« L’empathie n’est pas un luxe » - L'Infirmière Magazine n° 332 du 01/11/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 332 du 01/11/2013

 

RELATIONS AU PATIENT

RÉFLEXION

La capacité d’un professionnel de santé à partager les émotions d’un patient s’avère bénéfique à l’un comme à l’autre. Mais il est difficile de trouver le juste équilibre entre la compassion et la distance érigée au rang de norme professionnelle.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : De quelles façons s’exprime l’empathie des professionnels de santé à l’égard des patients ?

JEAN DECETY : L’empathie, c’est-à-dire la capacité naturelle à partager et à comprendre les états émotionnels d’autrui, se présente sous deux formes principales dans le domaine médical. La première est l’empathie cognitive, liée à la connaissance, que l’on peut définir comme la faculté à reconnaître et à comprendre l’expérience d’autrui, à communiquer avec lui et à s’assurer que nous avons bien compris son vécu, et, enfin, à s’engager dans une action destinée à l’aider. La seconde forme d’empathie, souvent conceptualisée dans la pratique médicale, est dite affective : il s’agit du partage d’émotions avec le patient. Je parle ici de pratique médicale car, en dépit d’études chez les infirmières, c’est avant tout l’empathie chez les médecins qui a été étudiée. Mais ce que nous avons appris peut être transféré aux infirmières. Et il est possible, d’ailleurs, de développer des programmes pour expliquer à tous ces professionnels de santé comment réguler leurs émotions, ce qu’est l’empathie et ce qu’elle peut apporter aussi bien au patient qu’au praticien lui-même.

L’I.M. : Justement, pourquoi est-il si important qu’un soignant sache faire preuve d’empathie ?

J.D. : L’empathie clinique, qui s’exprime dans la relation entre un professionnel de santé et un patient, constitue un facteur essentiel de la qualité des soins. Son expression va de pair avec une plus grande satisfaction du patient, une meilleure observance du traitement et un nombre plus faible de plaintes contre d’éventuelles fautes professionnelles. Un lien a été démontré entre, d’une part, la perception par le patient de l’empathie du médecin à son égard, et, d’autre part, les résultats de sa prise en charge. Par ailleurs, il faut du temps pour mettre en œuvre l’empathie : un praticien doué d’empathie passe donc plus de temps auprès du patient et multiplie les attaches, ce qui représente une aubaine pour l’état de santé. Du point de vue du médecin, l’expression de l’empathie accroît aussi son bien-être et son épanouissement professionnel. Plus l’empathie s’exprime dans la relation soignant-soigné, moins il est constaté de souffrance personnelle, d’anxiété ou de dépression. Les médecins doivent donc être capables de reconnaître précisément les émotions de leurs patients et de réagir en conséquence pour instaurer la confiance, et, finalement, les aider à trouver les réponses appropriées à leur maladie.

L’I.M. : Comment concilier l’expression de l’empathie avec une autre exigence professionnelle, celle de rester et de paraître neutre, objectif, sans émotions ?

J.D. : Dans la pratique médicale, l’empathie cognitive est souvent jugée, à tort, bénéfique à la relation de soins, tandis que l’empathie affective entraverait la capacité du médecin à effectuer les bons diagnostics et à obtenir plus facilement des résultats. Cette situation ambivalente résulte du fait que les professionnels de santé apprennent et pratiquent « une empathie détachée ». Par ce processus, ils entendent conserver une certaine distance émotionnelle vis-à-vis de leurs patients afin de garder entière leur objectivité et de se prémunir contre un trouble causé par une exposition aux émotions des malades. Or, par exemple, si le comportement distancié d’un chirurgien peut être adapté pendant son intervention sur un patient sous anesthésie, il serait, en revanche inapproprié quand ce même praticien discute avec le malade. De récentes recherches portant sur les bases psychologiques et neurobiologiques de l’empathie confirment que cette logique de détachement ne peut plus être défendue. D’abord parce qu’être sensible aux émotions d’autrui améliore la compréhension empathique du patient, sur les plans cognitif et affectif. Mais aussi parce que les patients répondent d’une manière différente aux médecins engagés émotionnellement. Ceux qui sentent leur médecin en accord émotionnel avec eux, ou ­sincèrement concerné par leur cas, lui en dévoilent plus sur eux-mêmes, respectent mieux les traitements prescrits, et, face à des pathologies graves comme le cancer, font montre d’un plus grand engagement.

L’I.M. : Dans quelle mesure la posture rassurante du professionnel joue-t-elle sur l’état du patient ?

J.D. : Les professionnels de santé qui adoptent une approche chaleureuse obtiennent de meilleurs résultats, en termes de prise en charge, que leurs confrères qui montrent une « empathie détachée » vis-à-vis des patients. Cette conclusion est issue d’une méta-analyse des résultats d’études de la prise en charge de patients dans différents contextes. Les recherches en neuroendocrinologie et en physiologie du stress ont également montré que la perception par une personne d’un soutien social peut avoir une influence majeure sur sa réponse hormonale, cardio-vasculaire et immunitaire dans un grand nombre de situations. Ainsi, un patient qui juge le professionnel de santé capable de contrôler les aspects de sa maladie est en mesure d’engager des processus physiologiques allant de la régulation du glucose et de l’hypertension à l’immunomodulation et à la neurogenèse.

L’I.M. : L’empathie d’un professionnel de santé peut-elle aider le patient à surmonter le stress lié à l’expérience de la maladie ?

J.D. : Habituellement, les médecins doivent communiquer une information hautement anxiogène à leur patient, ce qui est susceptible de générer chez ce dernier un stress considérable. Dans de nombreux cas, la relation entre le professionnel de santé et le malade s’apparente donc à une ligne de front dans la bataille contre la pathologie, et il arrive que la capacité du soignant à susciter chez le patient du stress lié à sa maladie ait autant d’effets – négatifs – que des interventions médicamenteuses. Le souci empathique de l’autre, par opposition à une « empathie détachée », permet au médecin de mieux comprendre ses patients et de modifier son approche pour s’adapter à la personne qu’il tente de prendre en charge. Compte tenu des travaux des vingt-cinq dernières années montrant que l’empathie clinique a de nombreux effets positifs, par exemple sur l’obésité ou l’hypertension, il n’est vraiment plus acceptable de considérer une attitude empathique comme un luxe.

L’I.M. : Ressentir trop de compassion peut-il toutefois conduire au burn out ?

J.D. : C’est la contagion émotionnelle qui peut conduire au burn out, pas l’empathie. Si vous associez à l’empathie de bonnes stratégies de régulation des émotions, vous dimininuez le stress du médecin ou de l’infirmière. Probablement parce que le fait d’exprimer de l’empathie et de porter attention aux autres est associé à une augmentation de l’hormone oxytocine, ce qui, à son tour, régule l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien. S’occuper des autres a également un autre effet connu : l’augmentation de la dopamine, et de la sensation de bien-être.

L’I.M. : Vous écrivez que l’empathie n’est pas l’apanage des êtres humains. Qu’est-ce qui nous différencie des animaux dans ce domaine ?

J.D. : L’empathie a pour origine le fait que la progéniture des mammifères ne peut survivre sans attachement ni soins des parents. La survie et l’état de santé des mammifères dépendent étroitement de la capacité des membres d’une même espèce à communiquer entre eux, à partager des informations sur leurs émotions, sur leurs intentions, et, enfin, à répondre aux besoins de leurs proches. Chez les humains, comme chez les autres mammifères, les mécanismes neuronaux sous-tendant l’empathie se trouvent dans le tronc cérébral, l’hypothalamus, l’amygdale, l’insula et le cortex orbitofrontal. Pour toutes les espèces, les mécanismes qui facilitent l’empathie sont influencés par de multiples facteurs interpersonnels ou sociaux. Mais les êtres humains, eux, sont conscients de leurs émotions, et disposent du langage. Ils peuvent donc contrôler et communiquer leur empathie d’une façon qui reste inaccessible aux autres animaux. Le langage est un outil très puissant pour réguler ses propres émotions et celles d’autrui – les mots peuvent aussi bien blesser qu’aider à soigner l’autre.

JEAN DECETY

PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE ET DE PSYCHIATRIE

→ Thèse en neurobiologie à l’université Claude-Bernard, à Lyon, en 1989.

→ Jusqu’en 2001, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), à Lyon.

→ Professeur à l’université de Washington, Seattle (États-Unis) de 2001 à 2005.

→ Depuis 2006, professeur de psychologie et de psychiatrie à l’université de Chicago (États-Unis), où il dirige le Social Cognitive Neuroscience Laboratory, ainsi que le Child Neurosuite, un espace de recherche en neurobiologie sur les bébés et les jeunes enfants.

POUR ALLER PLUS LOIN

→ L’ouvrage collectif (en anglais) Empathy. From Bench to Bedside, sous la direction de Jean Decety, MIT Press, 2012.

→ Le site du Social Cognitive Neuroscience Laboratory : www.scnl.org

→ Le site du Child Neurosuite : www.child-neurosuite.org