« Une réelle prise de conscience ? » - L'Infirmière Magazine n° 329 du 15/09/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 329 du 15/09/2013

 

SOUFFRANCE AU TRAVAIL

RÉFLEXION

Quelles définitions donner des pathologies psychiques liées au travail ? Comment les appréhender ? Eléments d’analyse avec la psychologue clinicienne Marie Pezé.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Stress, burn out, voire suicides au travail, semblent de plus en plus fréquents. Quel constat clinique posez-vous ?

MARIE PEZÉ : Plus que de stress, qui n’est pas, en soi, une pathologie, je parlerai de psychopathologies du travail, parmi lesquelles on distingue les pathologies de surcharge et les pathologies de la solitude. Pour les premières, qui sont en lien avec la capacité de « tenir » au travail, on observe nombre de troubles cognitifs – de concentration, de mémoire, et de troubles de l’ordre de l’épuisement, moral et physique, allant jusqu’au burn-out et aux crises psychiques aiguës – des salariés, sans antécédents psychiatriques, qui sont le dos au mur sur le plan des mécanismes de défense, jusqu’à vous dire : « Si j’y retourne, je me tue ». Quant aux pathologies de la solitude, on observe quelques tableaux lourds comme les états de stress post-traumatique en situation de harcèlement. Celles-ci sont moins nombreuses que les pathologies de surcharge, en forte hausse.

L’I. M. : Que dire des suicides ?

M. P. : Ils sont à replacer dans le cadre des crises psychiques aiguës, comme un geste ultime. On parle de « suicides blancs », à propos du geste de salariés qui « n’en peuvent plus ». Ils concernent surtout les femmes – qui n’arrivent plus à se poser deux minutes, même chez elles, et qui se suicident parce qu’elles sont épuisées. De « suicides rouges », de la part de salariés en rupture, soumis à des objectifs insurmontables, comme ce fut le cas à France Telecom ou chez Renault, qui ont généralement alerté à maintes reprises leur hiérarchie, par des phrases comme « je vais me suicider, comme ça on va en parler ». Et, enfin, il existe les « suicides noirs », plus rares, touchant des salariés qui peuvent avoir des antécédents psychiatriques, et qui sont broyés par l’organisation du travail. L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail estimait, en 2007, que sur 10 000 suicides par an en France, entre 300 et 400 étaient sans doute liés au travail. En mars dernier, un rapport du Conseil économique, social et environnemental (Cese) soulignait « la nouvelle ampleur » prise par la question du suicide depuis la crise née en 2008.

L’I. M. : Certaines catégories professionnelles sont-elles particulièrement touchées ? Et certaines personnes plus fragiles que d’autres ?

M. P. : Les femmes sont particulièrement touchées, le monde du travail étant très largement écrit au masculin, voire sexiste, et nombre de femmes, en emploi précaire, élevant seules leurs enfants. Mais toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées. Au point que la souffrance au travail coûte 3,5 % du PIB. Ouvriers d’usine ou employés de la grande distribution, des plates-formes téléphoniques, mais aussi policiers, professeurs, personnels des secteurs des soins et des services à la personne, cadres des grandes entreprises… Le burn-out est en expansion partout. Considérer, en revanche, que « celui qui craque c’est celui qui est fragile », est, à mon avis, une grave erreur. Certes, les psychopathologies du travail ont des facteurs multiples - organisation psychique personnelle comprise -, mais il ne faut surtout pas croire quelles touchent des personnes « fragiles ». C’est même plutôt le contraire : elles touchent des personnes exigeantes quant à la qualité de leur travail, des salariés souvent pivots d’équipes, que je qualifierais de « sentinelles », parce que leur souffrance est, en fait, symptomatique d’une organisation du travail défaillante.

L’I. M. : Le travail lui-même est donc en cause ?

M. P. : Oui. Et l’on peut même parler, depuis les années 1980, d’organisation du travail pathogène. Les récits des patients le disent, évoquant l’intensification des cadences, la densification des tâches, la perte de la marge de manœuvre, le management fondé sur la peur et la pression morale, reflets d’un modèle d’organisation productiviste sans limites qui finit par vider de sens les gestes des travailleurs. On demande aux salariés de travailler en suivant des prescriptions et des protocoles qui ne rendent plus compte de toute la complexité du travail réel. Au point qu’Yves Clot, psychologue du travail, parle de « qualité empêchée ». Voyez ce qui se passe à l’hôpital, où T2A et impératifs de rentabilité assortis de cadences infernales vident de leur sens le prendre soin. La souffrance, ici celle des soignants, est reflet de cette « qualité empêchée ». Le philosophe Éric Hamraoui décrit d’ailleurs le suicide lié au travail comme une manière de tuer en soi les injonctions productivistes insurmontables, de « tuer le chef ».

L’I. M. : Plan santé au travail 2010-2014, ANI sur le stress (2008), le harcèlement et la violence au travail (2009)… Ces mesures vont-elles dans le bon sens ?

M. P. : Certes, la prise de conscience est réelle, y compris chez les chefs d’entreprise. Mais, dans les faits, les mesures mises en œuvre sont souvent de la poudre aux yeux. Proposer aux salariés massages ou caissons de repos, c’est du gadget ! Ce qu’il faut, c’est revenir au travail réel, agir sur les causes réelles de la souffrance, essentiellement organisationnelles. Le Cese le dit d’ailleurs lui-même, réclamant que la prévention primaire soit privilégiée. Mais, en la matière, on est loin du compte ! Et ce, alors même que la France se place au troisième rang mondial en termes de productivité !

Remettre en cause l’organisation du travail ? Cela dérange. Il est bien plus pratique de psychologiser à l’extrême la souffrance des salariés, de les décrire, ainsi que je l’évoquais, comme des « personnes fragiles ».

Certes, il est difficile d’interroger l’organisation du travail, d’autant que les modèles en place ont gommé les temps de pause et les espaces d’échange qui y sont propices. Les rétablir me semblerait, à cet égard, essentiel. Même le Cese propose de réactiver le droit d’expression des salariés via un quota d’heures institué pour débattre de son travail avec ses collègues et/ou l’encadrement, ou pour participer à l’élaboration du document unique d’évaluation des risques (Duer) que doit produire chaque entreprise. Il faut casser la spirale de la peur. Que chaque travailleur connaisse ses droits et les voies de recours. Qu’il ose demander de l’aide – et là, le rôle des acteurs de premier plan est crucial, qu’il s’agisse du CHSCT ou des services de médecine du travail, qui, même insuffisamment dotés, sont en première ligne pour inciter à la mise en place d’organisations du travail protectrices, et pour alerter.

L’I. M. : Où en est-on de la reconnaissance par l’assurance maladie de ces risques psychosociaux ?

M. P. : Elle reste, comme le pointe le Cese, « un véritable parcours du combattant ». Les progrès, ces dernières années, sont davantage venus de la justice, qui a permis d’améliorer la reconnaissance des suicides comme accidents du travail. À cet égard, le jugement concernant le suicide en 2006 d’un ingénieur du Technocentre de Renault, est exemplaire : le juge a considéré que Renault était coupable de « faute inexcusable », mettant en cause une organisation du travail nocive, alors même que la protection, physique et morale, de ses salariés est une obligation légale pour toute entreprise (art L. 41-21 du Code du travail). Si la reconnaissance des suicides progresse, 21 ayant d’ailleurs été reconnus comme accidents du travail par la Cnam en 2011, la reconnaissance des psychopathologies du travail en tant que maladies professionnelles reste extrêmement délicate. Et ce parce qu’il existe, à la Cnam, un tableau des maladies professionnelles dans lequel les risques psychosociaux type burn-out n’existent pas. Et ne sont pas près d’exister, car le Medef y est plus qu’opposé ! Seule voie de recours pour les salariés : passer devant un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles. Il leur faudra non seulement démontrer le lien entre pathologie et travail, mais aussi présenter une incapacité de travail de plus de 25 %. Résultat : en 2011, seuls 94 cas liés à ces pathologies ont été reconnus comme maladies professionnelles. Pourtant, je dirais que la Sécurité sociale elle-même est bien consciente de cet état de fait. Et que ses consignes évoluent. Depuis deux ans, ses médecins-conseils ont, ainsi, reçu des consignes claires permettant de reconnaître les états de stress aigu au titre d’accidents du travail. Une avancée très nette, même s’il reste beaucoup à faire.

MARIE PEZÉ

PSYCHOLOGUE CLINICIENNE ET PSYCHANALYSTE

> Obtient son diplôme de psychologue clinicienne en 1976.

> Valide son doctorat en psychopathologie clinique et psychanalyse en 1980.

> Elle devient responsable de la consultation Souffrance et travail au CH de Nanterre en 1997, jusqu’en 2010.

> Elle est experte auprès de la cour d’appel de Versailles depuis 2007.

> Elle tient le poste de responsable pédagogique du Certificat d’enseignement spécialisé en psychopathologie du travail au Cnam depuis 2008.

> Elle fonde l’association Diffusion des connaissances sur le travail humain en 2011.

Aller plus loin

> Le site d’informations créé par Marie Pezé.

www.souffrance-et-travail.com

Observations cliniques en psycho-pathologie du travail, sous la direction de Christophe Dejours, PUF, 2010.

> Les recommandations du Conseil économique, social et environnemental sur la prévention des risques psycho-sociaux, mai 2013.

www.lecese.fr/travaux-publies/la-prevention-des-risques-psychosociaux