Partager une demeure avec des patients psychotiques, c’est le dispositif de soin imaginé par deux couples de soignants à Albertville, en Savoie. Ils démontrent depuis dix ans comment la vie en communauté d’accueil thérapeutique peut être une alternative à l’hospitalisation.
C’est une vieille bâtisse du XIXe, visible depuis la route du bas du village. Avec sa façade rose, ses tourelles et sa glycine, elle se détache dans ce paysage montagneux typiquement savoyard. « Cette maison a une âme. Auparavant, c’était un hôtel-restaurant, l’établissement où le champagne coulait le plus dans la région, paraît-il. Il y a eu de la vie ici », confie Agnès Chabert, l’une des quatre propriétaires du château de Crêt. De la vie, c’est justement le pari un peu fou qu’ont lancé quatre infirmiers psychiatriques, il y a une dizaine d’années. Tout plaquer, sortir du système hospitalier devenu pesant et déshumanisé pour créer une structure thérapeutique basée sur la vie en communauté, destinée à des patients stabilisés ne relevant plus de l’hôpital psychiatrique mais incapables de vivre seuls. « L’idée a mûri tout doucement. Lors de camps de vacances avec des patients, nous avions déjà observé les évolutions positives que pouvait opérer le “vivre avec” », explique Robert Perrin, le compagnon d’Agnès. Les quatre soignants avaient déjà, par ailleurs, œuvré à la création d’appartements thérapeutiques dépendants de l’hôpital. « Le concept était très intéressant mais on a vite perçu la recrudescence massive de l’angoisse lorsque les locataires se retrouvaient seuls le soir, sans présence infirmière. L’idée du château est venue de là. On s’est mis à imaginer une maison où l’on habiterait tous ensemble avec des patients difficiles », indique Robert.
Il s’en est suivi une année de tracasseries administratives, de négociations avec les banques et d’argumentations auprès des services médicaux. L’hôpital s’est montré très réticent : « L’un des médecins craignait que l’on ne profite financièrement des patients et puis, qui étions-nous, simples infirmiers, pour ouvrir une telle structure ? » Mais la motivation de ces quatre collègues n’a pas fléchi pour autant. « On y croyait tellement… et on y croit encore ! », lance Agnès, un sourire grand comme sa maison. Alors ils ont prospecté, trouvé le château de Crêt, l’ont acheté et restauré afin d’accueillir, en 2003, leurs premiers hôtes. Chaque couple a obtenu de l’hôpital trois agréments de famille d’accueil thérapeutique et le maintien du statut d’hôtel leur a permis d’héberger quatre résidents supplémentaires. Sur ces dix places, l’une est réservée à de l’accueil temporaire pour des séjours de courte durée. Onze ans plus tard, les modalités d’accueil n’ont pas changé même si l’un des couples d’accueillants s’est retiré, laissant sa place, il y a trois mois à peine, à Alain Coche, ambulancier, et Christelle Choudet, éducatrice spécialisée. Les nouveaux occupants expliquent : « Nous cherchions un autre style de vie, toujours courir après le temps, cela ne nous convenait plus. Lorsque nous avons découvert ce lieu, nous avons su que nous avions trouvé ce que nous allions faire de notre vie. » Ils ont emménagé rapidement.
Agnès propose un tour du propriétaire. D’abord, il y a la vue. Joël, l’un des résidents, observe le Mont-Blanc enneigé. Il profite de la clémence du temps, exceptionnelle en hiver, pour s’attarder dehors, entre la piscine et le terrain de pétanque, espaces fort appréciés l’été. « Tiens, les pâquerettes sont déjà sorties… » La porte-fenêtre ouverte laisse entrevoir la salle à manger où Jean, Albert et Christelle prennent leur petit-déjeuner. Ensemble, ils commentent le journal local. Michel arrive le dernier, comme d’habitude. Il en rigole. Il prend le temps de saluer chacun par son prénom avant d’aller faire ronronner le percolateur. L’odeur de café chaud ne tarde pas à emplir la pièce. Michel ne le sait pas mais une tirelire circule pour son anniversaire. « Le montant augmente au fil des cagnottes », constate Christelle, signe de l’enrichissement des investissements relationnels. Hervé, lui, tourne de table en table, de pièce en pièce. « À l’hôpital, les soignants nous avaient affirmé qu’il ne resterait pas un mois. » Hervé, diagnostiqué comme psychotique paranoïaque, a finalement trouvé son équilibre. Il est là depuis le début de l’aventure.
Sylvie et Véronique sont prêtes. Elles attendent Christelle dans l’entrée pour rejoindre leur cours de gymnastique hebdomadaire. Elles se sont inscrites l’année dernière à cette activité proposée par la Maison des jeunes et de la culture (MJC) du village et s’y sont bien intégrées. Abandonner leur statut de malade en venant vivre dans la communauté d’accueil a favorisé leur réintégration dans le tissu social. Plusieurs résidents bénéficient d’activités de loisir, d’autres fréquentent le centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP). Christian, lui, aime aller aux champignons et Jean, promener Vinyl, le chien de la maison. « On les incite à aller vers l’extérieur sinon le risque serait grand de vivre en autarcie », souligne Agnès.
Marie aussi est prête. Les mercredis, elle rend visite à sa fille de dix ans au centre social. La petite vit en famille d’accueil et vient passer une journée au château à chaque vacances. « Lorsqu’elle est arrivée, il y a quatre ans, Marie était très fermée. Elle nous regardait en coin et nous ne pouvions pas l’approcher. Petit à petit, elle a commencé à s’ouvrir, à prendre soin de son apparence. La semaine dernière, elle est même venue vers moi pour poser la main dans mon dos », relève Agnès. La dimension thérapeutique de l’accueil s’inscrit dans la qualité de cette présence à l’autre. Il s’agit de recevoir sa singularité. C’est parce que la communauté se met en situation d’accueil, qu’elle participe à la reconstruction en tant que sujet de personnes profondément abîmées.
Dans le grand salon, ancienne salle à manger du restaurant, Hervé et Alain regardent les Jeux olympiques, et informent les nouveaux arrivants de la performance – médiocre – des skieurs français. La chute d’une sportive provoquera tout à l’heure une discussion… Au mur sont affichées des photos de fêtes de Noël partagées, d’apéritifs estivaux et d’anciens résidents. Sur l’une d’elles, Gilbert sourit pleinement. Depuis son séjour au château, il a retrouvé un logement et un travail. Il est revenu cet automne présenter son petit garçon. Pour lui, le tremplin qu’est la famille d’accueil a vraiment réussi.
Mais tous ne suivent pas le même parcours. Certains sont retournés vivre à l’hôpital, d’autres en foyer-logement. L’accès à une totale indépendance n’est pas nécessairement l’objectif attendu. Amoindrir les angoisses, être en lien, goûter le plaisir de la vie, regagner une certaine autonomie dans les actes du quotidien sont aussi de réussites. « On est très clairs : on ne va guérir personne, on n’y est jamais parvenu en vingt ans de psychiatrie, s’accordent à dire Agnès et Robert. Mais si les résidents parviennent à vivre en dehors des institutions, et le vivre paisiblement, ça nous va. » De même, ces anciens soignants se sont toujours refusés à pratiquer des ateliers thérapeutiques : « On n’est pas un hôpital », répètent-ils. Cependant, Agnès et Christelle, toutes deux férues de loisirs créatifs, s’adonnent régulièrement à leur péché mignon. Elles ont installé leur matériel dans une petite salle lumineuse contigüe au salon. Laine, ciseaux crantés, boutons, rubans, papiers multicolores… une vraie mercerie-papeterie. Les deux femmes projettent de créer des objets pour les vendre au marché de Noël du village. Certains résidents viennent observer l’avancée des réalisations, s’assoient près des bricoleuses, participent parfois. C’est l’occasion de partager des fragments de vie, des petits-riens où l’autre se dévoile, où le lien se tisse, où la relation se tricote.
Un vieil escalier en bois s’éclipse vers les chambres des résidents, au premier étage. Les numéros sur les portes rappellent le passé d’hôtel du château. Pour l’heure, Christelle s’entretient avec Karima de la nécessité de la douche pendant que Christian repasse ses vêtements, plus ou moins maladroitement, quelques portes plus loin. Agnès l’informe d’un prochain rendez-vous avec son psychiatre à l’hôpital d’Annecy. Légalement, l’accueil familial thérapeutique est considéré comme une modalité – particulière – d’hospitalisation. La visite mensuelle d’une infirmière, la synthèse annuelle de chaque résident avec signature d’un contrat aux objectifs clairement définis ainsi que des groupes de parole pour les accueillants assurent l’articulation avec l’hôpital. Par sa fonction de tiers, il est garant du projet de soin et assure un rôle de garde-fou en évitant d’éventuelles dérives vers des relations fusionnelles, mortifères ou totalitaires.
Des bruits de perceuse parviennent du deuxième étage. Robert bricole dans son appartement. Ce niveau, réservé aux accueillants, est divisé en deux logements « C’est notre refuge, là où l’on souffle, où l’on prend du recul. » Cette topographie des lieux permet de sauvegarder une certaine intimité familiale tout en assurant une présence rassurante. Selon leur organisation, chaque couple travaille une semaine sur deux. Idem pour les vacances : chacun dispose de cinq semaines qu’il prend quand il le souhaite, confiant la maisonnée à l’autre binôme. « Ce fonctionnement nous permet d’être toujours en forme et disponibles pour les résidents », assure Robert. Cependant, le système est souple et tous descendent régulièrement même en dehors de leur semaine de travail.
« Nous sommes une petite équipe. Nous pouvons donc passer le relais facilement lorsque l’un d’entre nous est en difficulté avec un résident », observent Robert et Agnès. Les phénomènes transférentiels sont dilués. Et leur regard d’infirmiers psychiatriques les invite à être sensibles à toute forme de reviviscence de relations parentales complexes, fusionnelles ou pathogènes, et à doser leur implication relationnelle. De leur quotidien de soignant, ils ont gardé l’habileté à coordonner les rendez-vous médicaux et gérer les traitements médicamenteux, même s’ils font appel aux infirmières libérales pour les soins techniques comme les prises de sang et les injections. Ici, le soin est avant tout relationnel. Par ailleurs, si leur expérience hospitalière les aide à prévenir les crises et à gérer les situations difficiles, la formation d’éducatrice spécialisée de Christelle engage à travailler sur des objectifs du quotidien, dans une visée réadaptative. « Être à plusieurs, cela invite à croiser les regards. On se complète. »
Le dernier étage est réservé aux enfants des couples. Aujourd’hui adultes, ou presque, ils séjournent au château certains week-ends. Leur présence a toujours été naturelle et la cohabitation avec les résidents, simple. Même s’ils ont toujours préservé leurs enfants en prenant soin de recevoir des personnes dont la pathologie ne les affecterait pas directement, les moments de partage étaient nombreux. « Cette proximité a donné des valeurs humaines à notre famille, confie Agnès. Elle nous a appris à considérer l’autre avec tout ce qu’il peut être. » Coup d’œil par le balcon : « On pourrait presque manger dehors. » Agnès cueille l’instant et ouvre le champ des possibles. Comme le possible des vacances. Dans deux mois, les quatorze habitants découvriront la Dordogne. Au programme : visite de sites, dégustation de produits du terroir, farniente. « Il y a quelques années, nous sommes allés en Corse, certains résidents n’avaient jamais vu la mer. On a beau vivre tous les jours avec eux, le fait de partager des vacances nous donne l’occasion de les voir autrement… et puis, la vie ne s’arrête pas au château ! »
L’accueil thérapeutique, communautaire ou familial, est réglementé par l’arrêté du 1er octobre 1990, le définissant comme organisant « le traitement des personnes de tous âges, souffrant de troubles mentaux, susceptibles de retirer un bénéfice d’une prise en charge thérapeutique dans un milieu familial substitutif stable, en vue notamment d’une restauration de leurs capacités relationnelles et d’autonomie ». Il exclut les patients hospitalisés d’office ou à la demande d’un tiers et limite à trois les personnes accueillies par l’unité. Les accueillants sont recrutés et employés par l’hôpital et leur rémunération varie selon le département.
Un contrat de travail est établi par l’établissement de santé qui doit former les accueillants et s’assurer du suivi des accueillis. L’unité d’accueil familial, elle, a le devoir de contribuer à la mise en œuvre du projet thérapeutique élaboré par l’équipe de soins.