L'infirmière Magazine n° 347 du 15/06/2014

 

EHPAD

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

SOPHIE KOMAROFF  

Pendant un an, les résidents du centre d’accueil Jean-Vanier et de l’Ehpad La Pommeraie, et leurs personnels, ont travaillé aux côtés d’artistes professionnels à la réalisation d’un spectacle vivant. Deux représentations qui ont fait salle comble.

Samedi soir, 22 h 30. Les applaudissements retentissent dans la salle des fêtes bondée de Criquetot-l’Esneval, en Seine-Maritime. Les spectateurs sont debout, saluant la performance des pensionnaires de l’Ehpad La Pommeraie et ceux en situation d’handicap du centre d’accueil Jean-Vanier. Sur scène, aux côtés d’un baryton et d’une soprano et accompagnés par l’orchestre professionnel André-Messager-Montivilliers, les musiciens, les chanteurs lyriques et le chœur de résidents et d’agents des deux établissements ont offert au public une opérette, projet artistique reflet du « vivre-ensemble » essentiel aux structures d’accueil. Pendant une heure et demie, ils ont interprété de célèbres compositions, tant sur scène qu’en coulisses : L’Air du notaire, Les Palétuviers, Votre habit a craqué dans le dos… Durant tout le spectacle, le sourire n’a pas quitté le visage des musiciens. Et chaque tableau a déclenché les acclamations du public et des artistes.

Dans les coulisses, à quelques minutes de la montée sur scène, c’est l’effervescence : les chanteurs, les résidents et les équipes des deux structures préparent les accessoires, changent de costumes, accrochent les micros… Une bonne entraide existe entre la structure d’hébergement La Pommeraie – qui accueille 112 personnes âgées – et le foyer de vie pour femmes vieillissantes en situation de handicap mental. Certains ajustent une coiffe ou un foulard, d’autres aident à boutonner une robe. À leurs côtés, le personnel soignant assure le soutien, sert de l’eau, participe à l’habillage, chuchote des mots d’encouragement… « Reste concentrée », glisse Corinne, agent à la lingerie de Jean-Vanier, à Solange avant qu’elle n’entre en scène. Judith, l’une des résidentes du centre d’accueil, remercie à sa façon Carole Blanchard, aide-médico-psychologique (AMP) : « Tu m’as appris à chanter. Grâce à toi, je chante bien. Ça me plaît. »

L’opérette, un art vivant

Tout commence un an plus tôt, lors d’un appel à projets qui vise à associer une structure médicale à une institution culturelle. Le dispositif « Culture et personnes âgées », initié par l’Agence régionale de santé (ARS), la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) de Haute-Normandie et le conseil général de Seine-Maritime, souhaite favoriser ainsi la mise en place de projets culturels dans les Ehpads. « Nous sommes toujours en alerte vis-à-vis de ces appels à projets, car ils sont positifs pour la vie de l’établissement. Celui-ci était assez vague, l’idée de départ consistant à associer des personnes âgées et un groupe artistique », explique Dominique Vallet, infirmière et directrice de l’Ehpad La Pommeraie et du centre Jean-Vanier. Une réflexion se met alors en place avec l’orchestre André-Messager, qui compte depuis plusieurs années les résidents de l’Ehpad parmi ses fidèles, et Thierry Pélicant, le chef d’orchestre et époux de Frédérique, ergothérapeute au sein de l’établissement. François Mignot, alors animateur à La Pommeraie, suggère d’évoquer la vie des résidents dans une opérette, un art qui unit le chant, la comédie voire la danse, et de leur faire rédiger le livret. « Ce genre musical leur est contemporain, indique François Mignot. Le spectacle relate l’histoire d’une femme qui achète une auberge au début du XXe siècle. Le public la voit évoluer pendant un demi-siècle marqué par la Grande Guerre, l’arrivée de l’électricité puis des Parisiens qui viennent profiter des bains de mer, la défaite de 1940, l’Occupation, l’après-guerre… » Le projet reçoit alors un financement de 2 400 € de l’ARS. Et la Drac et le conseil général versent respectivement 2 400 € et 4 800 € directement à l’orchestre.

Sous la houlette de l’animateur, une trentaine de pensionnaires de l’Ehpad se lancent alors dans l’écriture de la trame, au rythme de deux réunions hebdomadaires. Composée sous forme de pasticcio(1), l’opérette, intitulée Les Touilleux eud’Criquetot(2), se déroule dans une auberge du Pays de Caux (partie occidentale de la Seine-Maritime).

Du sens à la vie en collectivité

Si les résidents ont mobilisé volontiers leurs souvenirs pour écrire l’opérette, ils ont été plus réticents à l’idée de chanter sur scène. « Au début, on n’y croyait pas, avoue Marie, 93 ans, qui participe à un spectacle pour la première fois. On ne s’attendait vraiment pas à tout ça. On s’est laissé emporter. Faire ça à nos âges… Vous imaginez ? » Car une fois le livret rédigé, place aux répétitions, d’abord avec un pianiste, puis, pendant les six derniers mois, avec les chanteurs lyriques, Fabrice Poret et Manuela Leconte, médecin généraliste à Elbeuf (76). « Nous nous sommes amusées, mais nous avons aussi connu de fichus quarts d’heure ! Malgré la fatigue qui s’accumulait, il fallait aller jusqu’au bout. Mais le jeu en valait la chandelle, car nous avons fait salle comble », confient fièrement Marie et Rolande, 84 ans.

La participation du personnel soignant et non-soignant de La Pommeraie et de Jean-Vanier n’a pourtant pas été simple. « La plupart d’entre eux l’ont interprétée comme des tâches supplémentaires et non comme du travail autrement, explique Nicolas Limare, maître d’œuvre du projet et formateur en humanitude. Les soignants sont pourtant les premiers concernés quand il y va de la récupération des témoignages. Ils peuvent mettre à profit un soin pour discuter du passé, de l’arrivée de l’électricité, par exemple. »

Faire adhérer un personnel déjà très sollicité par le travail et peu disponible, a été, pour l’animateur, la principale difficulté de ce projet : « J’ai souvent entendu la phrase “je n’ai pas le temps d’y penser”. Le soin est encore imprégné de la culture hospitalière, fondé sur l’acte. Une maison de retraite est un lieu de vie où il importe de donner du sens à chaque soin. Réaliser une toilette, restaurer ou veiller à la santé, c’est aussi préparer le patient à quelque chose. Sans cela, il n’est pas possible de réaliser un tel projet. »

Et de ceux qui étaient partants, nombreux ne voulaient pas monter sur les planches. Ils se sont donc impliqués autrement : préparation des décors et des accessoires, billetterie, transfert des résidents, placement des spectateurs, participation à la confection des costumes, etc. Six mois de recherches, de création… et de réparations ! « Il faut savoir ce qui fait vibrer les soignants. Ceux qui nous ont suivis sont motivés par la décoration, la danse, etc. Cela leur a permis de vivre leur passion au sein de l’établissement », indique Nicolas Limare. Les répétitions sont alors devenues un moment privilégié. À La Pommeraie, ils étaient une quarantaine à encourager leurs camarades et ne se sont pas privés de chanter avec eux. Ou de vivre tout simplement ce moment. Comme ce patient atteint de la maladie d’Alzheimer face aux Couplets du sabre, composés par Offenbach. « Il s’est rappelé avoir été soldat pendant la guerre et il a réussi à en parler, raconte Dominique Vallet. Évoquer ses souvenirs lui a permis d’exprimer des émotions. C’est important lorsqu’il ne reste rien en mémoire. »

Une expérience enrichissante

La plupart des pensionnaires de Jean-Vanier associées au projet ont, elles, déjà eu une expérience de la scène grâce au réseau de chorales « Handichœur ». Participer à l’opérette n’a donc pas été un problème. « Elles ont été émerveillées par le projet », témoigne Dominique Vallet. Seule l’équipe soignante a manifesté quelques appréhensions, indique Carole Blanchard, qui est également montée sur scène : « L’équipe s’est demandée si les résidentes auraient le même comportement d’un jour sur l’autre. Relever ce défi avec elles a nécessité de l’écoute et de la patience. D’autant que la fatigue s’installe au fur et à mesure. Nous avons parfois été confrontés à des réactions de colère, car elles peuvent se braquer à cause d’une parole ou d’une remarque. Nous avons également mis en place des temps de récupération. »

Cette initiative a permis de nouer un lien entre les résidents des deux établissements. « Au début, ils n’étaient pas très à l’aise », se souvient Dominique Vallet. Mais cette expérience leur a permis d’entrer dans le monde de l’autre. Un moment enrichissant selon Rolande : « Nous avons beaucoup à apprendre des personnes handicapées. Elles sont franches et n’ont pas d’arrière-pensées. Elles ne se posent pas autant de questions que nous. » Au sein même de l’Ehpad, les retombées sont positives : « Certains résidents qui avaient du mal à s’entendre ont vécu ce projet en bonne intelligence, souligne Nicolas Limare. Ils ont fait preuve de tolérance. » Cette expérience commune unit désormais le personnel et les résidents. « Ce sont des souvenirs émotionnels forts qui seront réutilisables dans les moments difficiles », ajoute-t-il.

Les efforts des résidents sont finalement récompensés lors des deux représentations : 300 personnes ont assisté à la première, plus d’une centaine à la seconde. « Cela montre aux familles de quoi ces personnes sont capables, conclut Carole Blanchard. Et nous permet d’envisager d’autres projets. »

1- Le pasticcio est l’assemblage dans un livret unique d’airs d’airs issus d’opéras différents.

2- Le terme « touilleux » désigne les joueurs de dominos qui les mélangeaient avant d’engager une partie.

MISE EN PLACE DU PROJET

Patience et détermination

Nicolas Limare, maître d’œuvre du projet, nous en livre les étapes importantes. Le point de départ est la passion, l’idée ou l’envie d’un agent ou d’un résident. Il faut alors y associer des professionnels compétents, déterminés et surtout patients. Des airs connus, des musiciens, des chanteurs : la recette fonctionne ! Une fois les financements obtenus, il suffit de trouver des résidents volontaires pour les chœurs. Pour donner du sens à un projet, il faut pouvoir rayonner et prendre du plaisir : la maison de retraite n’est pas une fin en soi.

POINT DE VUE

« En Ehpad, on peut encore vivre des ‘premières fois’ »

DOMINIQUE VALLET, INFIRMIÈRE ET DIRECTRICE DE L’EHPAD LA POMMERAIE ET DU CENTRE JEAN-VANIER

« Ce spectacle a permis aux équipes des deux établissements de se rencontrer lors d’activités festives. Il présente l’intérêt d’être intergénérationnel, puisque les enfants du personnel y ont participé : le plus jeune a 4 ans ! Il prouve aussi qu’il est possible de monter sur scène malgré l’âge ou le handicap. Je suis convainçue qu’on peut vivre une série de ‘premières fois’ en Ehpad : manger chinois, assister à un spectacle parisien, se promener en hélicoptère, etc. Cela demande du temps aux équipes, qui sortent ainsi de leur fonction classique, mais c’est une question de motivation. Il faut adapter la structure et ses projets aux résidents, afin de ne pas être prisonnier de l’institutionnalisation et de ses contraintes. Cette opérette est extrêmement valorisante : tant pour les établissements et les équipes que pour les résidents, qui montrent qu’à tout âge, on est « en mesure de ». Elle met en évidence un dynamisme et prouve qu’il est possible de s’épanouir en Ehpad. »