Protocoles, check-lists… Les autorités de santé ont beau mettre en place des garde-fous pour se prémunir contre les erreurs médicales, le risque zéro n’existe pas. Trois infirmiers nous racontent comment, au quotidien, ils vivent le risque d’erreur inhérent à leur fonction.
Pascal(1) a travaillé dix ans aux urgences, puis cinq ans en psychiatrie, dans un hôpital franc-comtois. Au cours de sa carrière, il a vu le rapport à l’erreur médicale se transformer radicalement. « Au début, tout ça était un peu artisanal, se souvient-il. J’ai connu le temps des prescriptions par téléphone. Le médecin nous faisait confiance. Il n’y avait pas plus de problèmes qu’aujourd’hui, où tout est archi-encadré. » Pour lui, les règles qu’on impose aux infirmières vont à l’encontre du bon sens qui prévaut généralement sur le terrain. « J’ai vu apparaître le syndrome du parapluie : tout le monde se couvre, par peur de la plainte. On protocolise tout, comme la distribution des médicaments, lors de laquelle on doit cocher sur l’ordinateur en temps réel. On ne peut pas travailler comme ça, surtout en psychiatrie. Si l’on tourne le dos à un patient souffrant de paranoïa, il peut s’imaginer le pire. Alors, tout le monde fait semblant de suivre les protocoles, mais, en réalité, on ne le fait pas. » Le danger de ces petits arrangements avec les règles : « Si, un jour, il y a un problème, on se retournera vers l’infirmier et on lui reprochera de ne pas avoir appliqué le protocole », déplore-t-il. Dans les services où il a travaillé, Pascal n’a pas constaté de travail en profondeur sur les erreurs qui ont pu être commises, malgré la bonne volonté des soignants. « On en parle entre nous. Mais il n’y a pas de réflexion plus poussée autour des erreurs. » Pour lui, tout est une question de personnes : s’il y a une bonne ambiance dans le service et que la cadre est très impliquée, les problèmes peuvent se régler harmonieusement. Ce n’est hélas pas toujours le cas, et les infirmières ressentent parfois un fort sentiment d’injustice. « Une fois, une personne âgée est décédée après une erreur commise par un interne. J’étais furieux parce que, le même jour, j’avais commis une erreur administrative et que j’ai été beaucoup plus “engueulé” que cet interne. »
Son sentiment, c’est que l’hôpital cherche à se protéger, quitte à se décharger sur les soignants. « Un jour, j’ai injecté de l’insuline à la place d’un anticoagulant, raconte-t-il. J’ai eu peur pour le patient, mais aussi pour moi. La crainte de l’erreur est plus importante aujourd’hui qu’il y a dix ou vingt ans, peut-être en raison des dérives judiciaires. Les démarches qualité, c’est une façon pour l’hôpital de se défausser. Comme l’on est censé avoir un outil performant pour travailler, s’il y a un problème, c’est forcément de notre faute ! » Pourtant, suivre les protocoles s’avère parfois difficile, et Pascal s’est souvent heurté à la réticence de ses collègues. « J’ai essayé de les respecter. On m’a vite dit : “Pour qui tu te prends”. Alors, j’ai arrêté. » Pour lui, appliquer les règles à la lettre n’empêche d’ailleurs pas de se tromper. « Je me souviens d’un patient qui avait expliqué à son psy d’origine étrangère, qu’il avait “chopé le cafard”. Ce dernier s’est imaginé que le patient pensait avoir un insecte dans la tête, donc qu’il délirait : il l’a mis sous neuroleptiques. Techniquement, il a respecté le protocole. Il a “merdé” en toute légalité. »
Des logiciels mal maîtrisés
Alice(1) exerce depuis vingt-cinq ans en région parisienne. Elle a travaillé en réanimation, en chirurgie, en orthopédie, en cardiologie… Quand on lui parle d’erreur médicale, sa réaction est explosive : « Dans certains hôpitaux, on avait en permanence trois malades à suivre. Souvent, je n’avais plus assez de place sur les bras pour noter tout ce que j’avais à faire. C’est un coup à se retrouver avec un procès ! » Pour ce qui est des protocoles, elle partage l’analyse de Pascal : « Pour moi, l’ensemble des soins est organisé de façon à protéger l’institution de la moindre erreur de la part des infirmières, mais certainement pas les infirmières elles-mêmes. » Elle trouve même que par crainte du procès, les autorités de santé vont jusqu’à mettre les soignants en danger. « Aujourd’hui, chaque soin doit être validé par un logiciel, dit-elle. Comme on entre un code personnel, on saura qui a commis une éventuelle faute. Le problème, c’est que les médecins ne maîtrisent pas ce nouvel outil. Récemment, deux patients avaient des prescriptions prévues à 8 heures du matin, une heure peu pratique. J’ai donc décidé de les avancer à 6 heures. J’ai dit aux collègues de signaler ce changement aux médecins. Quand je suis arrivée le soir, j’ai vu que la prescription de 6 heures avait été ajoutée, mais que celle de 8 heures figurait toujours. Ces patients auraient pu recevoir deux fois leur médicament ! Ce logiciel censé sécuriser notre travail peut, au contraire, devenir source d’erreurs. » Du coup, Alice se protège à sa façon. « Récemment, un médecin m’a demandé de reposer la sonde gastrique d’un patient qui l’arrachait sans cesse. Je lui ai dit : “D’accord, mais si vous me signez un papier expliquant que si le produit passe dans ses bronches, je ne suis pas responsable.” Il a refusé ! »
Au cours de sa carrière, Alice a vu les règles du jeu se durcir. « On a des carnets entiers protocolisant nos tâches, indiquant ce que l’on doit faire ou ne pas faire. Comme les erreurs de sang étaient plus nombreuses la nuit que le jour, on n’a plus le droit de passer de sang la nuit. Si une erreur se produit plusieurs fois, on nous distribue des documents nous expliquant de ne plus faire ceci ou cela. » Pour elle, pourtant, ce n’est pas vraiment une solution. « Pour améliorer les choses, je ne vois qu’une réduction de la charge de travail. En soins palliatifs, on peut avoir 54 perfs à poser dans la même nuit. Pour éviter toute erreur, il faudrait être l’infirmière d’un seul malade. Mais c’est évidemment impossible. »
Trop de responsabilités
Si les infirmières se plaignent parfois d’un manque de solidarité de la part de leur hiérarchie, du côté des cadres, gérer le risque d’erreur n’est pas une partie de plaisir. Christine(1) est cadre en Bretagne depuis plus de vingt ans. Pour elle, le grand enjeu est de pousser les soignants fautifs à parler avant qu’il ne soit trop tard. « Il y a une grande réticence à assumer les erreurs, déplore-t-elle. Actuellement, on réfléchit à ne pas punir celui qui s’est trompé pour le pousser à parler. Car, souvent, on peut rattraper une erreur. » Elle aussi regrette qu’on ne travaille pas davantage sur les incidents afin d’éviter qu’ils ne se reproduisent. « Il existe des relevés d’événements indésirables, mais, malheureusement, l’analyse ne se fait pas au niveau du service concerné, qui reste peu informé, explique-t-elle. À mon avis, il faudrait réaliser une analyse immédiate des causes de l’erreur. Elles sont rarement le fait d’une seule personne, il y a toute une chaîne de responsabilités. On doit remonter le fil, et là, on peut apprendre de ses erreurs : il faut, par exemple, éviter de prescrire des soins à des heures inhabituelles, sinon, on risque d’oublier de les effectuer. »
Christine est également consciente de la pression qui pèse sur ses équipes. « Dans les services, ceux qui n’ont pas commis l’erreur sont assez féroces, et la responsable est souvent mise à l’index. Si elle est honnête, elle est, en général, très touchée et malheureuse. Beaucoup m’ont dit : “Je voudrais devenir aide-soignante, car j’ai trop de responsabilités”. » Une attitude qui les honore, comme le fait remarquer Christine : « Comme partout, ce sont les plus scrupuleux qui souffrent le plus. »
1- Les prénoms ont été modifiés.