L'infirmière Magazine n° 347 du 15/06/2014

 

ACHATS

DOSSIER

CÉCILE BONTRON  

Dans un contexte de restriction budgétaire, les dépenses de l’hôpital ne pouvaient échapper à la rationalisation. Depuis trois ans, les achats se professionnalisent et impactent les cadres comme les soignants sur le terrain.

Pas moins de 18 milliards d’euros, tel est le montant annuel des achats hospitaliers en France, selon les chiffres de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS). Si l’on met en regard les 30 milliards d’euros de dettes qu’affichent les hôpitaux français en 2012, nul doute qu’ils sont un levier d’économie important pour les établissements, sommés de retrouver un équilibre budgétaire. La part des achats dans leurs finances est variable. Ils représentent ainsi 25 % du budget d’un hôpital dont l’activité dominante est la chirurgie obstétrique, selon Alain Mourier, enseignant-chercheur à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). D’une manière générale, les achats constituent le deuxième poste de dépenses d’un établissement, après la masse salariale. L’enjeu est, en ces temps de restriction, pour le moins stratégique : réaliser des économies sur les achats est bien plus acceptable, en effet, que de couper dans la masse salariale, si l’on veut maintenir la qualité du système de soin.

Pour cela, une réflexion sur les achats au sein de l’hôpital était nécessaire. « Nous avons commencé à en parler il y a 10 ou 12 ans. À l’époque, nous étions loin des pratiques du privé, explique Michel Caron, responsable marchés publics à l’Établissement public de santé mentale (EPSM) des Flandres. Le métier d’acheteur n’existait pas vraiment. Nous réalisions des achats en nous appuyant sur des critères économiques, une mise en concurrence la plus vaste possible. Notre rôle principal était de mettre en œuvre le Code des marchés publics afin d’obtenir une sécurité juridique maximum. La fonction elle-même était éclatée entre plusieurs divisions, qui tenaient à la fois le rôle d’acheteur et d’utilisateur. Chacun œuvrant dans son coin, l’hôpital pouvait cumuler ainsi plusieurs références sur le même produit, avoir des stocks éparpillés. Mais avec le régime de rigueur imposé aux établissements de santé, l’enjeu est aujourd’hui de rationaliser et d’optimiser ses dépenses. Il faut rentabiliser l’activité, et l’achat peut y aider. »

En marche vers la rationalisation

L’apparition du programme « Phare » (Performance hospitalière pour des achats responsables), créé en 2011 par la DGOS, va donner une nouvelle impulsion à la professionnalisation au travers des conseils organisationnels (désignation de responsables achats, création de feuilles de routes stratégiques appelées plan d’action), la coordination de centrales (afin que leurs champs d’action ne se chevauchent pas) et des partages de bonnes pratiques.

Progressivement, les achats hospitaliers font leur révolution. « Le responsable marchés publics a ainsi vu arriver des acheteurs issus du privé dans les établissements de santé. Nous avions, sans aucun doute, besoin de gagner en professionnalisme. Il fallait obtenir un meilleur rapport prestation/prix », confirme Michel Caron. Selon leur culture et surtout leur taille, les institutions ont donc créé une direction « Achats » chargée de rompre avec le modèle très administratif et juridique. Place à la performance construite selon plusieurs axes : économique d’abord, avec des objectifs en termes de gain, de travail avec les PME comme le souhaite l’État, afin de dynamiser les tissus économiques locaux et, également de responsabilité sociale et environnementale (RSE) avec le recours, par exemple, au secteur protégé. En 2013, 108 établissements avaient élaboré des plans d’action (des feuilles de route stratégiques définissant les actions à mettre en place pour rationaliser les achats) et réalisé par ce biais 290 millions d’euros d’économie.

Les acheteurs disposent de plusieurs leviers d’action. Le premier repose sur la massification. Cela consiste, pour les différents services hospitaliers, à regrouper leurs achats communs : compresses, stylos, médicaments… Plus les quantités achetées sont importantes, plus on peut négocier le prix unitaire à la baisse. La mutualisation entre plusieurs établissements de santé permet de faire jouer cet effet de masse à une plus grande échelle. D’où l’émergence, depuis quelques années, de grandes centrales d’achats qui proposent des commandes groupées aux établissements d’un territoire ou travaillant sur une même thématique : Resah-Idf (Réseau des acheteurs hospitaliers d’Île-de France), UniHa, UniCancer…

Les soignants mobilisés sur le juste besoin

Pour aller plus loin, l’acheteur s’appuie sur le juste besoin. Il s’agit de s’assurer que le produit correspond exactement à l’utilisation finale en quantité et en qualité, sans option superflue, ni sur-qualité. Et, afin de déterminer ce juste besoin, les acheteurs doivent se reposer sur les soignants. Pour cette raison, le programme Phare a choisi, dès son lancement, de mobiliser les praticiens notamment au travers des projets « Armen ». Ils réunissent des groupes de travail constitués de professionnels hospitaliers de tous métiers et de toute la France sur trois mois, afin de faire émerger et de définir des bonnes pratiques. Le premier, qui s’est déroulé de mars à juin 2012, a permis d’estimer un potentiel de gains de l’ordre de 1,2 milliards d’euros en 3 ans et sur 10 segments d’achats identifiés. Sur celui de la blanchisserie, par exemple, les hôpitaux du Léman-Thonon ont économisé plus de 60 000 € en enlevant des alèses dont l’usage était devenu obsolète depuis longtemps, l’hôpital utilisant des produits à usage unique ou des alèses barrière. Sur celui des dispositifs médicaux, l’AP-HP a supprimé des régulateurs de débit à perfusion sur les recommandations du Comité médicaments et dispositifs médicaux stérile. Ces derniers apportaient une sécurité jugée inappropriée : l’économie réalisée a été de près de 400 000 €. Deux autres vagues Armen ont eu lieu depuis novembre 2012, impliquant plusieurs centaines de professionnels.

Le dernier axe d’action des acheteurs est de calculer le coût global. Cela consiste à prendre en compte l’intégralité des coûts liés au produit tout au long de sa durée de vie et même à la fin : la maintenance, les consommables, l’enlèvement des déchets et le recyclage. Toutefois, il reste peu utilisé car compliqué à calculer et, parfois en opposition avec les consignes d’économies à court terme. Pourtant, il représente le seul moyen d’intégrer le développement durable dans une politique achats, selon Olivier Toma, président du Comité développement durable santé (C2DS) : « Globalement, le développement durable commence à émerger dans le secteur médico-social en France depuis 2010, alors que les autres secteurs s’y sont mis dès le début des années 2000. Pourquoi ce retard ? Parce que l’État a une politique de santé à très court terme, rendant impossible une vision d’achat responsable, qui doit être basée sur le coût global. » Produits moins chers mais gourmands en électricité ou en eau, plus compliqués à recycler et à détruire en fin de vie…, la politique du coût direct ne sert pas le développement durable et cache des surcoûts que les acheteurs devront gérer de toute façon. « Mais travailler en coût global n’est pas simple. Cela demande du temps et une expertise », souligne Olivier Toma. Pour lui, la solution se trouve dans la mutualisation par des centrales développant une stratégie d’achats responsables. Le C2DS a donc entrepris une étude sur la politique de ces dernières en la matière, qui livrera ses résultats le 24 juin prochain.

La mutualisation pour booster l’innovation

Les centrales d’achats travaillent, en outre, à l’émergence d’un marché européen. « Nous avons créé une association européenne, EHPPA (1), qui regroupe aujourd’hui huit pays. L’idée est de partager les bonnes pratiques et comprendre les différences, explique Dominique Legouge, directeur du Resah Île-de-France. D’après nos observations, il existe autant de façons de faire un lit que d’établissements ! Aujourd’hui, nous essayons de standardiser pour avoir un impact sur le coût et la qualité. » En fédérant plusieurs structures européennes dans un projet commun, « Happi » (2), la centrale d’achats francilienne poursuit un objectif plus ambitieux : influer sur la création même des produits. Le projet auquel participent six pays-membres vise à faire émerger des solutions innovantes dans le « bien vieillir ». Il s’oriente autour de plusieurs catégories de produits et services dont, par exemple, l’électronique et les systèmes d’information (applications mobiles, télésurveillance) ou les conditions de travail des soignants (matériels de prévention des troubles musculo-squelettiques).

La mutualisation n’a cependant pas que des adeptes. Elle représente aujourd’hui 20 % en moyenne des achats des établissements de santé en France, selon la DGOS, qui vise 30 à 40 % à terme. Beaucoup de soignants craignent de perdre toute influence. « Avec les achats délégués à de grandes centrales, nous subissons plus que nous ne participons, explique Marianne Honnart, cadre de santé et conseillère technique spécialisée dans les achats au CHU de Dijon. Nous pouvons exprimer nos besoins mais nous n’effectuons pas les essais. Cela limite mon rôle et celui des acheteurs des petits CHU en tout cas. »

La professionnalisation des achats touche forcément au quotidien des soignants, à travers les produits ou les sollicitations des responsables achats qui cherchent à les associer à leur quête du meilleur coût. Ils ont donc un rôle à jouer dans cette mutation de l’hôpital.

1- « European Health Public Procurement Alliance » : Alliance européenne des centrales d’achats en santé publique.

2- « Healthy ageing public procurement of innovations » : programme européen coordonné par le Resah qui vise à créer un réseau européen de centrales d’achats spécialisées sur le vieillissement en bonne santé.

SÉCURITÉ JURIDIQUE

Appels d’offres sous surveillance

Les achats publics sont très strictement encadrés par le Code des marchés publics. État, collectivités et hôpitaux ont pour obligation légale, dans tout appel d’offre, de respecter les grands principes de la commande publique : liberté d’accès à cette dernière, égalité de traitement des candidats et transparence des procédures. Le risque juridique représente l’épouvantail des achats publics. Une entreprise qui s’estime lésée, parce qu’elle n’a pas remporté le marché, peut le contester devant un juge administratif. Plusieurs recours contentieux sont possibles, notamment le référé pré-contractuel, avant la signature du contrat, en cas de défaut des règles de publicité et de mise en concurrence.

« La population hospitalière y est peu sensible car non directement impliquée par les risques juridiques liés aux litiges, affirme Raphaël Ruano, directeur des achats du CHU de Toulouse.

Nous avons en moyenne quatre affaires de référés pré-contractuels par an. Les fournisseurs sont très aguerris sur la veille juridique. » La direction des achats du CHU de Toulouse reçoit une centaine de courriers par an portant sur des litiges possibles.

« Nous devons être très vigilants, car cela peut aller jusqu’à la remise en cause du contrat avec des conséquences en termes de rupture de service, désorganisant les structures de soins et impactant potentiellement la continuité de prise en charge des patients. »