L'infirmière Magazine n° 331 du 15/10/2013

 

CONTREFAÇON DE MÉDICAMENTS EN AFRIQUE

RÉFLEXION

Avec son association Réseau médicaments et développement (ReMeD), Carinne Bruneton mène des campagnes d’information contre les faux médicaments en Afrique francophone. Pour elle, la lutte contre ce fléau passe par la sensibilisation des publics concernés.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qu’est-ce que la contrefaçon de médicaments ?

CARINNE BRUNETON : L’Organisation mondiale de la santé (OMS) débat depuis vingt ans sur sa définition. Selon elle, « les contrefaçons sont des médicaments délibérément et frauduleusement étiquetés pour tromper sur leur identité et/ou sur leur origine ». Cette notion est ambiguë : elle peut désigner la copie d’un produit breveté. Les laboratoires détiennent l’exclusivité sur les molécules pour vingt ans ; ensuite, on peut produire des génériques en toute légalité. Jusqu’à récemment, des pays comme le Brésil, l’Inde ou la Chine n’avaient pas signé les accords de l’Organisation mondiale du commerce sur les droits de propriété intellectuelle. Ils produisaient donc des copies pour leur marché sans attendre l’expiration de la période d’exclusivité. Si elles avaient été exportées en Europe, elles auraient été considérées comme de la contrefaçon, car il s’agissait de molécules brevetées, mais, chez eux, leur production et leur commercialisation étaient légales. C’est ainsi que les pays africains ont pu avoir accès à des médicaments moins chers, notamment des antirétroviraux pour les malades du sida.

Dans les pays développés, les « vraies » contrefaçons sont rares. Elles concernent des médicaments très chers et infiltrent les circuits légaux. Les produits contrefaits portent le même nom que le médicament original et sont vendus dans la même boîte. En Afrique, on est plutôt confrontés à de la falsification grossière, avec un emballage presque identique à l’original, ou à des produits de mauvaise qualité.

L’I. M. : Comment avez-vous découvert le problème des faux médicaments ?

C. B. : J’ai réalisé une étude pour l’OMS sur le secteur pharmaceutique privé et public dans trois pays africains. Les résultats étaient inquiétants : il existait des médicaments de mauvaise qualité dans chacun d’eux. En Afrique francophone, le phénomène a pris de l’ampleur avec la dévaluation du franc CFA, en 1994. Du jour au lendemain, la monnaie a perdu la moitié de sa valeur. Les médicaments achetés sur le marché international sont donc devenus deux fois plus chers. Dans certains pays, un tiers des pharmacies ont fait faillite. Il y a eu des ruptures de stock, ce qui a poussé les gens à chercher des médicaments ailleurs que dans le circuit classique. Le marché illicite a explosé, et les trafiquants se sont mis à organiser la vente dans la rue. Aujourd’hui, on trouve les produits falsifiés sur les marchés, auprès de petits vendeurs. Personne ne sait exactement quel pourcentage des médicaments vendus en Afrique ils représentent.

L’I. M. : En quoi ces faux médicaments sont-ils dangereux ?

C. B. : Nous ne savons absolument pas ce qu’ils contiennent ni où et par qui ils ont été fabriqués. Au mieux, nous constatons une absence totale de principe actif. Mais il peut également y avoir un autre principe actif que celui indiqué, ou un mauvais dosage. Nous remarquons aussi des problèmes de stabilité : stocké en plein soleil, le médicament peut devenir toxique. Enfin, il arrive qu’il contienne des substances dangereuses telles que des amphétamines. En Afrique, on trouve en outre de nombreux médicaments de qualité substandard, qui ne sont ni de la contrefaçon ni de la falsification : il n’y a pas d’intention de nuire au départ, mais les produits sont de mauvaise fabrication, ce qui entraîne des risques pour le consommateur. Comme il est très complexe d’acheter sur le marché international, les Africains ont tendance à s’approvisionner là où les prix sont les plus bas, souvent en médicaments génériques. Certains de ces produits ne devraient pas se retrouver sur le marché, mais les pays africains n’ont pas les moyens d’inspecter le fonctionnement des usines. Les médicaments sont certes moins chers, mais leur qualité se révèle souvent défaillante.

L’I. M. : Comment ces produits se retrouvent-ils sur le marché africain ?

C. B. : Ils peuvent être fabriqués en Inde, en Chine, au Nigeria, mais aussi en Amérique latine. On ne connaît pas bien les filières, il s’agit souvent de recyclage d’argent sale. Le financement peut venir de zones offshore… Tout cela est bien protégé localement, grâce à la corruption. Ce trafic est organisé par des mafias. On a par exemple vu un avion arriver au Mali en provenance d’Amérique du Sud, chargé de drogue… et de médicaments. Les trafiquants savent qu’avec ce genre de marchandise, ils encourent des peines très faibles : une amende de l’ordre de 30 000 euros, pas la prison. Le trafic de drogue est plus durement réprimé. C’est pourquoi Interpol demande aux États de légiférer afin que des peines plus lourdes soient prononcées à l’issue des saisies de faux médicaments. Certains pays africains ont signé la convention Médicrime du Conseil de l’Europe – élaborée en octobre 2011 –, mais il en faudrait une plus large, au niveau de l’Organisation des nations unies.

L’I. M. : En attendant, que peut-on faire pour lutter contre ce marché ?

C. B. : Le problème est que l’on a rarement pu prouver que ces médicaments tuent. En Afrique, avant d’arriver à l’hôpital, les gens sont allés voir un soigneur traditionnel, ils sont peut-être arrivés trop tard. On n’a pas la preuve de ce qui les a tués car il n’y a pas d’autopsie. Donc, les gens ne se sentent pas en danger, et ils continuent à acheter ! Il y a aussi beaucoup d’automédication, et l’on s’approvisionne au marché. Ce n’est pas moins cher, mais il est possible d’acheter au comprimé, au jour le jour. C’est culturel. En France, on a un peu le même problème avec les achats sur Internet : on ne se méfie pas des faux sites, on sait pourtant que les médicaments peuvent tuer. Nous avons mené trois campagnes d’information dans toute l’Afrique francophone sur le thème « Les médicaments de la rue, ça tue ». Mais il faudrait mettre en place un système permettant de réduire le coût des médicaments, par exemple en les subventionnant. Il faudrait aussi que les États s’investissent davantage dans l’assurance maladie. En Afrique, les médicaments peuvent être plus chers qu’en Europe, alors que le niveau de vie est bien inférieur !

L’I. M. : Serait-ce utile d’envoyer des médicaments en Afrique ?

C. B. : Surtout pas ! Nous avons mené une campagne, en France, pour expliquer aux associations qu’il ne fallait pas envoyer là-bas nos vieux médicaments, mais plutôt aider ces pays à mieux s’approvisionner par eux-mêmes. Cela passe par la formation des pharmaciens, et la mise en place de pharmaciens inspecteurs pour surveiller le stockage et la distribution. Souvent, les jeunes infirmières qui partent en stage en Afrique collectent des médicaments avant leur départ, car elles souhaitent « aider ». Mais ce n’est pas une solution, parce que ces dons ne sont pas forcément adaptés aux besoins des populations. Il vaut mieux développer un projet sur place, par exemple autour de l’hygiène, des injectables, de la prévention… C’est aussi très utile et davantage adapté au savoir-faire des étudiantes.

L’I. M. : Quel rôle les infirmières peuvent-elles jouer ?

C. B. : Elles peuvent s’intéresser à la gestion des médicaments à l’hôpital. En Afrique, les problèmes d’approvisionnement sont chose courante. On rencontre aussi des problèmes d’efficacité du traitement alors que le diagnostic est bon. Il faut alors se demander si le patient a été observant. Si oui, la soignante doit s’interroger sur la qualité du générique et sur son lieu de provenance. Les infirmières doivent indiquer aux patients où ils peuvent acheter leur traitement de manière sécurisée. En Afrique, les infirmières sont amenées à prescrire. Elles doivent alors se référer à une liste de « médicaments essentiels », qui regroupe tous les produits utiles pour la prévention et le traitement des maladies les plus fréquentes dans le pays. Ceux-ci présentent un bon rapport coût-efficacité-risque, sont faciles à utiliser et de qualité. Avec 250 molécules, on soigne 80 % des maladies présentes dans les pays en développement !

1– Cette convention introduit des sanctions pénales et des mesures de prévention et de protection des victimes.

CARINNE BRUNETON

DÉLÉGUÉE GÉNÉRALE DE L’ASSOCIATION RÉSEAU MÉDICAMENTS ET DÉVELOPPEMENT (REMED)

> Pharmacienne à l’hôpital de Dabou (Côte-d’Ivoire) entre 1986 et 1991.

> Chargée d’étude chez ReMeD en 1994. Déléguée générale depuis 1996.

> Réalise une étude pour l’OMS sur la qualité des médicaments dans trois pays africains en 1995.

> Coordonne trois campagnes sur les dangers des médicaments de la rue entre 2002 et 2006.

> Deux autres campagnes : « La santé passe par la pharmacie » ; l’autre, destinée aux enfants, en 2007 et 2008.

> Travaille pour l’Unicef comme facilitatrice d’une communauté de pratique sur les médicaments depuis 2013.