« Cette personnalité toxique entraîne des dégâts majeurs » - L'Infirmière Magazine n° 344 du 01/05/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 344 du 01/05/2014

 

PERVERS NARCISSIQUES

RÉFLEXION

CAROLE IVALDI  

Dans notre société, les personnalités de type « pervers narcissique » tendent à se multiplier. Dominique Barbier, psychiatre et criminologue, analyse cette orientation comme symptomatique d’une évolution sociétale.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Le terme « pervers narcissique » est de plus en plus vulgarisé, avec des tentatives de dresser un portrait robot, notamment sur Internet. Quelle définition convient le mieux, selon vous, pour cette personnalité ?

DOMINIQUE BARBIER : Il n’est pas possible de présenter une définition du pervers narcissique (PN) sous la forme d’un portrait-robot. D’abord parce qu’il n’existe pas de consensus international à ce concept qui caractérise non une pathologie, mais un trouble du comportement. Or, la psychiatrie n’a pas à exercer une police des comportements. Ensuite, parce que même si sur Internet, circulent de nombreux questionnaires à 13 ou 30 items pour savoir si vous êtes avec un PN ou un manipulateur destructeur, il y a lieu de se méfier des catalogues à la Prévert, qui scotomisent une réflexion clinique. Enfin, parce que cette notion, qui dérive d’une approche psychanalytique, se rapproche de la paranoïa de caractère et que nous constatons indirectement, la plupart du temps, les effets dramatiques des pervers sur leurs victimes sans les approcher (hormis en prison).

Malgré ces réserves, il est possible d’évoquer les deux composantes principales de son fonctionnement : une emprise sur l’autre et une jouissance de l’objet. Le PN n’est pas malade car il fonctionne si bien dans son organisation qu’il ne veut pas en changer. Il n’est donc pas soignable et d’ailleurs, il ne demande ni aide ni soin, sauf quelques rares fois à titre de blanc-seing ou pour se faire valoir. Dans la pathologie mentale, il y a souffrance. Chez les PN, il n’y a aucune souffrance. Il s’agit d’un trouble du comportement archaïque et incurable.

L’I. M. : Quel serait son profil psychodynamique ?

D.B. : Le pervers narcissique agit selon un moteur à quatre temps : le temps du déni, celui du clivage, de la jouissance, et de l’emprise sur l’autre. Premier temps, le déni traduit tout simplement une dénégation inconsciente de ses troubles. Deuxième temps, le clivage. Contrairement aux personnalités névrotiques qui luttent contre leurs mauvaises pulsions et les refoulent, le PN, d’un point de vue psychanalytique, a fait l’économie de la lutte et de la dépression d’avoir en lui une partie mauvaise, puisqu’il est, au contraire, tout entier centré sur sa propre jouissance et sa toute-puissance. Troisième temps, donc, la jouissance sans fin, répétitive, mécanique, qui pourrait s’apparenter – par analogie – à l’addiction du toxicomane, de l’alcoolique ou du boulimique. Enfin, le dernier temps de ce profil typique : l’emprise sur l’autre ou, plus simplement, la jouissance de faire de l’Autre son objet, de ne respecter ni sa souveraineté, ni sa liberté. Une personnalité toxique qui entraîne des dégâts considérables sur les victimes.

Le PN est, de plus, un fin psychologue dont la jouissance ultime est la destruction de l’Autre. Il vampirise les qualités de ses victimes, les isole comme une araignée le fait de sa proie, afin de ne pas être dérangé dans ce long travail de dévalorisation de l’autre. En a-t-il conscience ? Oui, le PN est un fin stratège qui agit en pleine conscience, en calculant, tel le joueur d’échec, quatre ou cinq coups à l’avance. Dans les relations amoureuses – pensez au marquis de Valmont dans Les liaisons dangereuses – grand séducteur (ou séductrice), il va, au fur et à mesure de son emprise, isoler sa proie, la mettre sous son entière dépendance, puis la dévaloriser et s’en désintéresser, à moins de la pousser au suicide.

Cette structure de personnalité se trouve indifféremment autant chez les hommes que les femmes. Et on retrouve ces comportements dans le monde du travail quand, par exemple, un collègue cherche à prendre votre place et vous manipule, vous disqualifie en votre absence tout en étant mielleux et séducteur en votre présence.

L’I. M. : Il semblerait que les pervers narcissiques envahissent notre quotidien depuis quelques années. Utilisation impropre d’un terme psychiatrique ou dérive symptomatique sociétale ?

D.B. : Les personnalités perverses narcissiques ont toujours existé. Bien sûr, il existe des degrés chez les PN. Pour certains spécialistes, Hitler, Mao Zedong, Staline, qui ont organisé froidement l’assassinat de plusieurs personnes avec une absence totale de culpabilité, seraient des PN. Mais il faut nuancer cette affirmation car, à l’extrême, les pervers sont plutôt capables d’inciter leur proie au suicide « réussi ». C’est le crime parfait. Leur organisation psychique est basée sur un système infaillible car ils ne connaissent pas l’échec !

Aujourd’hui, il n’existe pas d’étude épidémiologique rétrospective ou prospective probante, puisqu’il s’agit d’un concept récent et d’un repérage progressif. Mais l’activité de victimologue atteste d’une modification profonde du lien social qui se met en place. Nous croisons effectivement de plus en plus de PN. Ce n’est ni un phénomène de mode ni une illusion de l’esprit. C’est dû à la concordance et à la conjonction de trois facteurs. D’abord, un maternage excessif, à l’origine de l’« enfant-roi », qui deviendra le futur tyran de demain. Précisons qu’un maternage défaillant revient souvent au même, puisque l’enfant compense le vide affectif par une recherche insatiable du plaisir au travers des personnes ou des objets. En réglant ainsi ses comptes, il devient un tyran.

L’absence ou la disqualification de la fonction paternelle en est le deuxième facteur. Nous assistons à l’émergence des « papas-poules » ou « papas-potes », qui ne mettent plus fin à la symbiose s’opérant instinctivement entre la mère et l’enfant. L’enfant reste dans une relation de corporéité, d’immédiateté et croit être tout pour sa mère. La fonction incontournable du père de « décoller l’enfant de la mère », lui signifiant ainsi qu’il n’est pas tout, n’est plus assurée. Or, l’intégration de la matrice de l’altérité, qui passe par le père, est à l’origine de l’acceptation de l’Autre, de l’empathie, de la règle morale et de l’interdit. La relation de la mère à l’enfant est de toujours vouloir donner une solution immédiate à tous ses problèmes. Dans cette évolution, le réel, la frustration, l’acceptation et la représentation du manque, qui passent par le père, ont été laissés de côté. Le symbolique, la mise à distance par rapport à l’objet, ont de moins en moins d’importance. Le patriarcat, par la culpabilité qu’il engendrait fortement, était à l’origine des pathologies dites névrotiques. Peu à peu, les névroses ont laissé la place aux pathologies de l’addiction comme l’alternance anorexie-boulimie, les toxicomanies et toutes les pathologies liées à la prédominance de la mère et à la « mort » progressive du père…

Le troisième facteur qui encourage insidieusement les deux premiers est la société de consommation. Avec la pression économique et la marchandisation de l’existence, la question de l’être est évacuée au profit de l’avoir. La naissance, la mort, la maladie, les deuils, la castration, sont évités ou déniés… Rares sont ceux qui se posent encore des questions métaphysiques et ontologiques sur le sens de l’existence. À l’instar de l’expression courante « profites-en bien », nous sommes intoxiqués par le modèle du marché. Les grands paramètres témoins du développement de nos sociétés comme le PIB ne s’appuient que sur les flux financiers et la consommation de biens et non sur la « valeur humaine ajoutée ».

L’I. M. : Peut-on envisager une évolution positive ?

D.B. : Les psychanalystes considèrent que trois générations seraient nécessaires pour que les choses évoluent, au cours desquelles les mères joueraient leur rôle tout en redonnant sa fonction au père. Cette évolution permettrait de se poser la question de la décroissance et de la déflation : ne faut-il pas diminuer « les avoirs » avant l’explosion du système ? Une critique du système marchand pour plus d’humanité n’est-elle pas nécessaire ? Qu’allons-nous faire de la citoyenneté ? Quel monde allons-nous laisser à nos enfants et quels enfants allons-nous laisser à notre monde ? Une analyse et une réflexion globales semblent inévitables. Notre société a glissé de la névrose ordinaire vers la perversité ordinaire qui deviendra narcissique. Si rien n’est fait, les générations suivantes risquent d’évoluer encore plus loin vers une sorte de psychose ordinaire.

DOMINIQUE BARBIER

PSYCHIATRE, EXPERT EN CRIMINOLOGIE

→ École universitaire lyonnaise de psychiatrie ; Premier prix des Confrontations psychiatriques pour sa thèse « Essai sur le don quichottisme en psychiatrie », en 1981.

→ Ancien chef de pôle des hôpitaux psychiatriques (de 2007 à 2011) et expert pénal près la cour d’appel de Nîmes.

→ Expert en médecine légale et criminologie et, depuis 2012, psychanalyste installé en libéral, spécialisé dans les soins aux victimes des pervers narcissiques, la psychopathologie du travail, le syndrome de stress post-traumatique, les troubles de l’humeur et de l’anxiété.

BIBLIOGRAPHIE

→ « La Fabrique de l’homme pervers », Éd. Odile Jacob, Paris, 2013.

→ « La Dépression », Éd. Odile Jacob, Paris, 2003.

→ « La Dangerosité alcoolique », Presses universitaires de France, 1998 (épuisé).

→ « Guide de l’intervention en santé mentale », Dunod, Paris, 1993, (épuisé).

→ « La Dangerosité, approche pénale et psychiatrique », Éd. Privat,Toulouse, 1991 (épuisé).

→ « Don Quichottisme et psychiatrie », Éd. Privat, Toulouse, 1987 (épuisé).