L'infirmière Magazine n° 345 du 15/05/2014

 

RWANDA, 20 ANS APRÈS LE GÉNOCIDE

ACTUALITÉ

SANDRA MIGNOT  

En mission au Rwanda pour Médecins Sans Frontières entre avril et juillet 1994, Madeleine Boyer, infirmière-anesthésiste aujourd’hui retraitée, a vécu le génocide. Après des années de silence, elle nous livre ses souvenirs du massacre qui fit près de 800 000 morts en 3 mois.

Nous étions six à entreprendre cette mission vers le Rwanda : un coordinateur, un logisticien, un chirurgien, une Ibode et deux Iade. Nous sommes passés par le Burundi, et à Bujumbura, la capitale, l’ambiance était déjà lourde car le pays était, lui aussi, concerné par un conflit politico-ethnique. Un curé italien, rencontré en route, m’a expliqué que les exterminations avaient déjà commencé. J’ai réalisé qu’on allait vers quelque chose de terrible…

C’est au Burundi que nous avons appris que l’avion du président rwandais, Juvénal Habyarimana, avait été abattu. Cela a été le signal de départ du génocide engagé par les milices hutus contre les Tutsis et tous les adversaires du nouveau pouvoir en place. Nous avons pris la route de Kigali. En chemin, plusieurs petits signes montraient qu’on allait vers l’horreur. Des vêtements, dispersés ici et là, qui faisaient des tâches de couleur dans la verdure. Des maisons aux portes battantes qui sentaient l’abandon. Et puis, nous avons aperçu les premiers morts sur le bord de la route. Un cadavre gonfle en trois jours. Or, les violences avaient commencé depuis près d’une semaine déjà…

Nous avons traversé la frontière, tout en étant régulièrement arrêtés par des gens – je n’ai jamais su qui ils étaient : des miliciens ? des Hutus ? Nous avons ensuite été pris en charge par des militaires de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) ainsi qu’un représentant du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), avec qui nous devions nous organiser.

Des patients « coupés »

Au départ, nous devions installer notre mission dans un hôpital. Mais une fois sur place, nous avons réalisé que les milices venaient jusque-là pour achever les patients. Elles les tuaient sous nos yeux ! Nous avons donc finalement installé notre hôpital de campagne chez des religieuses qui n’avaient aucune compétence médicale. Les locaux pour le catéchisme étaient transformés en salle d’opération. Les habitations aux alentours avaient été réquisitionnées pour recevoir les patients en attente de soin ou en post-opératoire. Des blessés arrivaient. On les disait « coupés » : la machette avait entaillé les membres sans pour autant provoquer l’amputation. Je vois encore tous ces étudiants profondément entaillés aux avant-bras parce qu’ils avaient eu le réflexe de se protéger la tête… Leurs blessures étaient épouvantables. Je me souviens aussi de ces deux jeunes garçons d’une vingtaine d’années, qui s’étaient réfugiés dans notre cour. Ils étaient beaux et bien habillés. Mais nous nous étions engagés à ne recevoir que des blessés, sans quoi la mission aurait per­du son au­torisation. On a dû leur demander de partir. Ils ont compris et ils sont partis. Ils ont été tués 50 mètres plus loin…

Nouvelle mission à Kigali

Au bout de trois semaines, nous avons été évacués. J’ai eu du mal à quitter l’équipe rwandaise mais c’était un ordre, je n’avais pas le choix. Quand je suis arrivée en France, on m’a proposé de repartir pour trois autres semaines. Je n’ai pas hésité car mon cœur était là-bas. Certes, on se sentait impuissants mais quand on a partagé quelque chose d’aussi puissant, on ne peut pas rester loin.

Cette fois, je suis arrivée à Kigali. On nous a fait traverser la ville dans un convoi militaire avec des gilets pare-balles et des casques. Le génocide continuait, nuit et jour. J’avais ramené des jouets et des vêtements pour les enfants. Ceux qui étaient scolarisés parlaient bien français. On pouvait les serrer dans nos bras, les embrasser, quand ils n’étaient pas tout cassés. Ils avaient vu mourir leurs parents, mais ce geste d’affection nous réconfortait peut-être au­tant qu’eux. Je me demande ce qu’ils sont devenus.

Il y avait cet enfant âgé de 12 ans, si beau, et qui parlait si bien. Il était conscient et me disait « Mado, je vais mourir. » Je ne pouvais pas lui répondre. On a parlé de ses parents, de l’école. Et il répétait : « Mado, je vais mourir. » Je lui disais « On va t’opérer » ; il est mort le lendemain.

« Si tu le soignes, tue-le »

Nous travaillions avec du personnel rwandais, des médecins et des infirmières, dont certains avaient perdu des membres de leur famille. Un jour, l’une des soignantes a reconnu celui qui avait « coupé » son oncle. Il était inenvisageable qu’elle le soi­gne, alors je lui ai conseillé de passer la main à l’une de ses collègues. Je me suis occupée, pour ma part, d’un journaliste de Radio Mille Collines, l’un de ceux qui avaient appelé au massacre. Il devait être opéré. Des Rwandais m’ont dit : « Si tu le soignes, tue-le s’il te plait. » Je ne pouvais évidemment pas faire ça. Je me souviens de son prénom?: Noël. Il m’avait donné sa carte d’identité et voulait que je sois sa référente. Peut-être pensait-il que cela le protègerait des représailles ?

Je suis restée au Rwanda jusqu’au 4 juillet, date à laquelle Paul Kagame est entré dans la ville avec son armée. Il est venu nous voir. Nous avions des patients tutsis et des hutus dans les salles. Je leur ai demandé de se déshabiller, pour qu’on ne puisse pas faire de différence entre eux. Il y avait déjà eu tellement de morts et tout le monde avait si peur. Mais tout s’est bien passé.

Je n’ai pas parlé du Rwanda pendant des années. Aujourd’hui encore, lorsque j’évoque ces moments, mes enfants me demandent pourquoi je n’en ai jamais parlé. Je n’en avais pas envie, tout simplement. »

TÉMOIGNAGE

« ON N’ARRÊTE PAS UN GÉNOCIDE AVEC DES MÉDECINS »

Cette mission a été réalisée sous couvert du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) qui était en contact avec le gouvernement par intérim. Avec les deux autres missions que chapotait le CICR, nous avons pu sauver des milliers de personnes. Il nous a pourtant fallu une semaine à dix jours pour prendre la mesure de l’événement. On s’attendait à des massacres, mais pas de cette ampleur. On s’est demandé à quoi on servait. C’est alors que nous avons lancé notre témoignage « On n’arrête pas un génocide avec des médecins. » Il faut rappeler que la France était un soutien actif du régime en place…

JEAN-HERVÉ BRADOL COORDINATEUR

TÉMOIGNAGE

« J’AI ECRIT TOUS LES JOURS »

Je racontais, j’écrivais ce que nous faisions, ce que nous voyions, les blessés, les problèmes de sécurité, mon ressenti. J’en avais besoin ! Nous avons pu prendre en charge jusqu’à 103 patients par jour. Et comme nous ne pouvions pas les laisser sortir après les soins, plusieurs d’entre eux sont restés comme personnel soignant. Je ne me suis jamais vraiment sentie menacée. Pourtant, nous devions courir régulièrement aux abris car il y avait aussi des bombardements.

MONIQUE DOUX, INFIRMIÈRE ANESTHÉSISTE