Madame Joëlle H., 68 ans, hébergée en maison de retraite médicalisée, est traitée par tramadol (Topalgic LP 150 mg, matin et soir) pour douleurs rhumatismales et par carbamazépine (Tégrétol LP 200 mg, matin et soir) pour comitialité. Face à des signes de dépression liés à son placement récent en institution, le médecin généraliste lui a prescrit un antidépresseur : l’escitalopram (Séroplex 15 mg, le matin). Moins d’une journée après l’instauration de ce nouveau traitement, l’infirmière trouve Madame H. agitée, nerveuse. Se plaignant d’« avoir une grippe », des douleurs abdominales et des nausées, la patiente présente une température à 37,9 °C.
L’infirmière lui administre du paracétamol mais les signes ne cèdent pas. Le médecin décide d’arrêter le nouveau traitement : son association à la plainte de Madame H. est en effet compatible avec une étiologie iatrogène.
Les signes disparaissent effectivement en moins d’une journée.
La patiente, que son âge rend plus vulnérable à l’action pharmacologique du traitement, a été victime d’un syndrome de toxicité sérotoninergique induit par l’ajout d’un antidépresseur pro-sérotoninergique à forte dose (le médecin aurait dû commencer par prescrire 5 mg puis 10 mg d’escitalopram) à un traitement associant déjà deux médicaments potentialisant ce même neuromédiateur (carbamazépine, tramadol).
De survenue rapide, les signes de toxicité ont disparu dès que la cause a été suspendue. Le médecin a, deux jours plus tard, introduit sans problème un antidépresseur exposant moins à ce risque : la mirtazapine (Norset buvable, 15 mg le soir).
Le syndrome de toxicité sérotoninergique, banalisé avec l’avènement des antidépresseurs inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS) reste, malgré son importance (7 349 cas déclarés et de 93 décès dans l’ensemble des pays tenant des statistiques de pharmacovigilance en 2002), mal connu des soignants et probablement sous-diagnostiqué.
→ La sérotonine (5-hydroxytryptamine = 5-HT) joue avant tout un rôle de neuromédiateur. Synthétisée dans le cerveau et les cellules entérochromaffines (intestin) à partir d’un acide aminé alimentaire (tryptophane), elle est dégradée par des enzymes spécifiques (mono-amines oxydases = MAO). Elle se lie à des récepteurs cellulaires sérotoninergiques (5-HT) exprimés par les neurones (cerveau et périphérie), les cellules gliales (enveloppant le réseau neuronal dans le cerveau), les fibres musculaires lisses, etc.
→ La sérotonine participe ainsi à la régulation de nombreuses fonctions : rythme circadien, émotions, cognition, thermorégulation, transmission nociceptive, activité motrice, homéostasie endocrinienne, fonction cardiovasculaire, respiratoire, digestive (péristaltisme intestinal), etc.
→ Divers mécanismes expliquent l’hyperstimulation des récepteurs sérotoninergique à la suite de l’administration de certains médicaments :
– Augmentation du taux de sérotonine par blocage des enzymes qui la dégradent (ex : antidépresseurs IMAO, etc.) ;
– Diminution de la recapture de la sérotonine par les cellules (ex : antidépresseurs IRS ou tricycliques, tramadol, fentanyl, méthadone, etc.) ;
– Apport massif en précurseurs de la sérotonine (tryptophane alimentaire) ;
– Administration de médicaments mimant l’action de la sérotonine (ex : L-tryptophane, triptans, etc.) ;
– Augmentation de la libération de la sérotonine par les cellules (ex : lithium, etc.).
De ce fait, l’apparition d’une toxicité sérotoninergique peut être décrite :
– Après l’instauration d’un traitement pro-sérotoninergique, après une augmentation de posologie de ce traitement ou lors de l’association, même temporaire, de plusieurs médicaments pro-sérotoninergiques ;
– Lors de l’administration d’un médicament inhibiteur enzymatique qui réduit la dégradation d’un médicament pro-sérotoninergique ;
– Dans un contexte d’intoxication aiguë.
→ Une dose unique d’un médicament pro-sérotoninergique peut induire un syndrome d’hypersérotoninergie. Un surdosage en médicament (s) pro- sérotoninergique (s) entraînerait des signes d’intoxication dans environ 15 % des cas.
La toxicité sérotoninergique se révèle par une triade de signes purement cliniques se développant dans les heures (60 % des cas se manifestent dans les 6 premières heures) ou dans la journée suivant l’augmentation des taux de sérotonine plasmatique et synaptique.
→ Signes cognitivo-comportementaux : anxiété, agitation, troubles de la vigilance, hypomanie, parfois confusion mentale ;
→ Signes neurovégétatifs : hypersudation, fièvre (> 38 °C), tachycardie, brusques variations tensionnelles, nausées, vomissements, diarrhées ;
→ Signes neuromusculaires : mydriase, tremor, myoclonies, akathisie, troubles de la coordination motrice, hyperréflexie, hypertonie musculaire – les cas les plus sévères peuvent induire une rigidité.
Si les formes légères, peu spécifiques, échappent souvent au diagnostic, les formes sévères sont potentiellement létales par défaillance multi-organes ou/et coagulation intravasculaire disséminée (la sérotonine participe à l’agrégation plaquettaire).
Le diagnostic est formé une fois éliminés une infection, un trouble métabolique ou une affection neuropsychiatrique. Il faut le distinguer d’autres syndromes iatrogènes induisant une hyperthermie :
→ Syndrome anticholinergique : décrit après usage d’antidépresseurs tricycliques, d’antispasmodiques urinaires ou de tout médicament anticholinergique, il survient en 24 h. Il se réduit souvent à une sécheresse buccale et cutanée, des troubles visuels avec mydriase, de l’agitation, une désorientation, mais il peut être plus préoccupant (tachycardie, tachypnée, coma).
→ Syndrome malin des neuroleptiques : se développant en quelques jours à quelques semaines, il associe pâleur des téguments, sialorrhée, hypersudation, mutisme, hébétude, rigidité musculaire, hypertension, tachycardie, tachypnée et fièvre souvent élevée (40-4 °C), pouvant aller jusqu’au coma. Suivant l’administration d’un neuroleptique, il peut être fatal.
→ En cas d’intoxication légère à modérée, l’arrêt du traitement en cause permet souvent de normaliser les signes en 24 à 36 heures. Des mesures symptomatiques préviennent la survenue de complications (rhabdomyolyse ou insuffisance rénale), avec monitoring étroit pendant 6 à 12 heures.
→ Les formes sévères relèvent des soins intensifs : réduction de toute activité musculaire (paralysie sous vécuronium), refroidissement, intubation, diurèse forcée. L’administration d’une benzodiazépine (Diazépam) soulage l’agitation, les myoclonies et la rigidité musculaire. La tension artérielle est normalisée. Certains spécialistes préconisent le recours à un antagoniste sérotoninergique (cyproheptadine = Périactine ou neuroleptique type chlorpromazine = Largactil).
→ La prévention reste essentielle. Il faut limiter l’association de médicaments pro-sérotoninergiques, adapter la dose en monothérapie, prévoir un délai lors du passage d’un médicament pro-sérotoninergique à un autre. Le patient sera sensibilisé aux symptômes susceptibles de suggérer l’apparition d’une hypersérotoninergie et au danger attaché à l’automédication (par médicaments antimigraineux notamment), à la phytothérapie, à l’usage inconsidéré de compléments alimentaires riches en tryptophane, etc.