L'infirmière Magazine n° 337 du 15/01/2014

 

MUTILATIONS SEXUELLES FÉMININES

RÉFLEXION

LAËTITIA DI STEFANO  

L’excision touche encore des milliers de fillettes à travers le monde, au nom de la tradition. Richard Beddock, gynécologue et spécialiste dans ce domaine, explique le rôle que peuvent jouer les soignants au plus près des populations.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment peut-on définir les mutilations sexuelles ?

RICHARD BEDDOCK : Selon l’OMS, ce sont « toutes les interventions aboutissant à une ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme pratiquées à des fins non thérapeutiques ». Cela comprend l’ablation du clitoris, mais aussi des petites lèvres, voire l’infibulation, qui consiste en l’ablation totale (grandes lèvres également) et au fait de recoudre afin de ne laisser qu’un infime passage, pour les écoulements menstruels. Ces actes sont en général pratiqués sur des enfants, souvent des bébés, par une personne qui n’a pas de connaissances professionnelles, bien qu’elle fasse ce geste plusieurs fois par jour, utilisant pierre, couteau, débris de boîte de conserve… Ce sont des pratiques traditionnelles, notamment en Afrique, qui ont souvent lieu dans des contrées reculées, là où il n’y a aucune couverture médicale.

L’I. M. : Où en est la situation aujourd’hui ?

R. B. : On parle de 130 millions de femmes excisées dans le monde, mais il n’y a pas de recensement récent. En France, la fondation GAMS(1) a réalisé une estimation en se basant sur l’évaluation du nombre de personnes immigrées d’un pays pratiquant l’excision : 60 000 femmes seraient concernées ! Il est important de rappeler qu’il n’y a pas d’excision réalisée sur le sol français, l’acte étant interdit par la loi. L’auteur et le responsable de l’enfant peuvent être poursuivis et sanctionnés pour, entre autres, violences ayant entraîné une mutilation (article 222-9 du Code pénal, ndlr). Il faut néanmoins être vigilant concernant les fillettes qui retournent au pays, que ce soit pour les vacances ou définitivement. Il existe alors un risque.

L’I. M. : Justement, les mentalités évoluent-elles au sein des familles qui vivent en France ?

R. B. : Oui et non. Les parents pensent qu’ils rendent service à leur enfant, en faisant d’elles des filles « bien », bonnes à marier. Celles qui ne sont pas excisées sont considérées comme des filles de mauvaise vie. Pour les familles vivant en France, il n’est pas évident de changer de point de vue sur le sujet. Acculturés, certains veulent conserver, à travers ces pratiques, quelque chose de leur culture d’origine. On constate ainsi un décalage : ils prônent l’excision alors que, parfois, leur pays a rendu la pratique illégale(2). La population immigrée a tendance à conserver un regard qui n’est plus du tout la réalité d’aujourd’hui. Cela dit, de nombreuses familles, en France, ont pris conscience de l’irrationalité de ces mutilations.

L’I. M. : Quels sont les moyens qui peuvent être mis en place pour lutter contre ces pratiques ?

R. B. : Ils se situent surtout au niveau politique, au moyen de la loi. Mais, en tant que soignants, la seule option est de sensibiliser, de diffuser une parole médicale et non passionnelle, auprès des populations concernées. Cette parole médicale doit être claire : on inflige à des fillettes une vie douloureuse, on leur impose une absence de sexualité, des complications pendant la grossesse… Et les conséquences sont nombreuses : rapport sexuel douloureux souvent dû à un névrome (irritation d’un nerf lors du rapport), infections urinaires, accouchements compliqués (hémorragie…), accidents mortels lors de l’excision ou absence d’hygiène entraînant, notamment, le tétanos.

L’I. M. : Les soignants sont-ils sensibilisés, en France, sur ce sujet ?

R. B. : La sensibilisation auprès des soignants est récente. Elle date seulement d’une dizaine d’années. Avec Gynécologie sans frontières (GSF), nous organisons des colloques et des formations en régions sur le sujet, c’est un thème qui mobilise. On est soignant, on veut que ça change ! Nous recevons beaucoup de sages-femmes désireuses d’apprendre, mais aussi des infirmières.

L’I. M. : Les médecins ont-ils des difficultés face à des femmes ayant subi des mutilations ?

R. B. : Oui, tout simplement parce que nous n’avons pas reçu d’enseignement. Je l’étais aussi avant de me former. Mais les choses semblent bouger : le ministère des Droits des femmes a prévu de faire entrer la question « Violence et santé » au programme de l’internat de gynécologie et des cursus de sage-femme et d’infirmière. Apprendre cela aux jeunes est indispensable.

L’I. M. : Ces patientes nécessitent-t-elles une prise en charge spécifique ?

R. B. : Oui. Le suivi de grossesse est, pour cela, un moment privilégié de contact médical, l’occasion pour elles d’accéder aux soins, parfois pour la première fois de leur vie. Nous commençons donc par discuter de ce qu’elles ressentent. Nous adaptons ensuite la prise en charge de la grossesse. Pour le cas d’une femme infibulée, par exemple, il faudra, en début de travail, après la péridurale, procéder à une désinfibulation. Quand nous recevons une patiente excisée, nous sommes généralement face à deux situations : soit elle le sait, soit elle l’apprend. Dans le second cas, c’est un choc. Elles sont parfois en colère contre des parents qui leur ont fait subir ça lorsqu’elles étaient bébés. Quoi qu’il en soit, elles ont besoin d’en parler, donc d’une prise en charge psychologique.

Au cours de la discussion, on évalue également la gêne au moment des rapports sexuels. Il faut savoir que 50 % des femmes excisées peuvent prendre du plaisir. Quand ce n’est pas le cas, quand elles ressentent des douleurs et qu’elles souhaitent que cela change, nous les orientons vers des services spécialisés. Aujourd’hui, il existe des centres dédiés à la réparation. C’est le Dr Pierre Foldès qui a apporté en France la chirurgie de l’excision, voilà une quinzaine d’années. La femme est, ainsi, anatomiquement reconstruite et peut se reconstruire psychologiquement. Cette restauration du schéma corporel est très importante.

L’I. M. : La chirurgie est-elle une réponse systématique pour les femmes excisées ?

R. B. : Non, pas du tout. Chaque femme vit son excision de manière individuelle. Certaines ne sont pas gênées et donc, nous ne les orientons pas vers la chirurgie. D’autres, en revanche, s’interrogent : « Ai-je une sexualité épanouie ? » Vient alors la question de la norme, qui, en réalité, n’a pas lieu d’être, car cette notion est propre à chacun.

La pratique de cette chirurgie se développe. Une quinzaine de centres sont ouverts sur le territoire français, et l’acte est pris en charge par la Sécurité sociale depuis 2004. La France est d’ailleurs le seul pays à le faire. Ces centres sont pluridisciplinaires : chirurgien, psychiatre, sexologue, infirmière, interprète… Une prise en charge globale est nécessaire pour une réponse adaptée à chaque femme. Sans accompagnement, la chirurgie n’est pas efficace. Le Dr Pierre Foldès parle de 800 femmes opérées pour le moment.

L’I. M. : Que pensez-vous des chirurgies pratiquées par les femmes occidentales, telle la nymphoplastie ?

R. B. : L’excision a toujours existé. Aujourd’hui, il existe, en plus, des chirurgies de confort sans substrat médical. Une étudiante en sociologie, Dina Bader, a rédigé un mémoire intéressant sur le sujet, se demandant s’il s’agissait d’une forme de mutilation. Pour moi, la différence réside dans la décision volontaire de l’adulte, la mutilation étant, elle, subie par l’enfant.

Nous pouvons aussi citer d’autres phénomènes actuels : tatouage sur le mont de Vénus, piercing, découpe ou augmentation des petites lèvres par injection de collagène ou de graisse, injection au niveau du point G… On touche cosmétiquement et chirurgicalement au sexe des femmes. Jusqu’où ira-t-on ? Et que ferait le corps médical si une femme demandait, en France, à être excisée ? La question doit être posée.

1– Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles, des mariages forcés et autres pratiques traditionnelles néfastes à la santé des femmes et des enfants : www.federationgams.org

2– Des lois interdisent les mutilations dans de nombreux pays d’Afrique : Sénégal, Togo, Guinée…, mais elles sont plus ou moins bien appliquées.

RICHARD BEDDOCK

GYNÉCOLOGUE OBSTÉTRICIEN

→ Engagé depuis 2003 dans l’association Gynécologie sans frontières :

– première mission humanitaire : formation à l’échographie obstétricale au Kosovo.

– décembre 2013 : audit à la maternité Chancerelles (Port-au-Prince, Haïti) dans le cadre d’une mission de formation en chirurgie gynécologique et soins obstétricaux.

→ Assesseur (clinicien bénévole réalisant des enquêtes pour l’Inserm) mortalité maternelle en France depuis 2009.

→ Vice-président de GSF depuis 2010.

→ Chef de service adjoint au Groupe hospitalier Diaconesses (AP-HP) depuis février 2013.

Aller plus loin

→ OMS, Études et documents sur les mutilations sexuelles : www.who.int/fr

→ GSF, « Le praticien face aux mutilations sexuelles féminines », (à télécharger sur gynsf.org).

→ Dina Bader, « Excision et nymphoplastie : « ça n’a rien à voir ! », Mémoire de master en sociologie, Faculté des sciences économiques et sociales (Genève), 2011.

→ Marie-Noëlle Arras (préface de Pierre Foldès), Entière ou la réparation de l’excision, Éditions Chèvre feuille étoilée, 2008.