Confrontés à la non-guérison inhérente à certaines prises en charge, dans différents services de soins de l’Hexagone, des professionnels détricotent le fantasme du soignant omnipotent.
Maladie incurable, décompensation, décrépitude, mort… Quand la médecine n’offre guère de solution, l’infirmière est amenée à reconsidérer sa propre posture et les fondamentaux de son métier. De quoi anéantir l’éventuel sentiment, ou fantasme, de « toute-puissance ». Pour faire face à ces situations, souvent douloureuses, les stratégies mises en œuvre varient d’un soignant à l’autre. Mais certains principes s’attirent l’unanimité. « Quand on sort de l’école, on a plein de représentations. On se dit que l’on veut soigner les gens. On se rend compte, quand on est confronté à la réalité, que l’on ne peut pas guérir tout le monde, que l’on ne maîtrise pas le parcours de soins de bout en bout », estime Séverine Delieutraz, IDE à la clinique psychiatrique Régina située à Sévrier (Haute-Savoie). Pour cette dernière, la prise de conscience est survenue lorsqu’elle s’est lancée dans un cursus de diplôme universitaire de perfectionnement en soins psychiatriques, et notamment à travers son sujet de mémoire. « J’ai choisi de travailler sur le vécu d’impuissance, explique-t-elle. L’idée m’est venue suite à des situations que j’avais mal vécues, en l’occurrence deux cas de jeunes qui présentaient des symptômes psychotiques. J’avais l’impression que je n’avais pas apaisé leurs souffrances. » Régulièrement confronté à cette lassitude de la part de ses équipes, le Dr Philippe Babadjian, chef du département de gérontologie de l’hôpital d’Argenteuil (Val-d’Oise), observe également parmi les infirmières concernées « une impression de mener une bataille d’arrière-garde, de lutter contre la perte d’autonomie alors que cela se solde le plus souvent par une absence de succès ».
Nul doute pour le Dr Véronique Vignon, médecin en soins palliatifs à la clinique de la Toussaint, à Strasbourg (Bas-Rhin), « la question de l’impuissance – que l’on peut relier à celle de la toute-puissance – affleure du fait de la non-guérison, malgré tous les essais de compétences de la fonction médicale ». En témoigne sa propre expérience. En effet, le Dr Vignon s’est penchée sur le sujet bien avant de travailler en soins palliatifs. En rééducation fonctionnelle et en gériatrie aussi, le questionnement a émergé. « Dans toutes ces disciplines, on est confronté à la non-guérison. On ne guérit pas de l’âge, ni de la tétraplégie accidentelle ni de cancers très avancés », commente-t-elle. Avant d’ajouter : « Comme la toute-puissance est, à l’évidence, un leurre, de deux choses l’une : soit c’est très décourageant et il vaut mieux se reconvertir ; soit on s’oriente vers un consentement à une forme d’impuissance. Cela permet de déployer tous les efforts nécessaires, sans pour autant essayer de tendre vers quelque chose d’impossible. »
Pour se prémunir contre la tentation de tout maîtriser, le Dr Vignon propose ainsi d’adopter une attitude d’acceptation. « Très régulièrement, ressurgit ce sentiment de type “je vais y arriver” ou “ce n’est pas hors de portée”. Il nous appartient, à chaque fois, de revenir à quelque chose de plus réel, explique-t-elle. Ce n’est pas un choix idéologique que l’on peut faire une fois pour toutes. C’est un pas-à-pas que l’on fait tout en gardant la même détermination. » À l’occasion de son travail de recherche, Séverine Delieutraz parvient à la même conclusion. Ainsi, dans un article paru en 2012 dans la revue Cliniques, l’infirmière explore-t-elle le travail de renoncement que doit effectuer le soignant. Ce qui la conduit à détailler la prise de distance, les enjeux narcissiques, le fantasme de l’immédiateté, ainsi que « l’illusion de la neutralité soignante » en pointant « la nécessaire identification au patient ». De son point de vue, le danger se situe dans l’exercice trop solitaire. Selon son analyse, « la toute-puissance se trouve finalement dans le “je”. Notre satisfaction est infondée lorsque le patient nous dit “c’est grâce à vous si je vais mieux”. On ne peut pas rester dans cette position-là, au risque de coller au vécu du patient. Ce qui est aidant pour le malade, c’est l’équipe dans sa globalité. »
Les collègues deviennent, de ce fait, un rempart contre d’éventuelles dérives. Le travail collaboratif prend ici tout son sens. Citant les histoires d’euthanasie qui ont défrayé la chronique, le Dr Vignon rappelle en effet que les soignants incriminés se sont souvent retrouvés seuls. À ses yeux, ces derniers ne se sont pas forcément rendus compte du chemin glissant qu’ils empruntaient. « En équipe, c’est plus perceptible, souligne le médecin. Grâce aux autres, une sorte de régulation peut s’opérer. » En cas d’implication trop forte, ils sont aussi susceptibles de prendre le relais. « Ce n’est pas toujours possible, admet Séverine Delieutraz. Mais, parfois, il est important de faire un pas de côté. » Autre mode de prévention pointé par le Dr Vignon : la relecture. Il s’agit de revenir, de manière réflexive, sur des attitudes qui peuvent s’assimiler à de la toute-puissance. Si elles ne se soldent pas par un événement fracassant tel que l’euthanasie, elles peuvent cependant s’insinuer dans des actes bien plus anodins. « On peut prendre le pouvoir sur le patient de mille et une façons, indique Véronique Vignon. Il s’agit de saisir au vol les sensations de malaise qui nous restent après une journée de travail et d’en chercher la cause. Parfois, on s’aperçoit qu’on a versé dans le pouvoir sur l’autre. Ce n’est pas forcément dramatique. Mais il vaut mieux ne pas laisser passer les petites choses pour éviter que les grandes n’adviennent. »
Pour mener cette relecture, plusieurs options sont possibles. Elle peut s’effectuer de façon isolée. « Il suffit d’avoir une capacité d’introspection, affirme Séverine Delieutraz. C’est indispensable pour pouvoir s’interroger sur sa pratique. » Le recours au dialogue en équipe s’avère également utile, a fortiori lorsque l’acte posé a eu des conséquences indésirables. « Il ne s’agit pas d’y consacrer des heures, ajoute cependant Véronique Vignon. Mieux vaut saisir la balle au bond. Si l’on attend d’avoir une heure à chaque fois, cela risque d’être impossible. » La supervision peut aussi offrir l’espace de discussion nécessaire à cette réflexion. Dans tous les cas, la place du cadre de santé semble cruciale pour instaurer le climat de confiance propice. En effet, selon sa façon de gérer ses équipes, soit il libère la parole, soit il l’empêche.
Le rôle de l’encadrement paraît encore plus essentiel dans certaines disciplines du soin qui subissent un défaut de « notoriété ». En atteste le Dr Philippe Babadjian, qui a participé à un travail conduit par l’ex-direction régionale des affaires sanitaires et sociales (Drass) d’Ile-de-France sur la valorisation de l’exercice professionnel en gérontologie. « Cette discipline n’est pas du tout valorisée », déplore-t-il, tout en insistant sur le fait que « les soignants de gériatrie ont un vrai savoir-faire ». Voilà pourquoi il a collaboré au rapport d’étape de la Drass en 2005, dans lequel l’encadrement est incité à reconnaître « les notions de compétences individuelles et collectives ». D’après les recommandations listées dans ce document, l’encadrement doit aider les professionnels à assumer « les situations de vie rencontrées ». Comment ? En les accompagnant vers l’acquisition de la maturité nécessaire. Ce qui se traduit par « prendre du recul, être au clair avec [sa] propre représentation de la vieillesse et du corps vieillissant, connaître et reconnaître [ses] limites et [son] savoir-faire professionnel, savoir s’appuyer et faire appel à des personnes ressources devant des situations difficiles ». Tout un programme…