pour chaque individu en raison des déficits des patients dans ce domaine. Notons qu’ils présentent fréquemment des pathologies digestives (reflux gastro-sophagien, constipation, spasmes abdominaux) entraînant des douleurs. Elles sont à prendre en compte, car les patients sont, en général, dans l’incapacité de s’en plaindre, comme de comprendre la notion de soulagement. En l’absence de directives thérapeutiques spécifiques de traitement des douleurs, les préconisations concernant la population générale doivent s’appliquer. En cas d’impossibilité absolue de pratiquer une évaluation à l’aide d’un outil, un essai thérapeutique associé à une évaluation des signes observables doit être proposé.

Douleur et schizophrénie

D’après le DMS, la schizophrénie est une affection caractérisée par un ensemble de signes particuliers, incluant au moins 30 jours de symptômes issus de la phase active (c’est-à-dire une phase caractérisée par des idées délirantes, des hallucinations, un discours désorganisé, un comportement grossièrement désorganisé ou catatonique, et/ou des symptômes négatifs). Si chaque patient présente un « arrangement » particulier de symptômes, ceux-ci sont associés à un changement neurochimique et neurobiologique du système nerveux central. La différence apparente devant la sensibilité à la douleur (ils se plaignent peu ou pas de douleurs, même lors de blessures graves) pourrait expliquer le faible recours aux soins curatifs associé à une surmorbidité et à une surmortalité dans cette population (infarctus du myocarde, occlusion intestinale). On manque d’études pour analyser les causes de cette différence de sensibilité, malgré plusieurs hypothèses de facteurs liés à la maladie (modification de la composante émotionnelle, de la perception de la douleur en raison de symptômes tels que les hallucinations ou les idées délirantes, entraînant une attribution erronée du message nociceptif).

Une autre hypothèse avance que l’association des déficits cognitifs influe sur l’expression de la douleur ; entraîne une absence de lien entre douleur vécue et expériences antérieures ; un délai généralisé dans le traitement de l’information, en lien avec les symptômes moteurs ; des changements au niveau de l’humeur. Pour les auteurs, « toutes les hypothèses demeurent valables et doivent être explorées pour pouvoir émettre des conclusions claires et définitives ». Tous soulignent les conséquences du retard de perception de la douleur chez les sujets atteints de schizophrénie et insistent sur la nécessité d’adapter les pratiques cliniques(6).

3. DIFFICULTÉS ET FREINS À LA PRISE EN CHARGE

Il n’est pas rare d’entendre encore des soignants de secteur psychiatrique dire : « Pour nos patients, nous ne sommes pas concernés par la douleur physique, ce dont ils souffrent, c’est de douleur morale ou psychique » ; « Nous, la douleur physique, ça ne nous concerne pas, nous nous occupons de la souffrance psychique des patients » ; ou « Dans nos services, il n’y a pas de douleur, il y a de la souffrance ».

Une prise de conscience tardive

Plusieurs raisons expliquent ces positions et le retard pris dans la prise en considération de la douleur chez les personnes atteintes de troubles psychiatriques.

En premier lieu, la compréhension du fonctionnement de l’être humain, depuis Descartes, s’est développée sur le principe de dichotomie entre le corps et l’esprit. La médecine occidentale s’est appuyée, jusqu’à une période récente, sur ce principe. Les soignants ont, de ce fait, appris à travailler dans des domaines très cloisonnés, ignorant le plus souvent l’individu dans sa globalité. L’entrée récente des médecins somaticiens dans les établissements de santé mentale et la présence fréquente de psychiatres dans les unités de prise en charge de la douleur modifient fondamentalement la vision des situations cliniques des patients. Cette prise en charge interdisciplinaire oriente les travaux de recherche vers une prise en compte plus globale des difficultés des patients.

Depuis le début du XXIe siècle, les travaux des neurosciences permettent de mieux comprendre les liens entre le cerveau et le corps, confirmant le plus souvent ce que les observations cliniques mettaient en évidence. Toutefois, le retard à combler est important, et il demeure difficile encore aujourd’hui d’apporter les preuves des liens entre un trouble organique et son retentissement psychique et inversement.

Rappelons qu’a longtemps perduré une vision de la folie qui laissait à penser que « les fous peuvent supporter indéfiniment les misères de l’existence ».L’individu présentant des troubles du comportement est alors considéré comme semblable à l’animal et peut, de ce fait, supporter la douleur. Cette vision entraînera une prise de conscience tardive de l’intérêt à porter à la douleur et à la souffrance de ces malades.

Les études ayant apporté la « preuve de la non–sensibilité » des schizophrènes à la douleur ont engendré un retard important dans la prise en considération de la douleur de ces patients. Ces travaux ont également eu pour conséquence d’amener les soignants à interpréter tout changement de comportement ou tout incident vécu par un patient atteint de troubles psychiatriques au regard de sa pathologie mentale, ignorant le retentissement corporel d’une atteinte physique ou le retentissement physique d’une souffrance psychique. Les études permettant de comprendre les phénomènes douloureux chez l’individu capable de s’exprimer sont récentes. Elles permettent dorénavant aux professionnels de santé de se questionner sur la douleur ressentie par les populations dont la communication, en particulier verbale, est différente : jeunes enfants ; personnes présentant un handicap, surtout intellectuel ; personnes âgées, en particulier démentes. Ces populations vulnérables ont fait l’objet de l’attention des pouvoirs publics(8). Le critère 19 du Manuel de certification des établissements de santé attire également l’attention sur cette notion de vulnérabilité des personnes hospitalisées. Toutefois, ces documents ne font pas référence aux personnes présentant des troubles d’origine psychiatrique.

Des freins persistants

Les difficultés d’évaluation pour certains patients atteints d’une pathologie invalidante sur les plans physique et mental amènent parfois à ignorer la douleur plutôt que de l’inclure comme possibilité.

L’absence de diagnostic, c’est-à-dire d’identification d’une cause certaine d’atteinte physique, ou de compréhension de la plainte douloureuse engendre, chez certains soignants, une incapacité à mettre un traitement en œuvre. Une attitude qui n’est pas spécifique au secteur psychiatrique.

Le manque de formation des personnels et les habitudes de fonctionnement ont eu pour conséquence un retard considérable dans la prise en considération des douleurs physiques des populations admises en secteur psychiatrique. Ce retard se comble peu à peu, et les derniers résultats(9) des mesures de certification des établissements de santé sont plutôt positifs.

Les difficultés et les craintes liées au maniement des thérapeutiques antalgiques dans le contexte d’association aux traitements donnés aux patients pour leurs troubles psychiatriques.

Les conséquences

Elles sont nombreuses. On constate des retards dans le diagnostic de pathologies organiques graves (cancer, infarctus du myocarde, péritonite…)(10). On note aussi que certains états cliniques sont parfois associés à la pathologie psychiatrique alors qu’il s’agit en fait de douleurs de cause organique mal ou pas soulagées. Ainsi cette jeune psychotique qui souffrait de douleurs liées aux règles là où l’équipe soignante avait identifié une aggravation de son état psychique (lire cas clinique n° 2, p. 42). Ces défauts de prise en charge peuvent conduire à la mort du patient, mais aussi aggraver sa pathologie mentale. Il n’est pas en mesure de signaler sa douleur, il ne peut pas donner sens à ce qu’il ressent.

Un travail interprofessionnel

La douleur est un phénomène complexe, et la maladie mentale recouvre de nombreuses situations, elles aussi complexes. La coexistence des deux phénomènes chez une même personne nécessite un travail interprofessionnel, chacun étant en capacité d’identifier, d’évaluer et de contribuer au soulagement de la personne. Cette complexité constitue un défi pour tous les soignants. En psychiatrie, les personnels de soins sont déjà habitués à cette dynamique pour le traitement des troubles mentaux. De ce fait, le plus souvent, une fois les connaissances sur la douleur acquises, ils s’adaptent très vite, pour apporter aux patients douloureux des réponses thérapeutiques multimodales.

1 – Wager T., « An MRI-Based Neurologic Signature of Physical Pain », N. Engl J. Med, 2013 ; 368 : 1388-1397, April 11, 2013.

2 – Cité par 0berlander T.-F., Zelter L., « Douleur chez l’enfant autiste » in Santé mentale et douleur, Springer, 2012 p. 174, citation disponible sur http://www.iasp-pain.-org/terms-p.html. http://wwwiasp-pain.org.2001

3 – Serra E., « Douleur et santé mentale : les aspects institutionnels sont-ils déterminants ? », Douleur et analgésie, 2011, 24 : 126-131.

4 – Serra E., « Quel intérêt porter à la douleur en santé mentale ? », Lettre de l’IUD n° 2, juin 2008, p. 3.

5 – Potvin S., « L’évaluation expérimentale de la douleur dans la dépression majeure », Douleur et analg., 2011, 24 : 144-151.

6 – Goffaux Ph., Léonard G., Lévesque M., « Perception de la douleur en santé mentale », Santé mentale et douleur, Springer, 2012, p. 38.

7 – Saravane D., « Historique de la douleur en santé mentale », Douleur et analg., 2011, 24 : 171-175.

8 – Programme de lutte contre la douleur 2006-2010, axe 3.

9 – Lettre « certification et actualités n° 9 » avril/juin 2013, Haute Autorité de santé : www.has-santé.fr

10 – Saravane D. « Historique de la douleur en santé mentale », Douleur et analg., 2011, 24 : 171-175.

Enquêtes(3)

Outils et formations insuffisants

> Une première enquête a été réalisée en 2005 auprès des 811 chefs des services de psychiatrie générale des centres hospitaliers (CH) et hospitaliers spécialisés (CHS), et 203 chefs des services de pharmacie (CHS). Le taux de réponse a été de 17,8 %. Pour 58 % des répondants, la prise en charge de la douleur en santé mentale n’était pas satisfaisante. 62 % estimaient ne pas y être suffisamment formés. Pour les chefs de service, 75 % des équipes n’étaient, également, pas assez formées. Si, dans 70 % des CHS, il n’existait pas de Clud, 44 sur 47 des CH en bénéficiaient. Pour 54 % des personnes interrogées, la douleur ne s’évaluait pas et ne se traitait pas de la même façon chez une personne souffrant d’une pathologie mentale. L’impact de cette première enquête a été important.

> En 2010, dans une étude menée auprès de 302 professionnels exerçant en santé mentale, 66 % disaient avoir pris en charge des patients schizophrènes douloureux, 27 % non. 68 % des répondants n’avaient pas suivi de formation relative à la douleur. 65 % notaient l’absence d’outil d’évaluation.

> En 2011, une enquête menée auprès de 15 Clud en psychiatrie souligne l’importance de l’implication des directions et des personnels, l’existence d’outils communs (évaluation, protocoles de prise en charge de la douleur) et d’actions de sensibilisation.

SOMA ET PSYCHÉ

Une dichotomie dépassée

Les explications d’Antoine Bioy, docteur en psychologie clinique et pathologique, maître de conférences à l’université de Bourgogne

La question du corps et de l’esprit fait partie intégrante de la médecine occidentale depuis ses racines, dans l’Antiquité. En fait, dès que l’on a nommé l’existence d’un corps organique, d’une part, et, d’autre part, celle d’un principe plus immatériel qui participerait à la vie (âme, psyché…), la médecine, la psychologie et la philosophie n’ont cessé de s’interroger sur le dialogue entre ces deux instances. La psychologie montre aujourd’hui qu’une hypothèse pourtant populaire était fausse : il s’agit de celle avançant qu’il existe deux instances, corps et psyché, possédant des liens de nature causale (par exemple, qu’un traumatisme de nature purement psychique peut entraîner une pathologie de nature purement organique).

On considère désormais, d’emblée, la complexité des processus (vulnérabilité somatique + facteurs psychiques + éléments sociaux + données environnementales…). Ainsi, le diagnostic de « douleur psychogène » est devenu obsolète puisque toute douleur est considérée d’emblée comme 100 % somatique et 100 % psychologique. Elle est une expérience avant tout, à laquelle doivent répondre des dispositifs de soins également complexes, intervenant à différents niveaux. Cette avancée permet de dépasser ce qui prévalait auparavant : une dichotomie entre santé psychique et santé physique. Dans ce système, le patient n’était pas entendu dans sa singularité, une partie de son identité était niée. La chronicisation de certaines douleurs s’est sans doute nourrie de cette errance, que l’on souhaite aujourd’hui définitivement dépassée.