L'infirmière Magazine n° 341 du 15/03/2014

 

DOSSIER

IATROGÉNIE AU QUOTIDIEN

FLORENCE RAYMOND*   ÉLISA PONT**   LAURENT BOURGUIGNON***  

1. DESCRIPTION DU CAS

Mme D., 93 ans, 56 kg, est hospitalisée pour un AVC sylvien droit ischémique. Ses antécédents sont une tuberculose ancienne, des pneumopathies à répétition, une arythmie cardiaque par fibrillation auriculaire (ACFA) paroxystique, une hypertension artérielle, un accident ischémique transitoire, une ostéoporose fracturaire, un ulcère gastrique ancien ainsi qu’un cancer gastrique opéré. Son traitement habituel comporte un antagoniste de l’angiotensine II (candésartan), un diurétique de l’anse (furosémide), un anti-agrégant plaquettaire (acétylsalicylate de lysine 75 mg), un inhibiteur de la pompe à protons (pantoprazole), une benzodiazépine (loprazolam), et une supplémentation en vitamine D (colécalciférol).

Au cours de l’hospitalisation, un traitement par anti-vitamine K (Previscan(r)) a été instauré chez cette patiente présentant une ACFA (INR cible compris entre 2 et 3). Quatre jours après l’instauration du traitement (J4), l’INR mesuré était égal à 1,79.

En parallèle, la présence d’une importante mycose a conduit à la prescription de bains de bouche d’amphotéricine B (Fungizone(r) 10 %), remplacé ensuite par du miconazole (Daktarin(r) 2 % gel buccal) quelques jours après l’instauration du traitement AVK. L’INR mesuré quelques jours après était monté à 5,48.

Que s’est-il passé ?

Cette patiente a présenté un surdosage en AVK, en lien avec une interaction médicamenteuse entre le miconazole et l’antivitamine K.

En effet, cette association est considérée comme une contre-indication absolue. Le miconazole est un inhibiteur puissant de certaines enzymes hépatiques (cytochrome 2C9), tandis que les AVK sont métabolisés par ces mêmes enzymes. Leur association peut donc conduire à une augmentation importante de la concentration plasmatique en AVK et, par conséquent, à l’augmentation de l’effet anticoagulant et du risque hémorragique.

Face à ce résultat très élevé d’INR, l’ordonnance a été analysée et l’interaction a été dépistée. Le prescripteur a alors arrêté le traitement par miconazole et suspendu le traitement AVK, qu’il a repris par la suite à posologie réduite. L’INR a diminué progressivement. Aucune conséquence clinique n’a été constatée chez cette patiente. En l’absence d’inhibiteur enzymatique, une réaugmentation progressive des doses a été nécessaire pour obtenir l’INR souhaité.

2. LES INTERACTIONS MÉDICAMENTEUSES

Les interactions médicamenteuses peuvent être définies comme la modification des effets attendus des médicaments lors de l’administration de deux médicaments ou plus chez un patient. Cette modification peut être responsable d’une augmentation (risque de surdosage) ou d’une diminution (risque d’inefficacité) des effets attendus des médicaments, ou de l’apparition d’un effet indésirable. Selon l’importance de ces modifications d’effets, les interactions médicamenteuses pourront avoir des conséquences cliniques plus ou moins graves.

→ En fonction du risque potentiel, les interactions sont classées en différents niveaux de gravité :

– contre-indication absolue, lorsque l’association expose à un risque important qui ne serait justifié dans aucune situation clinique ;

– association déconseillée, lorsque ce risque est moindre et qu’il pourra être jugé acceptable dans de rares situations ;

– précaution d’emploi et association à prendre en compte : bien qu’un surcroît de risque soit présent, l’association de ces médicaments peut se faire en adaptant la surveillance éventuelle du patient.

→ Plusieurs mécanismes d’interaction sont décrits : certaines interactions sont d’origine pharmaco-dynamique, et d’autres, d’origine pharmacocinétique :

– les interactions pharmacodynamiques correspondent aux situations où les médicaments pourront voir leurs effets s’additionner ou s’opposer, sans perturbation des concentrations sanguines des médicaments.

– les interactions pharmacocinétiques correspondent aux perturbations de la pharmacocinétique d’un des médicaments de l’ordonnance par un autre médicament : perturbation de l’absorption, de la distribution, de la métabolisation ou de l’élimination. Les concentrations sanguines de ce médicament sont modifiées.

Interactions pharmacodynamiques

Dans le cas d’une interaction pharmacodynamique, on observe une modification de la réponse à un médicament lors de l’ajout d’un second. Cette modification pourra être :

– un antagonisme : l’effet des deux médicaments est opposé. La prescription simultanée de ces deux traitements pourra conduire à l’inefficacité de l’un ou l’autre (ou les deux) des médicaments. Par exemple, la prescription d’un médicament contre la maladie de Parkinson contenant de la lévo-dopa (Modopar) et d’un antiémétique apparenté aux neuroleptiques comme le métoclopramide (Primpéran) pose problème : l’un des médicament stimule la transmission dopaminergique alors que l’autre la freine. Les effets des deux médicaments vont s’opposer ;

– une addition d’effets : deux médicaments présentant des effets identiques, prescrits simultanément, pourront augmenter le risque de survenue d’effets indésirables.

Interactions pharmacocinétiques

Dans cette situation, les concentrations plasmatiques d’un médicament sont modifiées lors de l’introduction d’un second. Cette modification peut s’observer sur chacune des phases de la pharmacocinétique : absorption, distribution, métabolisation, ou élimination. Ainsi, on peut parfois observer une diminution de l’absorption d’un médicament lorsqu’il est administré avec un autre produit, par formation de complexes insolubles par exemple. La distribution peut être perturbée via l’inhibition ou l’induction de protéines de transport telles que la pGP (Glycoprotéine P).

La métabolisation représente la phase pharmaco-cinétique la plus impactée par les interactions : un certain nombre de médicaments sont capables de réduire (inhiber) ou augmenter (induire) l’activité de certaines enzymes hépatiques, usuellement impliquées dans la métabolisation des médicaments. Ces inducteurs et inhibiteurs pourront fortement modifier la capacité de l’organisme à métaboliser les médicaments. Enfin, l’élimination des médicaments peut être perturbée par d’autres médicaments capables d’agir sur la filtration glomérulaire, ou par des phénomènes de compétition.

3. EN PRATIQUE

Les interactions médicamenteuses sont responsables d’une part importante des événements iatrogènes médicamenteux graves.

Leur détection est une responsabilité partagée entre tous les intervenants du circuit du médicament : médecin, pharmacien, infirmier. Cette détection peut être grandement facilitée par l’utilisation de l’informatique (détection automatique par ordinateur). Les interactions aux conséquences cliniques graves sont le plus souvent le fait de l’association d’un médicament à marge thérapeutique étroite (les doses thérapeutiques et les doses toxiques sont proches), tels que les immunosuppresseurs, et d’un médicament perturbateur (inducteur ou inhibiteur enzymatique).

VIGILENCE

→ Devant toute prescription, comme l’infirmier vérifie les posologies et les modes d’administration des médicaments, la recherche d’interactions potentielles devrait être un réflexe.