L'infirmière Magazine n° 346 du 01/06/2014

 

REPRÉSENTATION INFIRMIÈRE

RÉFLEXION

VINCENT KAUFMANN  

Acteurs essentiels du système de santé, les infirmières devraient contribuer aux réflexions sur l’évolution de leur profession. Mal représentées, elles sont peu audibles. Disposent-elles d’un espace de dialogue avec les pouvoirs publics ?

Les dés semblent jetés pour l’Ordre national infirmier (ONI) : les déclarations de Marisol Touraine, ministre de la Santé, au congrès de la fédération Santé-Social de la CFDT en février 2014, annoncent sa fin programmée. Mis à mal par un démarrage placé sous le signe de l’amateurisme, l’ONI a rapidement dérapé vers un absolutisme malvenu. Dilettantisme financier, avec des dépenses disproportionnées en regard de recettes incertaines, l’obligeant à un plan de retour à l’équilibre trois ans après sa naissance. Puis, autoritarisme pour imposer aux IDE une adhésion sous menace d’huissier et de sanctions diverses.

Fin annoncée de l’ordre ?

Ses dernières prises de position finissent de le fragiliser. En 2013, l’ONI prône (1) le refus « de toute légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté ». Qu’un ordre interpelle ainsi le législateur est déjà maladroit et une position aussi fermée – après quelle concertation auprès des professionnels ? –, n’a rien apporté au débat public. Plus récemment, en 2014, lorsque la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) prend en otage des milliers d’étudiants, le président de l’ONI reconnaissant (2) que « les établissements privés assurent d’indispensables missions de service public de formation des infirmiers », oublie de rappeler que ces dernières ont une spécificité, la continuité du service, et ne sont pas supposées servir de moyen de pression dans une négociation tarifaire. Les syndicats, auto-désignés comme les seuls représentants légitimes de la profession, n’ont, ainsi, eu aucun mal à mener une fronde permanente contre cet ordre mal-né (3) et si peu convaincant ; le taux de 6 % d’IDE votant aux élections départementales de 2014 achevant cette démonstration. Mais, au final, que d’énergie gaspillée dans cette bataille entre les pro et les anti-ordre !

Ni les uns ni les autres n’ont permis d’avancée significative. Pourtant, les sujets à traiter sont nombreux. À commencer par celui, récurrent car toujours mis de côté, des conditions d’exercice, facteur-clé de la qualité des soins comme le démontre une étude scientifique (4) : plus il y a d’IDE dans les services et mieux elles sont formées, meilleure est la prise en charge des patients. Or, de nombreuses infirmières témoignent, par exemple sur les réseaux sociaux (5), de difficultés croissantes à travailler en sous-effectifs quand, dans le même temps, se développe le chômage infirmier (6). Deux facteurs contribuent à cette réalité, inimaginable il y a quelques années : la réduction du nombre de postes dans un contexte budgétaire contraint, ainsi qu’un flou persistant sur la démographie de la profession. En 2008, on redoutait l’incidence de dizaines de milliers de départs à la retraite, on parle maintenant de quotas d’entrée trop importants en IFS.

Formation en construction

Concernant la formation initiale, la profession navigue à vue : avec la réforme LMD, le législateur organise en 2009 une licence qui n’en est pas tout à fait une. Des infirmières et enseignants construisent ensuite, avec des décennies de retard sur d’autres pays (Québec, Suisse, Liban…), des masters de Pratiques avancées, en réponse à des besoins insuffisamment couverts. Ces masters étant aujourd’hui questionnés (7), il reste donc un « L » partiel, un « M » en difficulté, et un « D » inexistant…

Enfin, de rares protocoles de coopération médecin-IDE apparaissent, portés par quelques équipes hospitalières motrices, et peu reconnues au plan financier. Concer-nant la délégation de compétences, l’une des faiblesses de la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) est de faire valider un protocole local au niveau régional (par l’ARS) sous la houlette de la Haute Autorité de santé (HAS). Mais d’une expérimentation locale à sa mise en œuvre sur tout le territoire, les écueils sont nombreux, l’accompagnement insuffisant et cela insécurise les infirmières (8), comme le démontre les questions (9) autour d’un protocole de « Consultation infirmière de suivi des patients par anti-cancéreux oraux à domicile ».

Obstacles à la mobilisation

Pourquoi une telle faiblesse dans la prise de parole de la profession ? Des premiers axes de réflexions peuvent être proposés. Historiquement, le métier d’infirmière s’est développé dans le giron de la religion catholique, impliquant compassion, dévouement voire dolorisme : autrement dit, nous souffrons en silence. Plus largement, la position de l’IDE moderne, au croisement de toutes les contraintes organisationnelles et au service de « ses » malades, l’amène à accepter voire à intérioriser des tensions multiples. Le soignant prend sur lui, compense tant qu’il peut et, parfois, jusqu’à l’épuisement. Mais la prise de parole est rare dans ce cheminement. Ajoutons que la profession est jeune (le diplôme date de 1922) et sa catégorisation « paramédicale » ne la positionne que par sa place « à côté » du médecin. Sa reconnaissance par les usagers est forte mais, hors son rôle propre, son autonomie bien faible et son droit de prescription – hors la spécialité anesthésiste – très limité. Sociologiquement, l’emploi est féminisé à 87 % (10). Si l’on considère, en France, la place toujours prépondérante de la femme dans l’éducation des enfants et les tâches de la vie quotidienne, l’infirmière, souvent mère de famille, a des journées bien remplies. Il est, de plus, très compliqué d’organiser toute mobilisation quand l’indiscutable continuité des soins oblige les professionnels à assurer une présence permanente auprès des patients. Enfin, la société française connaît, à l’échelle européenne, un faible taux de syndicalisation de l’ordre de 8 %, le secteur infirmier tout particulièrement, puisqu’estimé à environ 4 %.

Existe-t-il d’ailleurs « une » profession infirmière ? Forte de plus de 500 000 diplômées, la quasi-totalité des IDE est issue du même cursus initial. Malgré cette base commune, nombreuses sont les lignes de fractures entre, schématiquement, les « généralistes » et celles qui se sont spécialisées ; les salariées et les libérales ; le public et le privé… La caricature est d’usage : on travaille en réanimation quand on n’aime pas le relationnel, aux urgences pour ne pas avoir à s’occuper des patients dans la durée, en psychiatrie par affinité (ce qui ne cesse d’étonner…), en gériatrie par défaut et la nuit parce qu’il y a moins de travail. Vues de l’hôpital, les libérales ne pensent qu’à leur chiffre d’affaires, lesquelles disent avoir fui l’administration absurde des établissements. Quant aux cadres de santé, ils n’ont plus la fibre soignant. Restent à venir, à l’hôpital, les inévitables tensions entre les catégories A et B ou entre les « anciens » diplômés et ceux du nouveau référentiel. Cette construction intellectuelle participe d’une représentation identitaire sur un mode individualiste, trop souvent négatif, et réduit la capacité de la profession à parler d’une seule voix. Alors, peut-être faudrait-il, en fait, parler de « professions infirmières » : cadre de soins, puéricultrice, anesthésiste, chacune défendant isolément son statut et son niveau de reconnaissance.

Une autre histoire à écrire

Devant un tableau aussi sombre, le pessimisme pourrait être de mise. Le milieu, au-delà des manifestations de 1988 et 1991, n’a jamais pesé dans le débat public et ce, quelles que soient les formes données à sa représentation : syndicat, coordination, association, ordre ou Haut conseil des professions paramédicales… Pourtant, notre système de santé doit absolument se réformer et les IDE devraient jouer un rôle majeur – et ô combien pertinent –, dans cette nécessaire redistribution des cartes, quand les besoins augmentent avec le vieillissement de la population et le nombre croissant de maladies chroniques.

Une autre histoire est possible mais repose d’abord sur une prise de conscience de l’ensemble des infirmières quant à l’intérêt de se structurer. On parlerait symboliquement d’un passage à l’âge adulte. En écho, la récente mobilisation des sages-femmes, légitime et bien organisée, démontre à quel point il reste difficile, en France, de faire bouger les lignes…

1- Sur le site de l’ONI : L’Ordre national des infirmiers refuse toute légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté. http://petitlien.fr/7894

2- Sur le site de l’ONI : L’ordre national des infirmiers appelle au respect des étudiants infirmiers. http://petitlien.fr/7896

3- Ordre des Infirmiers, mal né… mal mené ?, L’Infirmière Magazine n° 333, 15 novembre 2013.

4- Nurse staffing and education and hospital mortality in nine European countries : a retrospective observational study, The Lancet Journal, 26 février 2014. http://petitlien.fr/7898

5- Site du collectif de soignants pour la défense de la santé (NB3NP) : www.nb3np.org

6- Le chômage s’installe, L’Infirmière Magazine n° 338, 1er février 2014.

7- Voir le rapport de l’Igas : Les formations paramédicales : bilan et poursuite du processus d’intégration dans le dispositif LMD. http://petitlien.fr/789b

8- Voir le site Espaceinfirmier.fr : Les infirmières pas prêtes à coopérer. http://petitlien.fr/789c

9- Site du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI) : L’ordre des infirmiers condamne la cancérologie low cost en Île-de-France. http://petitlien.fr/789d

10- Mais les hommes représentent 50 % des élus au Conseil national de l’ordre en 2013…

VINCENT KAUFMANN

INFIRMIER

→ 1993-1996 : travaille en réanimation neuro-chirurgicale à l’hôpital Lariboisière.

→ 1996 : deux missions à Médecins sans frontières (MSF).

→ 1996-2001 : service d’accueil des urgences de Lariboisière.

→ 2001-2006 : chargé de RH et de recrutement à MSF.

→ 2006-2011 : responsable d’un SSIAD.

→ 2009-2010 : master Gestion et politiques de santé.

→ Depuis fin 2011 : chargé de mission et de développement à la fondation hospitalière Sainte-Marie.