« UN RÔLE MAJEUR FACE AUX DÉFIS DE L’AVENIR » - L'Infirmière Magazine n° 330 du 01/10/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 330 du 01/10/2013

 

INTERVIEW DE MARISOL TOURAINE

ACTUALITÉ

Dans un entretien exclusif, la ministre de la Santé, Marisol Touraine, livre sa vision de l’avenir de la profession infirmière et répond aux préoccupations majeures que sont les conditions de travail, la formation et la retraite.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Depuis votre prise de fonction, vous avez engagé plusieurs mesures concernant les médecins et les pharmaciens. Quelles sont vos priorités d’action pour les IDE ?

MARISOL TOURAINE : À mes yeux, les IDE sont un pilier de notre système de santé. C’est la profession de santé la plus nombreuse et probablement celle que les Français fréquentent le plus souvent, avec les pharmaciens. Celle qui suit les malades, qu’ils soient à l’hôpital ou en ville. L’enjeu, à travers la réorganisation progressive de notre système de santé, dans le cadre de la stratégie nationale de santé, c’est de faire en sorte que les infirmières soient confortées dans leur rôle majeur face aux grands défis de l’avenir : le vieillissement de la population et le développement des maladies chroniques. On ne doit plus simplement prendre en charge les malades le temps d’une crise aiguë, mais les accompagner dans la durée. Je suis très attentive aux expérimentations qui ont lieu dans le cadre de ce que l’on appelle les transferts de compétences, que je préfère appeler réorganisation du travail et des responsabilités des uns et des autres.

L’I. M. : Les protocoles de coopération sont critiqués par plusieurs organisations professionnelles. Elles estiment que les missions déléguées nécessitent une formation de niveau master et une rémunération correspondante. Allez-vous revoir ce dispositif de la loi HPST ?

M. T. : Il y a une attente sur la formation. Elle a évolué avec la mise en place du cursus LMD. Les infirmières sont les premières à en avoir pleinement bénéficié, puisque la première promotion avec un grade de licence est sortie en 2012. Aujourd’hui, les infirmières qui disposent du niveau licence ont la possibilité d’accéder à des masters. Pour une petite minorité d’étudiants qui pourraient le souhaiter, on peut même imaginer qu’ils aillent jusqu’au doctorat. Je comprends que la mise en place de la filière LMD ait suscité des attentes formidables. Mais, c’est un travers français de penser que plus on allonge la formation initiale, mieux c’est. Ce n’est pas toujours le cas. Ce qui est important aussi, c’est d’avoir une vision globale de la manière dont s’articulent les professions. Au sein de chaque métier, les niveaux de formation et les attentes sont différents. Certaines infirmières vont déjà plus loin et s’engagent dans la recherche en soins infirmiers. Nous en avons besoin. Mais toutes ne le feront pas, et cela n’est pas nécessaire. Les professionnels possèdent déjà un niveau de formation satisfaisant. Travaillons plutôt sur le contenu des formations, sur l’organisation des professions entre elles. Ne faisons pas comme s’il fallait toujours ajouter des années aux années.

L’I. M. : Les pratiques avancées se développent, en ville comme à l’hôpital. Comment comptez-vous reconnaître ces nouveaux métiers prônés par le rapport sur la stratégie nationale de santé ?

M. T. : Par la coopération, justement. Dans le cadre des expérimentations qui sont déjà menées, nous voyons bien comment de nouveaux métiers vont pouvoir se mettre en place et faire le lien avec d’autres pro­fessionnels, à l’hôpital et en ville. Les mêmes formations pourront déboucher sur de nouvelles tâches, de nouvelles missions. Nous allons avoir besoin de nouveaux professionnels. Par exemple, des gestionnaires de lits dans les hôpitaux, et pas simplement aux urgences. Ce métier, qui n’existait pas voilà quelques mois, est appelé à se développer. Nous aurons aussi besoin d’infirmières cliniciennes. Cela s’inscrit dans une réorganisation d’ensemble. On ne peut pas avancer en juxtaposant des métiers. L’enjeu, c’est de faire en sorte qu’une coopération soit mise en place entre les différents professionnels.

L’I. M. : La réforme des retraites prévoit la création d’un compte pénibilité, qui pourra bénéficier aux IDE du secteur privé. Comment compenserez-vous la pénibilité dans le secteur public pour les IDE en catégorie A et les nouvelles diplômées ?

M. T. : Il faut faire la différence entre celles qui sont passées en catégorie A à l’occasion du droit d’option et les nouvelles diplômées. Celles qui ont choisi la catégorie A partent toujours à la retraite de façon anticipée, à 60 ans et non 62. Le statut dérogatoire est maintenu. Pour les jeunes diplômées, la question va être de savoir comment adapter certaines des dispositions de la loi sur les retraites à la fonction publique, dans laquelle existent des catégories actives. Cette réflexion globale sera conduite par le ministère de la Fonction publique et ne concernera pas seulement la fonction publique hospitalière.

L’I. M. : Un groupe de plus de 35 000 soignantes s’est constitué sur Facebook pour dénoncer, notamment, la dégradation des conditions de travail à l’hôpital. Les « Ni bonnes, ni nonnes, ni pigeonnes » demandent la mise en place d’un ratio soignants/ soignés par spécialité. Est-ce une solution envisageable ?

M. T. : J’ai parfaitement conscience que les conditions de travail ne sont pas optimales partout. Dès mon arrivée aux responsabilités, j’ai demandé à ce que la lutte contre les risques psycho-sociaux soit érigée au rang de priorité au sein des établissements de santé, parce que l’on s’aperçoit que l’organisation du travail dans les services doit, dans certains cas, être revue. L’amélioration des conditions de travail est l’un des axes du « Pacte de confiance pour l’hôpital ». Plusieurs mesures sont en cours de négociation, notamment le renforcement des contrats locaux d’amélioration des conditions de travail, avec un financement à la clé. Faut-il aller vers des ratios, comme cela existe dans certains services spécialisés ? Je ne suis pas sûre que cette mesure, dont je comprends bien le caractère rassurant, contribuerait à améliorer la situation. Il faut tenir compte des pathologies des malades accueillis, des situations territoriales, des relations avec les autres établissements. Je ne crois pas que notre système gagne à édicter des règles trop rigides. Ce qui le pénalise, c’est plutôt son absence de souplesse et de réactivité, qui rend difficile l’adaptation des conditions de travail.

L’I. M. : Plusieurs agressions de professionnels de santé ont récemment fait la une des médias. Vous avez annoncé une réactualisation des conventions passées entre établissements et forces de l’ordre. Le manque d’effectifs n’est-il pas le fond du problème ?

M. T. : Ce problème se pose dans certains établissements. Ce n’est pas le cas partout. Dans tel ou tel territoire, les actes violents sont beaucoup plus nombreux. À Marseille, notamment. À Tours, dans mon département, la violence n’est pas la préoccupation première du CHRU. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tensions ni d’agressivité, mais nous n’avons pas à gérer, dans ces deux établissements, le même type de situation et de violence. Il est nécessaire d’effectuer un diagnostic et de réactualiser les conventions qui ont été passées. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à l’ensemble des ARS de faire le point dans les trois mois sur la situation des établissements relevant de leur compétence territoriale. Si, dans certains lieux, les problèmes d’effectifs sont, à l’évidence, le sujet clé, nous les traiterons. À Marseille, les professionnels de l’établissement(1) le disent : le jour de l’agression, il n’y avait pas de tension particulière en termes d’effectifs, le service des urgences n’était pas engorgé. La prise en charge des patients ne posait donc pas de difficultés. Ils ont eu affaire à un patient violent. Je le répète : il est inacceptable que des soignants soient menacés dans leur exercice quotidien. C’est pourquoi Manuel Valls et moi-même avons voulu nous pencher sérieusement sur la question. Il faut effectuer un diagnostic, identifier les hôpitaux les plus à risques, renforcer la formation des professionnels de santé et travailler à une meilleure coopération entre établissements et forces de sécurité, notamment en cas d’urgence. Je n’oublie pas pour autant les libérales, qui peuvent aussi subir des conditions difficiles.

L’I. M. : L’Observatoire national des violences ne concerne que les hôpitaux…

M. T. : C’est la raison pour laquelle j’appelle l’ensemble des professionnels qui sont confrontés à des situations de violence, en établissement ou en libéral, à porter plainte. Même l’action de l’Observatoire des violences ne peut pas se substituer à un dépôt de plainte. C’est un élément de connaissance, de compréhension, d’analyse, qui, pour le ministère de la Santé, est très précieux. Mais, encore une fois, cela ne vaut pas plainte. L’observatoire monte en puissance, il est donc difficile de savoir s’il y a davantage d’actes de violence, ou si ces actes sont davantage déclarés, moins tolérés par les professionnels de santé. En tout cas, nous avons besoin, pour que la police ou la gendarmerie puissent travailler de manière plus efficace et que la justice suive les situations et les patients identifiés comme étant violents, que des plaintes soient déposées.

L’I. M. : L’ordre des infirmiers a présenté des comptes en excédent. Il comptabilise un peu plus de 135 000 adhérents. Peut-il retrouver grâce à vos yeux ?

M. T. : L’ordre infirmier a suscité une forte opposition s’agissant d’une profession dont l’exercice est majoritairement salarié. Un travail parlementaire est en cours afin d’évaluer les évolutions susceptibles d’être proposées. J’en attends les conclusions.

L’I. M. : Quelles missions, telle l’élaboration du code de déontologie, devraient être confiées à l’Ordre ?

M. T. : Dites-moi, avant la création de l’ordre infirmier, les infirmières ne respectaient-elles pas des règles de déontologie ? Certaines problématiques existent : outre la déontologie, l’accompagnement dans l’évolution des carrières, l’information sur les métiers, le soutien face à des actions en justice… Vous pouvez évoquer de multiples questions, mais faut-il que la réponse passe par l’Ordre ? Cela ne va pas de soi. D’autant moins que la création de l’Ordre est récente et qu’auparavant, les infirmières n’étaient pas non plus laissées à elles-mêmes.

L’I. M. : Elles n’étaient pas maîtresses de leur destin, dans les actions en justice, par exemple.

M. T. : Il y en a très peu. L’Ordre est une réponse, mais je ne suis pas certaine que ce soit la seule envisageable. Je le répète, je ne suis pas dans l’idéologie, je constate que beaucoup d’infirmières ont contesté et contestent encore cet ordre. Et un grand doute plane sur la véracité des chiffres avancés concernant son nombre d’adhérents.

L’I. M. : Vous évoquez la possibilité d’une mauvaise gestion ?

M. T. : Ce n’est pas une affaire de mauvaise gestion. Simplement, pour ma part, je n’ai pas les chiffres qui sont avancés, je n’ai pas les mêmes données.

L’I. M. : Restons dans les chiffres : la Drees fait état de près de 600 000 IDE en France en 2013(2) ; là aussi, il y a des doutes. L’Ordre ne pourrait-il pas avoir un rôle de recensement ?

M. T. : La question est-elle : l’Ordre a été créé, faut-il lui trouver des missions ? Si vous raisonnez de cette façon-là, vous trouverez toujours des tâches à lui confier. Il faut aborder la question en sens inverse : fallait-il créer un ordre dans le contexte qui était le nôtre voilà quelques années ? Donc, comment avance-t-on, comment répond-on aux interrogations des infirmières qui, encore une fois, sont très nombreuses à marquer leurs distances par rapport à cette structure ?

L’I. M. : La révision de la T2A annoncée dans le cadre du Pacte de confiance prendra-t-elle en compte les soins infirmiers ?

M. T. : Le mode de financement de l’hôpital doit être un outil au service d’une vraie politique de santé. L’hôpital n’est pas une entreprise. Et son activité n’est pas simplement la production de soins. L’hôpital, c’est du temps, ce sont des moyens, des compétences conjugués pour accompagner des patients dans des moments, parfois difficiles, de leur vie. Oui, la T2A a conduit à des dérives. Mais, surtout, elle n’a pas vocation à la prise en charge complète de patients atteints de pathologies chroniques et qui ont besoin de soins variés administrés par des médecins et des IDE, car elle est adaptée à des actes précis, très techniques, et programmés. C’est pour cela que j’ai engagé une réforme du financement des hôpitaux. Nous devons sur ce plan là aussi répondre aux défis de l’avenir. Ceux qui ont « poussé à l’activité » doivent entendre haut et fort que ce qui n’est pas pertinent et de qualité pour le malade n’a pas sa place dans nos hôpitaux. Et puis, la réforme du financement doit aussi aider à améliorer la qualité de la prise en charge, sur l’ensemble du parcours.

L’I. M. : Les puéricultrices manifestent pour obtenir un grade master et l’attribution d’actes exclusifs (prévention, suivi d’enfants…). Que leur répondez-vous ?

M. T. : Toutes les professions paramédicales sont engagées depuis 2008 dans une refonte de leur formation. Le but est de valider ces cursus par un grade universitaire et de les intégrer dans le schéma LMD. Un vrai engouement se fait jour pour « l’universitarisation » chez les professionnels. J’ai estimé, avec Geneviève Fioraso(3), que poursuivre cette dynamique sur des bases consolidées était indispensable, et qu’il fallait en partager de nouveau le sens. Nous avons donc lancé une mission IGAS/IGAENR(4) afin d’avancer des préconisations sur l’ensemble de ces points. Nous en attendons les conclusions très prochainement.

Concernant la définition d’actes exclusifs, il faut intégrer cette demande dans un cadre de réflexion plus global sur la place de la puéricultrice, notamment dans la médecine de prévention.

L’I. M. : Selon une enquête, plus de la moitié des infirmières exerçant en bloc opératoire n’auraient pas suivi la formation d’Ibode(5). Pour renforcer l’attractivité de la spécialité, elles demandent la suppression de l’obligation d’exercer deux ans en tant qu’IDE. Est-ce dans les tuyaux ?

M. T. : La suppression des deux ans d’exercice fait débat. Cette question demande à être approfondie. Elle est débattue parce que les Ibode ont une profession très spécifique. C’est un métier où la pratique de base et la nécessité de mûrir un projet professionnel sont indispensables. Je suis très attachée à développer l’attractivité du métier. C’est un travail primordial pour le bon fonctionnement de l’activité chirurgicale. J’ai donc ouvert deux chantiers. Le premier consiste à faire évoluer le champ d’exercice par la réalisation d’actes médicaux sur prescription médicale. Nous y travaillons depuis fin 2012, en concertation avec les organisations d’Ibode, les différentes spécialités chirurgicales, les représentants des fédérations d’employeurs, et nous définissons ensemble le champ des missions complémentaires réservées aux Ibode. Ce groupe de travail devrait rendre ses conclusions fin septembre. Le second chantier concerne la possibilité d’accéder au diplôme par la voie de la validation des acquis de l’expérience (VAE). Nous préparons l’arrêté. Dans un premier temps, il faut évaluer l’impact de ces deux chantiers sur l’attractivité du métier. Ensuite, il faudra voir si la suppression des deux années d’exercice est essentielle.

1- L’hôpital de la Conception. Voir p. 16.

2- Voir L’Infirmière magazine n° 328, daté du 1er septembre.

3- Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

4- Inspection générale des affaires sociales/Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche.

5- Infirmière de bloc diplômée d’État.