Un lieu de vie sur mesure - L'Infirmière Magazine n° 332 du 01/11/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 332 du 01/11/2013

 

ADULTES AUTISTES

REPORTAGE

Dans le village de Brissac-Quincé, près d’Angers, une « maison » créée par l’association Perce-Neige, et dotée du statut de foyer d’accueil médicalisé, accueille, depuis deux ans, une trentaine d’adultes autistes. Priorité y est donnée au bien-être et à la mise en avant des capacités de chacun.

Les deux visages se sont rapprochés, dans un mouvement d’une grande douceur. L’instant est rare. Et donc précieux. Front contre front, Alexandra(1) et Audrey, aide-soignante, se dé­visagent, se sourient. « Tu me manges des yeux ! », chuchote Audrey à la jeune femme qui lui fait face. Alexandra s’esclaffe, d’un rire fragile. Ses yeux pétillent, même si les mots lui manquent pour dire son bien-être. Une musique douce emplit la pièce, où flotte une odeur de citronnelle. Pour huit des résidents de la maison Perce-neige de Brissac-Quincé, située à quelques kilomètres d’Angers, l’heure est à l’atelier relaxation, animé par Audrey, et Lauriane, AMP. Atteinte d’autisme, Alexandra est aujourd’hui une jeune femme de 32 ans pleine d’énergie, parfois même mutine. « Toujours sauvage, oui. Le corps tendu. Supportant mal qu’on la touche. Mais bien plus sereine que la jeune femme que nous avons vue arriver il y a deux ans, se souvient Lauriane. À l’époque, elle fuyait toute relation, elle restait terrée, mutique. S’effondrant, ou donnant des coups dès que l’on s’approchait d’elle. Ayant écumé, adolescente puis jeune adulte, nombre de structures d’accueil, sans trouver sa place nulle part. » À Brissac, pas à pas, elle a accepté d’entrebâiller la porte vers le monde. Elle a apprivoisé, à sa mesure, les lieux, les autres, et même quelques mots, appréhendés par le biais de la méthode PECS (système de communication par échange d'images). Ce matin-là, Alexandra accepte même le contact d’Audrey, pour un massage des mains, accompagné par la voix de la jeune aide-soignante qui résonne comme un murmure apaisant. Un ange passe… Jusqu’à ce que, en un instant, Alexandra lâche prise. Son regard se perd, son corps se crispe… Elle n’est plus là. Audrey n’insiste pas – « c’était agréable, hein, Alexandra » Happée par son besoin d’ordonnancement, de symétrie, la jeune femme s’est emparée du jeu Puissance 4. Silencieusement, elle aligne des colonnes de pions – un jaune, un rouge…

Un cheminement douloureux

Être au monde, à une activité, une parole, un regard. Pour les personnes atteintes de troubles autistiques, le cheminement est complexe, souvent douloureux, rarement linéaire. Plus encore lorsque, comme c’est ici le cas pour la quasi-totalité des résidents, les retards de développement s’ajoutent aux troubles autistiques. Quel lieu de vie – et quelle vie – imaginer pour ces adultes souffrants ? Pour nombre de familles, l’équation semble insoluble. Le manque de structures adaptées est criant. Cruel. Alors, pour y répondre, l’association Perce-Neige s’est lancée dans la création de « maisons » – une première a ouvert en Ile-de-France dès 2008 ; celle de Brissac, en octobre 2011 ; et une troisième, cette année, à Marseille. Seul établissement du département dédié à l’accueil des adultes autistes, la maison Perce-Neige de Brissac – qui a le statut de foyer d’accueil médicalisé – est ainsi ouverte 365 jours par an, et dispose de 32 places – dont quatre dédiées à l’accueil de jour et quatre autres à l’accueil temporaire. « Nos résidents, âgés de 20 à 45 ans, vivaient auparavant, pour la plupart, soit avec leurs parents, soit en foyers pour adultes. Beaucoup d’entre eux ont été, adolescents, pris en charge en IME, quelques-uns ont connu l’hôpital psychiatrique, explique Olivier Carré, directeur des lieux. Ici, l’objectif est de leur offrir cadre de vie et accompagnement adaptés, en mettant l’accent sur le bien-être et le développement des capacités de chacun. » Une prise en charge assurée par une équipe pluriprofessionnelle forte d’une cinquantaine de personnes : 12 aides-soignantes et autant d’AMP, cinq moniteurs éducateurs et deux éducatrices spécialisées, auxquels s’ajoutent, en plus de l’équipe administrative, une chef de service, deux infirmières (à trois quarts temps), une psychologue (à 80 %), des veilleurs de nuit, ainsi qu’un médecin généraliste présent un après-midi par semaine, une psychomotricienne (à 40 %) et une orthophoniste (à 20 %), le poste de médecin psychiatre n’ayant, lui, toujours pas trouvé preneur.

« Au quotidien, nous sommes au moins deux, parfois trois aides-soignantes, AMP ou monitrices éducatrices, présents dans chacune des quatre unités de la maison », témoigne Coralie, AMP. « Et, indépendamment de nos métiers, nous participons tous aux accompagnements, de la douche au repas, en passant par les activités. Chacun, certes, a ses propres compétences professionnelles. Mais accompagner les résidents à tous les moments de leur journée nous permet de mieux les connaître », précise Anaïs, aide-soignante. « C’est essentiel, souligne-t-elle, car ici, même une toilette se pense. » Thomas était mal à l’aise sous la douche – il ne savait pas s’y prendre. Jusqu’à ce que, pas à pas, l’équipe l’aide à donner sens, et ordre, aux gestes de sa toilette. Lucie, elle, refusait de se laver, parce que le savon était à gauche et non à droite dans la salle de bain, perturbant son ordonnancement du monde.

Troubles sensoriels

Prendre le temps, savoir observer, être dans la réassurance, et tenter, autant que faire se peut, de guider chacun vers une certaine autonomie. L’objectif est, lui aussi, bien présent. Et la maison Perce-Neige affiche clairement son positionnement éducatif. « Sans pour autant verser dans le dogmatisme si prégnant dans le monde de l’autisme, où le conflit entre approche psychanalytique et partisans du tout-éducatif est souvent féroce », tient à souligner Olivier Carré. « Agir sur l’environnement – la lumière, le bruit – pour limiter les troubles sensoriels. Compenser l’absence du langage en développant, avec ceux qui le peuvent, une communication par échange de pictogrammes. Structurer temps, espace, et tâche à accomplir. Travailler les comportements, éventuellement à l’aide de stimulants – une parole, une compote…, comme on le fait avec les jeunes enfants. Face aux troubles, il faut être pragmatiques », argumente Armelle Saillour, conseillère technique à Perce-Neige. Psychologue de lieux, formée aux approches éducatives et comportementales, Camille approuve – « être concret n’empêche pas d’être à l’écoute ». Elle dont le rôle essentiel est d’accompagner l’équipe a d’ailleurs également mis en place des temps d’entretien clinique « traditionnels » avec quelques résidents – « quatre jeunes hommes, pour qui cela a du sens. Capables d’élaborer leurs émotions intimes, l’un grâce au langage, les autres à l’aide de quelques mots et/ou de pictogrammes symbolisant les émotions ».

Pragmatisme donc. « Car, si l’autisme désarçonne autant, c’est aussi parce qu’il n’y a pas de recette miracle, souligne Olivier Carré. L’accompagnement doit donc être guidé par l’hypothèse, le questionnement. » Nourri, ici, d’une attention toute particulière portée à la formation des équipes – « formation à l’autisme, aux méthodes éducatives, à la gestion des comportements agressifs…, un plus considérable comparé à tant d’endroits », commente Coralie. Nourri, aussi, d’une intense réflexion d’équipe, lors de temps de réunion dédiés comme au fil d’échanges informels, ou à l’occasion des transmissions. Ce jour-là, c’est surtout l’état de Thomas qui préoccupe les professionnels présents. Ses troubles du comportement, son agressivité, envers lui-même comme envers les autres, mettent tout le monde à mal en ce moment. Comment gérer ses crises ? En utilisant l’une des deux salles de répit ? Entre autres, certainement, cela a l’air de l’apaiser. Mais à condition de ne pas en abuser, et de définir un protocole clair pour tout le monde. Les inquiète également le comportement de Yann, se terrant dans le sommeil ces jours-ci, perdu dans son classeur PECS quand d’ordinaire, il l’utilise à tout bout de champ. Son état ne serait-il pas signe d’une souffrance somatique ? « Il a été opéré il y a peu », rappelle Tatiana, AMP.

Sitôt les transmissions terminées, Christine, infirmière, est happée par les interrogations de ses collègues concernant Yann. « Ici, commente la soignante, la complémentarité des regards est un impératif. » Coordonner et accompagner aux rendez-vous de soins à l’extérieur, que ce soit chez le gynéco, le neurologue ou le psychiatre, mais aussi refaire un pansement ou distribuer un traitement… Auprès des résidents, le travail infirmier a bien une composante somatique. « Mais mon rôle, souligne Christine, a moins à voir avec la technique qu’avec le relationnel, l’observation vigilante. D’autant, précise-t-elle, que même la composante somatique du soin est exigeante, car, le corps étant vécu comme étranger, le langage demeurant absent, les personnes autistes peinent à exprimer, voire à appréhender leurs souffrances. » Ainsi de Yann. Ou de Joëlle, dont l’agitation avait pour origine une dent douloureuse. « En fait, ajoute Mathilde, l’autre infirmière des lieux, ici, il faut savoir s’adapter. On ne peut pas, comme à l’hôpital, prévoir – il faut faire avec ce que sont les résidents, à un moment T. » Et de se souvenir d’un pansement à Jérémy, commencé à l’infirmerie mais, pour répondre à l’angoisse du jeune homme, terminé dans sa chambre, en musique, accompagnés de Tatiana… S’adapter, comme aujourd’hui : Louis refuse d’être examiné par le Dr Paillocher, et repousse même le contact des mains de Christine, qui doit pourtant désinfecter l’égratignure qu’il a au pied. La soignante a trouvé la parade : elle utilise, après l’avoir rassuré, un spray invisible. « Tu vois, ta peau n’a pas changé d’aspect », le rassure-t-elle.

Un investissement compliqué

Sa plaie désinfectée, le jeune homme sort à grands pas de l’infirmerie, impatient de partir au marché – c’est au programme, il l’a vu sur son emploi du temps imagé épinglé sur l’un des murs de son unité, et s’en souvient. Le hall d’accueil résonne de ses cris. Et des renâclements soudains de Léa. « C’est qu’investir un lieu, une activité, est souvent compliqué pour les personnes autistes, qui supportent mal le changement », explique Valérie, chef de service. Paroles et gestes alliant rassurance et/ou incitation, mais aussi emplois du temps visuels, ou photos des membres de l’équipe présents, aident alors l’équipe à ouvrir la voie aux activités proposées. La petite troupe partie faire des courses, la maison bruisse, ici d’histoires et de contes, là des murmures en relaxation, là encore de l’agitation de l’activité mosaïque. Concentrée, Juliette assemble d’une main experte les fragments de pierre colorée, mais, à ses côtés, Jonathan peine à manier la pince – il a besoin d’aide. Le déjeuner, pris dans les unités, englouti ou chipoté, les résidents se dispersent. Ou pas. Paul s’attelle à ses dessins, Hugo à un jeu de construction en bois. Mais les couloirs et les salles de vie de la maison résonnent aussi de cris, de déambulations solitaires, de stéréotypies gestuelles, comme pour tenter d’ordonner ce temps flottant. Comment travailler ces temps de vie hors activités ? L’incapacité de la plupart des résidents à s’occuper seuls, et sans y être incités ? Voire, plus rare, à s’investir dans une activité quelle qu’elle soit. L’équipe s’interroge. Avec un peu de temps, un apprivoisement plus fin encore des ressentis de chacun ? Certainement. Via plus d’activités ? Peut-être. Mais pas seulement. Alors ? Tâtonnements, hypothèses… En ce moment, Tatiana travaille à concevoir, pour chacun, de petites boites d’activités ludiques. Cyril s’est emparé de la sienne, et prend désormais plaisir à son jeu d’encastrements. Qui sait, la dynamique peut marcher pour d’autres, espère la jeune femme.

La reprise des activités arrive en tout cas à point nommé. Au menu, jardinage, blog – débutant ce jour-là par le tri des photos, ce qui permettra de donner des nouvelles aux familles – ou encore esthétique. « Tu es belle », sourit Anna, regardant Anaïs en train de la coiffer. « Tu veux dire que toi, Anna, tu es belle », répond la jeune aide-soignante. L’appréhension de la notion du « je » et du « tu » est difficile. Mais le regard d’Anna est radieux, elle qui a d’ordinaire tant de mal avec son image… Accompagner de façon adaptée, l’objectif est bien là. Et, construits avec les familles, les projets personnalisés de chacun en sont, à leur façon, le reflet. « Nous travaillons à petits pas, à l’aune d’objectifs non démesurés, et évaluables, pour pouvoir nous réinterroger sur nos façons de faire », commente Marie, monitrice éducatrice. Les cheminements sont certes parfois complexes, désemparants. Telle l’évanescence de Paul, alors qu’à l’IME où il séjournait adolescent, il communiquait via un classeur PECS – le décès de sa mère joue-t-il sur son humeur ? Ou les TOC de Yohan, signe d’une anxiété majeure, qui appelleraient certainement un suivi par un psychiatre qui le connaisse. Mais le bien-être de certains, le sourire goguenard de Nicolas montrant les photos de son séjour à la mer en compagnie d’autres résidents, l’apaisement d’Alexandra et son apprentissage du « je veux » – désormais articulé d’une voix claire – font tenir l’équipe. Tout comme les paroles de la mère de Cyril : « Hier, pour la première fois de sa vie, mon grand fils a pu me demander un verre d’eau. Dans un sourire ! »

1- Les prénoms des résidents ont été modifiés.