AGRESSIONS
SUR LE TERRAIN
ENQUÊTE
Faute de pouvoir empêcher toute violence, il reste possible d’en limiter les effets en s’y préparant au mieux. Cette démarche passe, notamment, par la formation, un outil imparfait mais efficace.
Salvador
L’objectif de cette session d’une journée, dispensée en septembre au Centre hospitalier (CH) de Chauny, dans l’Aisne
Dans la lutte contre la violence, la formation constitue un levier central. Elle permet de distinguer la violence attachée à une maladie de celle liée à l’expression d’une légitime colère, ou encore d’une autre imputable à un motif considéré comme intolérable et commise en toute conscience. De différencier les violences « importées » des « endogènes » – les premières sont commises par des accompagnants de malades ou des visiteurs, les secondes par des patients, indique Thierry Gaussen, responsable de la sécurité au CHU de Nîmes. Cette connaissance affinée conduit à adopter le comportement le plus approprié – parmi sept options, selon les formateurs de Chauny. Si la violence découle d’une anxiété, il faut rassurer ; d’une addiction, canaliser ; d’une tendance à la manipulation, recadrer ; d’une « malveillance », faire intervenir d’autres professionnels… Le savoir, donc, voilà la clé. « Quand on connaît la pathologie du patient, on a des repères », explicite Chantal Bauchetet, qui, agressée par un patient en médecine générale, en a été quitte pour « quelques ecchymoses et une belle peur ». « Cadre de nuit sur plusieurs services que je connaissais mal, j’ai appris par la suite que ce patient souffrait de maladie psychiatrique. Il était en médecine générale pour un problème hépatique. » Des sessions de formation sur des pathologies psychiatriques et les risques de décompensation seront organisées après cet incident. « L’arme de prévention contre la violence en psychiatrie, c’est la clinique, pour détecter ce qui peut déclencher quelque chose chez une personne, comprendre ce qui se passe », corrobore Olivier Mans, cadre supérieur de santé en établissement public de santé mentale
Toutefois, aussi réalistes soient-elles, les mises en situation proposées dans certaines formations s’avèrent trop brèves. Par ailleurs, leur aspect ludique les rend certes agréables, mais limitées. Ainsi, des stagiaires chaunois s’interrogent : si le même cas se présente dans la réalité, trouveront-ils aussi facilement la solution que face au comédien ? « Malgré tout ce que l’on a vu aujourd’hui en formation, on peut tomber sur un abruti », conclut une stagiaire, qui n’utilise pas la langue de bois. En fait, la violence constitue un phénomène humain, donc pas forcément prévisible ni scientifiquement décortiquable. Pas de bibliographie, d’ailleurs, dans le stage de Chauny. Et quelques assertions improbables, comme : « Un alcoolique, ça se drive comme un enfant. » Restent donc d’intéressantes phrases clés à apprendre par cœur (tel le fameux canevas « si j’ai bien compris, votre problème, c’est… »), et une remise régulière de l’ouvrage sur le métier. Dit à la manière de François Bert, formateur avec Nicolas de La Baume et ancien de la Légion étrangère, cela donne : « La sueur épargne le sang. » Un autre vocable militaire, le drill, désigne le fait de répéter un acte jusqu’à ce qu’il devienne un réflexe.
Dans l’offre de formations, un écueil consiste à individualiser le problème (comme si le professionnel de santé gérait mal la violence), en négligeant d’éventuels facteurs plus collectifs favorisant l’agressivité. D’aucuns évoquent même des stages servant d’alibi
La meilleure des formations n’empêchera pas la violence. Mais elle en limite les effets, la désamorce, réduit les incertitudes et, surtout, permet de s’y préparer en connaissant mieux ses différentes formes et causes, et en se connaissant mieux soi-même. Pour éviter de contribuer à l’agressivité, le CH de Chauny a fait appel à la société Scutum Security First, dont la plupart des employés sont d’anciens militaires, formés à la retenue. Sans pour autant aller, comme dans d’autres stages, jusqu’à l’enseignement de techniques de protection physique…
La formation s’intègre, selon Bernard E. Gbézo
À défaut de pouvoir prévenir toute future violence, la direction doit apporter un soutien concret ou symbolique aux employés. Via le cadre, d’abord, au sein de l’unité. Il participe de la reconnaissance du travail, pour éviter que l’institution n’agresse ses employés, cette violence pouvant se répercuter sur la relation soignant-soigné et s’ajouter à la première violence de l’hôpital, celle de la maladie sur le patient. Le cadre peut rappeler à un patient dont l’agressivité est jugée injustifiable qu’il a des droits, et des devoirs. Il représente la hiérarchie et joue, comme le médecin, un rôle temporisateur. Il est immédiatement prévenu en cas d’incident, pour engager les démarches juridiques, recueillir la parole ou encore certifier à l’agent que ce n’est pas sa personne – mais l’institution – qui a été prise pour cible. La protection des fonctionnaires est une obligation pour la collectivité publique (article 11 de la loi du 13 juillet 1983), et implique un travail effectué avec humilité et en équipe, avec les directions, les services juridiques, les médecins du travail, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, les syndicats… Sans oublier les éventuels agents de sécurité. « Mieux vaut nous appeler pour rien que ne pas nous appeler, exhorte Éric Mayet, responsable de la médiation-sûreté au CHU de Rouen. Un soignant peut éprouver un fort ressenti après un fait de violence qui ne compte pas sur le plan légal. Ainsi, une menace peut être implicite au travail, mais elle doit être explicite selon le code pénal. » Souvent d’exercice privé, les « vigiles » ne sont des agents hospitaliers que dans quelques hôpitaux, comme aux CHU de Rouen ou de Nîmes – mais même eux font appel à des employés privés.
À l’image du protocole national entre les ministères de la Santé, de l’Intérieur et de la Justice
Dans la société, ce ne sont pas les violences qui augmentent, mais notre sensibilité à elles, écrit Laurent Mucchielli
Il ne faut pas nier les violences à l’hôpital, majoritairement des atteintes aux personnes (physiques à 47 %, de l’ordre de l’insulte ou de l’injure à 25 %, des menaces à 20 %, avec une arme, exceptionnelles, selon l’ONVS). Ni la souffrance des victimes, dont 10 % sont des patients, 84 % des personnels. Mais le rôle des infirmières est de soigner. Certes, des types spécifiques de violence font sans doute partie des risques du métier. Mais ce n’est pas aux IDE d’assurer la sûreté, de résoudre le mal-être social dans lequel s’enracinent nombre d’agressivités, ou de mettre sur pied un système de prise en charge sanitaire plus fluide. La violence les frappe au premier chef, mais elle n’est pas de leur unique ressort. Comme un révélateur, l’exercice de témoignage demandé aux stagiaires de Chauny sur un événement qui a généré du stress n’a pas porté que sur des faits de violence des patients.
Les professionnels ont également décrit la difficulté d’une aide-soignante à se rendre ponctuellement dans une équipe peu accueillante ; un manque de places de parking ; des problèmes relationnels avec des médecins ; le désarroi d’une jeune infirmière face aux propos suicidaires d’un malade ; le manque ponctuel de disponibilité d’un matériel, ou encore sa moindre solidité « à cause de la politique de diminution des coûts », ce qui inspire à un soignant cette réflexion acide : « Ce jour-là, c’était Bagdad. » Est-il si illogique que cela que l’institution hospitalière commence à faire appel à d’anciens militaires ?
1- Prénom d’emprunt.
2- Des dizaines de professionnels soignants (hors médecins), administratifs ou encore techniques, principalement des urgences et des admissions, sont formés sur ce thème à Chauny.
3- Michel Michel est aussi consultant-formateur à l’Association pour la recherche et l’intervention sociale. À lire, sa réflexion sur la violence : bit.ly/17xOHCu.
4- Olivier Mans est aussi membre du Serpsy (Soin, étude et recherche en psychiatrie). Il a également écrit sur la violence : bit.ly/14TIC02.
5- Le mot « alibi » apparaît dans Conjurer la violence. Travail, violence et santé, Christophe Dejours (dir.), Petite Bibliothèque Payot, 2011, 9,65 €.
6- Guide Agir sur les risques psycho-sociaux, CFDT, 2010, 6 €. (bit.ly/19M23i7).
7- Les soignants face à la violence, Éd. Lamarre, 2005.
8- Laurence-Béatrice Cluzel est aussi représentante du Syndicat des manageurs publics de santé.
9- Au CH de Chauny, le temps de passage aux urgences, de l’entrée à la sortie, soins compris, est de trois heures.
10- À lire, ces fiches sur la conduite à tenir en cas d’incident : bit.ly/GEHMxS.
11- La dernière version date du 20 avril 2011 (bit.ly/19REYY3). Le code pénal lui-même évoque spécifiquement, dans un but protecteur, les professionnels de santé (art. 222-13 et 433-3).
12- Notre article d’actualité sur le sujet : bit.ly/17Fao5R.
13- Notre actualité sur le sujet : bit.ly/1bU5Uvk.
14- Sciences humaines, n° 247, avril 2013.
« Un fait incompréhensible »
« Le fait de violence semble incompréhensible à l’infirmière, puisqu’elle est là pour aider. Au terme d’études compliquées, quand elle arrive dans un service, elle a l’impression d’avoir une certaine maîtrise. Or, en cas de violence, elle ne contrôle pas ce qui se passe. Sa fierté est mise à mal.
À l’AP-HP, avec ma collègue Christine Notides, nous proposons aux soignants des consultations gratuites et anonymes. Nous pouvons même nous déplacer dans les services en cas d’urgence. Les cadres préviennent les infirmières qui vont mal de notre présence et leur donnent notre numéro, ou encore alertent la direction en cas de situation compliquée. Nous sommes sollicitées quelques jours après l’événement en moyenne. Plus on intervient tôt, mieux c’est, pour éviter aux professionnels d’aller beaucoup moins bien.
Or, ceux-ci accumulent beaucoup, sans toujours avoir le réflexe d’aller chercher de l’aide.
Quand un professionnel de santé nous consulte, ce n’est pas le fait violent lui-même qui nous intéresse, mais ce que le soignant va en dire, son ressenti. »