Engageant un bras de fer avec le ministère, le secteur privé a décidé de ne plus accueillir d’étudiants infirmiers à partir du 1er mars. Des milliers d’entre eux sont sans solution.
Pris en otage. » Depuis le 4 février, les étudiants en soins infirmiers (ESI) ne décolèrent pas. Ce jour-là, la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) a lancé un pavé dans la mare en annonçant que les cliniques et hôpitaux privés refuseront d’accueillir les stagiaires infirmiers à compter du 1er mars et ce, pour une durée indéterminée. En pleine négociation annuelle avec les pouvoirs publics au sujet des remboursements par l’assurance maladie, l’hospitalisation privée déplore sa marginalisation et menace de mettre en place un arsenal de mesures si le ministère ne cède pas à ses revendications (voir encadré). « Nous voulons que les pouvoirs publics admettent que nous jouons un rôle essentiel dans le panorama de la santé et la formation des professionnels. Sinon, ils n’ont qu’à créer une convergence tarifaire et fiscale pour que tout le monde soit logé à la même enseigne », lance le président de la FHP, Jean-Marc Serrat.
Chaque année, près de 32 000 étudiants effectuent un stage dans le secteur privé ; la menace a donc été prise au sérieux dans les Ifsi, qui peinent déjà à trouver des places pour tous les ESI. Ces dernières semaines, nombre de directeurs ont reçu des lettres des établissements annonçant l’annulation des stages du mois de mars. Selon la FHP, 80 % des 1 100 cliniques et hôpitaux privés auraient suivi le mot d’ordre.
Ordre, syndicats, associations étudiantes ou professionnelles… Les communiqués ont fusé. Si certains reconnaissent le rôle joué par le secteur privé dans la formation des soignants, ils dénoncent « un chantage inacceptable », une « décision uni-latérale » et « choquante », un acte « contreproductif pour l’hospitalisation privée et ses patients » et « préjudiciable » pour les futurs soignants. « Des milliers d’étudiants [NDLR, de 3e année] se trouveront sans stage à cinq mois de l’obtention du diplôme », alerte la Fédération nationale des étudiants en soins (Fnesi). Au-delà, c’est la diversité des terrains de stage qui est en jeu, notamment en chirurgie. Une diversité précieuse si l’on souhaite que les jeunes professionnels aient pu se frotter à des exercices différents avant de se lancer. Loin de s’apaiser, la situation n’a fait que s’envenimer depuis début février, relançant la guerre entre secteur public et secteur privé. Dans une lettre envoyée à tous les chefs d’établissement sanitaire public, dont L’Infirmière Magazine a eu copie, Gérard Vincent, délégué général de la Fédération hospitalière de France (FHF), dénonce « une initiative inacceptable, mais qui a au moins le mérite de faire tomber les masques et de porter au grand jour le vrai visage des cliniques, qui sont prêtes à assumer des missions d’intérêt général seulement lorsque cela les arrange et lorsque ces missions sont à leur avantage ». Il exhorte donc les établissements « à ouvrir au plus vite le maximum de terrains de stage afin de ne pas laisser les étudiants sans solution pour leur parcours de formation ». La Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (Fehap) a, elle aussi, décidé de voler à la rescousse des ESI. Un recensement des places disponibles dans ses quelque 3 900 établissements, en lien avec les ARS, est en cours.
Le ministère de la Santé propose, quant à lui, d’accorder une dispense à certains étudiants pour qu’ils puissent effectuer leur stage durant les vacances, rapporte la Fnesi. Une proposition rejetée d’emblée par l’association, qui rappelle que nombre de jeunes travaillent lors de leurs vacances pour financer leurs études et qui souhaite préserver « l’égalité des chances » quant à l’arrivée sur le marché du travail des diplômés.
Les pistes avancées sont loin de tranquilliser les ESI concernés. Aude, étudiante de 3e année dans le Nord, dort très mal depuis qu’on lui a annoncé que la clinique qui devait l’accueillir a annulé tous les stages. Ces crises d’insomnie pourraient bien se révéler utiles si on la « case en stage de nuit », ironise-t-elle. Une possibilité que la jeune mère de famille a bien du mal à envisager, tant ses implications pratiques seraient catastrophiques. La perspective d’un stage de nuit inquiète également Alexandra, étudiante en 2e année en Languedoc-Roussillon. « C’est une mise en situation professionnelle, mais est-ce qu’on pourra valider les mêmes compétences ? », s’interroge-t-elle. Au sein de sa promotion, 16 étudiantes sont « mises en péril » par les menaces de la FHP. À l’Ifsi de Chambéry (Savoie), où 56 étudiants – la moitié en 3e année – ont vu leur stage annulé, la mobilisation s’organise. Après avoir formé un SOS géant devant leur établissement pour frapper les esprits (voir photo), les étudiants ont décidé de fédérer les Ifsi de la région en vue d’organiser une action commune. Si, dans le Sud, selon la Fnesi, la moitié des ESI sont touchés par cette grève des stages, certains Ifsi sont relativement épargnés. « Nous n’avons pas trop de difficultés. La plupart de nos étudiants font leur stage à l’AP, témoigne Étienne Roch, cadre formateur à l’Ifsi de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Quelques-uns devaient partir en province, mais nous leur avons trouvé des solutions de remplacement », continue-t-il. Adossé à un énorme hôpital, cet établissement a décidé de venir en aide aux Ifsi plus isolés, en leur proposant des terrains de stage.
Les instituts publics ne seront pas les seuls touchés. Joceline Koeger, directrice de l’Ifsi privé à but non lucratif Saint-Jacques, à Marseille, attend de voir à quelle sauce ses étudiantes seront mangées. Près de 15 % d’entre elles seraient concernées. Comme nombre de directeurs, elle va privilégier les 3e année, tout en déplorant « le manque d’équité pour les autres ».
Dans un premier temps, elle va se rapprocher de Saint-Joseph, son hôpital de rattachement, afin de demander « un effort particulier », « tout en explorant d’autres pistes, notamment en extrahospitalier ». Dans un communiqué de presse du 19 février, la Fnesi, qui venait de rencontrer des représentants du ministère et de la FHP, a « rappelé son intransigeance quant au retrait immédiat de la suspension d’accueil des étudiants en stage ». À l’heure où nous écrivons ces lignes, alors que le secteur privé semble déterminé à mettre sa menace à exécution, 85 % des étudiants resteraient « sur le carreau ».
Dans la mesure où l’assurance maladie est tenue par le budget 2014 de faire 2,9 milliards d’euros d’économies, les cliniques craignent d’en être les principales victimes. Parmi les griefs de la FHP : la neutralisation, par une augmentation de tarifs, du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (Cice), dont le secteur bénéficiait jusqu’ici ; et le dispositif de dégressivité tarifaire à partir d’un certain volume d’activité, mis en place dans le budget 2014. Le secteur réclame la mise en place d’un service public de santé territorialisé, où tous les acteurs sont à égalité de traitement.
Les cliniques ne se contenteront pas de l’arrêt de l’accueil des stagiaires infirmiers. D’autres actions envisagées pourraient également faire des vagues, notamment la suspension du plan emploi du secteur, qui concernerait environ 3 000 emplois d’avenir, contrats de génération et parcours de soins professionnalisants. La FHP menace aussi de se lancer dans une guerre juridique avec des attaques systématiques des établissements publics pour « abus de position dominante », une saisine de l’autorité de la concurrence et le lancement d’une question prioritaire de constitutionnalité.