L'infirmière Magazine n° 326 du 01/07/2013

 

CERCLE POLAIRE

REPORTAGE

FABRICE DIMIER  

Au-delà du cercle polaire russe, un service médical héliporté assure soins et transport d’urgence de la population nomade. À l’hôpital de Salekhard, d’autres équipes prennent le relais de ces soignants toujours sur la brèche.

Salekhard est la seule ville au monde précisément située sur le cercle polaire. Perdue dans une immensité blanche d’une superficie une fois et demie supérieure à celle de la France, la capitale du district autonome Yamalo-Nenets a des allures de petite ville scandinave. Des couleurs vives témoignent de la croissance économique récente et rapide de la région. Malgré l’isolement géographique, le district est très riche, il recèle 90 % des réserves en gaz naturel de la Russie. L’hôpital, lui aussi, répond aux normes occidentales. On y pratique tout type d’interventions, même les plus complexes. Presque tout est gratuit. Un peu à l’écart des couloirs fréquentés par les patients et les blouses blanches, le bureau de l’aviation médicale est un point ressource fondamental, aux compétences et aux outils bien spécifiques : cartographies détaillées, équipement de télémédecine… Il est la base administrative de gestion des vols médicaux consécutifs aux appels d’urgence provenant de l’ensemble du territoire. Il coordonne l’activité des cinq bases de santé équipées d’héliports (et d’hôpitaux) réparties dans la vaste région de tourbière qui s’étend du nord de la Sibérie à la mer de Kara, bien au-delà du cercle arctique. Le service héliporté est l’unique moyen d’intervention en toute saison sur un territoire dont la densité de population est de 0,7 habitant par kilomètre carré.

Un isolement dangeureux

Cela ne reflète qu’imparfaitement la densité réelle du territoire nénètse, car, hormis quelques petites concentrations dans plusieurs petites villes et gros bourgs, la population est beaucoup plus disséminée. Avec un nombre d’habitants estimé à environ 40 000, les Nenets constituent la plus importante des 26 ethnies de la Sibérie. Ces éleveurs de rennes perpétuent un mode de vie séculaire, migrant l’été vers le nord, regagnant le sud pour l’hiver. Leur cycle migratoire atteint un millier de kilomètres. Les déménagements fréquents (lorsque les rennes ont mangé tout le lichen sous la neige) compliquent leur localisation. Vivant dans un habitat précaire, les tchoums (sortes de tipis recouverts de peaux de rennes), exposée au froid polaire, cette ethnie souffre d’un isolement qui la met en danger de mort lorsque surviennent des soucis de santé. Pourtant, alors que partout ailleurs sur la planète, des réserves ont été créées pour les nomades, le district Yamalo-Nenets et la Fédération russe préservent la culture des habitants de la toundra et se plient aux exigences sanitaires de ceux-ci. Certes, les enjeux gaziers (et donc financiers) ont largement orienté ce choix coûteux. Il n’en reste pas moins qu’en termes de politique de santé à l’égard des nomades, l’arsenal déployé pour mener à bien cette mission, qui relève bien souvent de l’exploit, est de taille. Les conditions de vol et l’éloignement constituent un défi aussi bien financier (le coût horaire de la location d’hélicoptère en fait un des services médicaux les plus chers au monde) que logistique et humain. Localiser les personnes et intervenir rapidement s’avère parfois une opération risquée.

Un hélicoptère de 17 places

La journée a été chargée dans toutes les bases, l’ensemble des 8 médecins et 38 urgentistes ont travaillé. À 18 heures, le Dr Brodski, chef du bureau de Salekhard, coordonne le dernier vol entre les différents hôpitaux répartis sur le territoire. L’hélicoptère qui vient de déposer des patients dans la capitale, repart vers le nord pour ramener des convalescents. Tatiana et Ravil, les responsables médicaux du trajet, veillent au bien-être des patients. La capacité maximale de 17 places de l’appareil est exploitée : un garçon se remet d’une jambe cassée dans un accident de motoneige, un autre, d’un problème pulmonaire. Dans un fracas de tôle assourdissant, l’hélicoptère s’élève. Devant l’immensité déserte, on comprend mieux le nom du territoire : « yamal », ou l’extrémité du monde en langue nénètse. Après deux arrêts pour déposer des patients attendus par une ambulance, l’appareil atterrit enfin quelque 1 000 kilomètres plus au nord. Ciexha, le bout du monde, nimbé d’une belle lumière, le village de 2 000 habitants, peuplé à 80 % de Nenets sédentarisés, flotte telle une île dans un océan laiteux. Après 7 heures de vol cumulées, c’est avec joie que Ravil et Tatiana retrouvent leur base. L’appartement est équipé d’un bureau, d’une cuisine, d’un petit salon et de chambres. Même si la température est plutôt clémente en ce début de printemps (- 10 °C avec du vent), on imagine, non sans frissonner, l’hiver avec ses pointes à - 45 degrés, ses deux heures de clarté par jour. On comprend la nécessité, pour le personnel médical, mobilisable 24 h/24, d’en faire un refuge chaleureux pour les longues périodes d’attente qui constituent leur quotidien.

Entre infirmier et soignant

Autour d’un thé, Ravil raconte sa journée à son ami Ildar. Les deux jeunes hommes, âgés de 25 ans, sont originaires de la région de Kazan. Ils ont fait leurs études ensemble et exercent la profession de « feleter », un métier intermédiaire (spécificité russe) entre infirmier et médecin (4 ans d’études, contre 3 ans pour le diplôme infirmier). Ravil fête sa 60e heure de vol, et il s’étonne chaque jour des coutumes des nomades. De fait, la relation au patient se doit d’intégrer l’approche particulière de cette population. Le vécu de la maladie, bien souvent niée jusqu’au besoin urgent, pousse les soignants à plus de vigilance. Les deux camarades, qui ont pris leur poste un mois auparavant, peuvent compter sur l’expérience de Tatiana et de la chef de service, Zinaida, respectivement pédiatre et sage-femme, qui exercent depuis dix et sept ans. Les interventions et les règles de vie des patients de la toundra n’ont plus de secret pour elles, qui ont connu les situations les plus invraisemblables. « Chaque urgence est une aventure, raconte Zinaida. Avec ses imprévus, son stress, ses joies ?… », poursuit-elle, se rappelant quelques souvenirs d’intervention : ces femmes emmenées à l’hôpital, qui, ne se sachant pas enceintes, s’étaient, à deux semaines d’intervalle, accouchées mutuellement dans le tchoum en plein hiver. Ravil et Ildar écoutent avec intérêt. L’urgence, c’est toujours des décisions à prendre seul, mais ici, il y a aussi la météo pour compliquer les choix parfois vitaux. « La curiosité culturelle, un meilleur salaire, et aussi l’aventure du grand Nord, m’ont amené ici », explique Ildar, tout en reconnaissant les contraintes de la vie arctique et de l’isolement. « Ma femme m’avait dit “je te suivrai jusqu’au bord du monde” ; alors on est venu. » En face du service d’aviation sanitaire, l’hôpital local est plein. Le village a doublé sa population, les nomades sont venus pour participer à la fête annuelle des éleveurs le lendemain. Ils en profitent pour régler leurs problèmes de santé courants car les visites sont rares, certains se trouvant à plus de trente heures de traîneau.

Des études au village

Les infirmières sont débordées, et les chambres sont complètes. Tatiana Nicolaevna distribue les médicaments du soir et multiplie les recommandations. « Ils n’aiment pas prendre des médicaments… », rouspète la soignante nénètse. Née dans un tchoum, comme la plupart des enfants d’éleveur, elle a fait ses études au village, de 7 ans à 17 ans. Elle a pu réaliser son rêve de devenir infirmière, car sa sœur est restée vivre avec ses parents. Après trois ans d’études à Salekhard, sa connaissance de la toundra l’a aidée à intégrer une fonction d’infirmière « migrante », pour soigner sous les tchoums, en se déplaçant à motoneige. À la naissance de son premier enfant, elle a accepté le poste d’infirmière à l’hôpital. Son service de nuit commence et elle visite les arrivées du jour : un homme a fait une pneumonie, problème récurrent dû au grand froid. « Les différences de températures intérieur/extérieur de l’habitat traditionnel ne pardonnent pas », explique Tatiana. Le froid n’est pas le seul problème des nénètses. Les contraintes alimentaires (pas de légumes ni de fruits) et culturelles les poussent à consommer quasi exclusivement de la viande de renne, du pain, du poisson. Ce régime entraîne des carences en vitamines qu’ils tentent de compenser en buvant du sang de renne. La vie communautaire sous le tchoum facilite la propagation de la tuberculose, le fléau des Nenets. Enfin, la consommation de poisson et de viande de renne crus est à l’origine de nombreux problèmes de parasites intestinaux. Difficile de faire de la prévention sur une population aussi dispersée. Les soignants profitent toutefois des rassemblements lors des fêtes locales pour effectuer des campagnes de vaccination (tuberculose).

Vive le GPS !

Au petit matin, à la base d’aviation médicale, tout le monde s’active. Un appel provenant d’un tchoum (via téléphone satellite) demande une intervention d’urgence. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de localisation précise pour cet appel, juste la proximité d’une rivière. Tatiana râle. « On leur demande d’acheter le GPS, ça coûte pas cher, et pourtant, ils ne veulent pas tous l’acquérir… Parfois, c’est quand même leur vie qui est en jeu… », regrette-t-elle. Quelques heures plus tard, on a pu localiser la rivière. Deux autres demandes s’étant greffées à cette expédition, le vol est validé. Ildar effectue le voyage, accompagné de Tatiana, car l’un des deux appels concerne une femme enceinte et un bébé. Si l’hélico tourne un peu pour localiser le premier tchoum, les patients, eux, l’ont vu arriver de loin. À peine posés, les deux soignants sortent en courant, suivis par les chiens. Ildar prend la tension d’Hetchi, 22 ans, et de sa fille fiévreuse, et tout le monde se presse pour embarquer. L’hélicoptère décolle immédiatement pour aller prendre en charge un patient victime d’un malaise sur un site gazier. Le reste des examens aura lieu dans l’appareil. Après quelques jours chargés en interventions (fractures, pneumonies, fièvre…), la météo contraint les urgentistes à rester au sol. Même si les excellents pilotes bénéficient de dérogations pour voler dans des conditions interdites aux pilotes de transport privé, la limite de visibilité est atteinte. En hiver, la courte durée du jour et la neige limitent parfois à deux heures les possibilités de vol. Ce n’est pas le cas en cette saison, et le personnel de la base profite sans inquiétude de cette immobilisation forcée pour effectuer son bilan mensuel : 160 heures de vol ce mois ci, malgré une promesse de prime de vacances pour le personnel médical, le nombre d’heures de vol les inquiète. Depuis quelques années, en lien avec la hausse du carburant, le coût des déplacements a beaucoup augmenté. Le prix d’une heure de vol atteint 90 000 roubles, soit plus de 2 000 euros. Des économies sont à prévoir, le personnel le sait. L’aube marque la fin de la trêve imposée par la météo, une femme enceinte a appelé la base pour une urgence. Bien plus tard, lorsque l’hélicoptère se pose à une centaine de mètres du tchoum, Uliana et ses valises sont prêtes. Elle se tient le ventre. Ravil est seul et inquiet. Il estime à trois heures la durée du vol vers l’hôpital. Aujourd’hui, la pédiatre ne l’accompagne pas. En communication avec la base, il décide d’y repasser. Les secousses ont accéléré le travail d’Uliana, qui perd les eaux. Les minutes sont comptées. L’appareil atterrit en catastrophe : pas le temps de transporter la patiente au dispensaire ! L’équipe médicale monte dans l’appareil en courant et se met immédiatement au travail. Cinq minutes plus tard, un petit garçon pousse son premier cri. La nouvelle maman esquisse un sourire. L’hélicoptère est en vol vers l’hôpital et, sur les visages des soignants de l’équipe, on lit le soulagement. Le plus difficile sera de convaincre la jeune femme de rester le plus longtemps possible à l’hôpital avant de retourner sous le tchoum. « La mortalité infantile dans la toundra, bien qu’en diminution, reste forte, notamment pour cause de retours précipités, de bébé exposés trop rapidement au froid pendant les migrations », explique l’infirmière. « Parfois, je me dis que dans dix ans, tout le monde habitera au village… Pour la santé, ce sera peut-être bien. » Sur la feuille de naissance, Tatiana inscrit : « Lieu de naissance : toundra de Ciexha ».

REPÈRES

Consultations et urgences

→ Le service d’urgence rattaché à l’hôpital de Salekhard existe depuis 1949.

→ En 1953, une équipe de médecins est détachée pour examiner les pêcheurs et les éleveurs de rennes, elle devient l’aide médicale consultative.

→ En 1973, les déplacements se font en avion.

→ En 2012, l’aviation médicale a transporté 5 500 personnes dont 3 700 urgences. Parmi celles-ci, un tiers concernaient les enfants, un tiers, des femmes enceintes.