À L’ÉTRANGER
DOSSIER
Dans la plupart des pays européens, la profession infirmière est représentée par un ordre dédié. Le fait qu’en France, cette instance peine à trouver ses marques interroge nos plus proches voisins ainsi que des chercheurs canadiens.
« Ici, personne ne remet en cause l’existence ou le fonctionnement de l’ordre infirmier. Même si, parfois – mais c’est sans doute inhérent à tout type d’organisation –, il n’est pas exempt de contestations et de débats en interne. Créé voilà plus de soixante ans, il est totalement installé dans la culture de la profession. D’ailleurs, toutes les infirmières en exercice ont toujours connu l’ordre », explique Julietta Massi Belli, cadre infirmière dans un hôpital près de Milan et élue du collège régional. En Italie, chaque territoire régional possède son collège infirmier. Au niveau national, les collèges sont regroupés au sein de la Fédération nationale des collèges infirmiers. « J’ai travaillé plusieurs années en France, dans le service public, et, au départ, j’ai été un peu déconcertée qu’il n’y ait pas d’ordre, d’autant que la population infirmière est très nombreuse, elle pourrait donc davantage peser sur les questions et les problématiques touchant au périmètre de son exercice. En 2008, j’ai quitté la France au moment où l’ordre infirmier se mettait en place. À l’hôpital, nous en parlions entre nous, mais c’était assez timide. Je me souviens que les avis étaient plutôt tranchés. Les “pour” estimaient que cela allait aider la profession ; les professionnels et les “contre” disaient que les syndicats suffisaient et qu’ils ne voulaient pas payer pour travailler. Mais, ici, en Italie, ordre et syndicats ne sont pas antinomiques. D’ailleurs, l’ordre encourage les infirmières à se syndiquer, et je crois que 9 sur 10 le sont. »
Au Canada également, la grande majorité des infirmières du secteur public adhèrent à un syndicat. « D’après ce que j’ai pu lire sur les forums français concernant l’installation de l’ordre infirmier, il me semble que l’instance a pâti d’un déficit de communication sur son rôle. J’ai le sentiment qu’il a été perçu comme une entité qui viendrait gouverner et contrôler les soignants. C’est, certes, une partie de son mandat, mais il aurait dû davantage insister sur le fait que son rôle est aussi de protéger le champ des pratiques infirmières et de veiller aux intérêts de la profession », constate Amélie Perron, professeure agrégée à l’École des sciences infirmières de la faculté des sciences de la santé à l’université d’Ottawa.
La professeure canadienne estime, par ailleurs, que si les infirmières ont des difficultés à s’engager dans la défense de leur profession, c’est parce que cela équivaut, pour elles, à nuire aux patients. « Beaucoup d’infirmières pensent que consacrer de l’énergie à la défense de la profession les empêche de se consacrer aux patients. Elles vivent cela comme un sorte de trahison vis-à-vis d’eux. Je ne sais pas pourquoi elles en sont venues à penser cela. En tout cas, cet argument ne tient absolument pas. J’ai l’impression que c’est un héritage d’un autre temps, quand on réclamait aux infirmières un dévouement de soi absolu. ». Pour Fabiano Gonçalves, infirmier à Braga, dans le nord du Portugal, et membre de l’ordre des infirmiers portugais, « la résistance française à l’ordre infirmier est incompréhensible ! » L’ordre portugais a été créé il y a quinze ans, à la faveur d’une refonte nationale de la réglementation des professions. « L’émergence de l’ordre a notamment permis à la profession de se défaire de la tutelle des médecins, qui était forte, ici comme en France d’ailleurs, où j’ai travaillé quelques années après avoir obtenu mon diplôme. Bien sûr, tout n’est pas parfait, mais désormais nous avons davantage voix au chapitre lorsque des réformes ou des modifications touchent notre exercice professionnel. Nous sommes aussi force de proposition car la profession est incarnée par l’ordre au niveau régional et national », commente l’infirmier.
« Même si, au départ, continue-t-il, il y a eu chez nous aussi des professionnels qui n’étaient pas convaincus de l’intérêt d’un ordre, je crois qu’aujourd’hui, personne n’apprécierait que l’on revienne en arrière, parce qu’il a su montrer son utilité et sa capacité à fédérer les infirmières, même s’il reste évidemment perfectible. Et de moduler : « Il est toujours difficile de dire que ce qui fonctionne dans un pays fonctionnerait obligatoirement dans un autre. ». Ruth Woodward, du Nursing and Midwifery Council estime pour sa part que « l’histoire d’une profession, sa culture sont propres à chaque pays. Cependant, j’ai toujours trouvé étrange que la profession infirmière française tarde à s’organiser autour d’un ordre professionnel. En Grande-Bretagne, l’ordre des nurses est une institution très respectée, aux yeux des pouvoirs publics comme pour le public. Elle est également très dynamique, regroupant plus de 650 000 professionnelles infirmières et sages-femmes ». Et d’ajouter : « J’ai régulièrement des échanges avec des collègues françaises dans le cadre de mes recherches en sciences infirmières, et je vois bien que nos systèmes de santé, qui sont très différents, sont, en revanche, fragilisés de la même manière par la crise économique. Cependant, dans ce champ également, l’existence d’un ordre est important, en ce sens qu’il a un rôle d’alerte auprès des tutelles et des pouvoirs publics puisqu’il est garant des pratiques professionnelles et doit protéger la santé des patients et du public. Bref, si l’ordre est un outil qui doit servir la représentativité professionnelle, il a en outre une dimension politique. »
De l’autre côté du Rhin, en Allemagne, Andrea Aschenbrenner, membre de l’Association professionnelle allemande pour les soins infirmiers (DBFK), fondée en 1903, rejoint l’avis de ses collègues européens.
« Il est aujourd’hui indispensable que la profession infirmière se dote, dans chaque pays, d’une instance de régulation forte, à même de porter les valeurs de notre profession, de protéger l’exercice infirmier et ses membres. Je pense que c’est une condition essentielle pour assurer nos missions auprès des patients. Mais, il est clair, aussi, que les ordres doivent davantage investir le champ politique. La santé est un enjeu politique majeur – les maladies chroniques, le vieillissement de la population, le cancer… touchent tous les pays d’Europe –, et les infirmières, de par leur nombre et l’importance de leurs missions, ne peuvent rester, ou être maintenues à l’écart des décisions qui impactent leur pratique et leur travail au quotidien. »
→ Créé en 2004, le Conseil européen des ordres infirmiers
→ De son côté, le Conseil international des infirmiers (CII)
1 – www.fepi.org
2 – www.icn.ch