Auteurs et metteurs en scène du théâtre contemporain s’emparent de plus en plus de l’univers de la maladie, tous publics confondus. Au-delà de l’expérience personnelle, leurs œuvres interrogent le sens de la vie et la subjectivité de chacun.
Elle est morte ? Non, elle est pas morte, on la voit respirer. » Sur un banc craquant, dans la salle de spectacle de La ferme Godier, à Villepinte, deux enfants se rassurent. Sur scène, Élodie vient de tomber par terre, sous le regard affolé de Tristan et de Mademoiselle Florence. Les relations entre Élodie et Tristan avaient pourtant mal commencé. La petite fille, vieillie avant l’âge par un mal qui aura raison d’elle, subit les sarcasmes de Tristan qui se rebelle, lui, contre la maladie du cœur qui le maintient enfermé à l’hôpital. Le frère du jeune garçon lui a offert un livre sur la jungle et il tente de faire taire sa peur et sa souffrance en s’identifiant aux grands fauves prédateurs. Les faibles, patients ou soignants, n’ont pas de place dans son royaume. Mais les griffes du jeune tigre ne sont pas encore assez dures. L’hôpital est menacé de destruction par des promoteurs. Élodie va alors s’imposer dans la vie de Tristan. Les deux enfants vont transformer la situation précaire de l’établissement en occasion de faire triompher leurs mondes imaginaires. Tristan veut montrer ses griffes. Élodie rêve de se rapprocher de Tristan. Il la prendrait comme otage, comme dans un film pour adultes qu’elle a vu et dans lequel les deux personnages finissaient par s’aimer : « Ils riaient et ça faisait comme des soleils sur leurs dents. » Élodie sait qu’elle ne sera jamais adulte. C’est pour cela qu’elle veut « tout, tout de suite ». Elle détourne la cruauté du garçon, sa peur des sentiments et part avec lui à la découverte d’un monde plus doux.
Les soleils pâles n’est pas la seule pièce contemporaine à faire le pari d’aborder les questions que soulève la maladie. On y parle de mort, de fin de vie, de violence des pathologies ou d’un univers hospitalier non adapté aux patients. On pose la question de l’être, on questionne sa vie et son devenir. Susciter la réflexion, soulever des interrogations pouvant être considérées comme taboues… Le théâtre contemporain est un genre privilégié qui permet de poser un regard qui peut déranger. L’univers de la maladie et de la mort est au premier rang des préoccupations individuelles mais il a longtemps été éludé par la société. À la fin des années 70, l’essayiste américaine Susan Sontag consacrait un ouvrage
Les soleils pâles se déroule dans un hôpital et met en scène deux enfants qui apprennent la vie sous la protection, maladroite mais indéfectible, de leur infirmière, Mademoiselle Florence. La maladie n’y est pas traitée en tant que telle, mais plutôt abordée comme un moyen de tension dramaturgique. Pour Marc Beaudin, le metteur en scène, « l’auteur voulait parler de la fragilité et se poser la question : est-ce en acceptant la fragilité que l’on devient plus fort ? Ou alors, décide-t-on de montrer qu’on est fort ? Et est-ce cela qui fait que l’on est fort ou non ? ». Marc-Antoine Cyr, l’auteur de la pièce, relate une « pulsion d’écriture » ressentie alors qu’il était dans les airs, entre Montréal et Paris, lors du visionnage d’un court-métrage soutenant une levée de fonds pour des enfants malades, et voulant réaliser un rêve : « Cela m’a complètement anéanti. J’ai décidé de transformer cette impuissance en défi dramaturgique. Même avec la proximité de la mort, ce sont des enfants. Sur YouTube , j’ai découvert le témoignage d’une petite fille atteinte de progéria, et qui voulait faire partie d’une chorale. Elle était tellement inspirante. J’ai pensé à elle en écrivant Les soleils pâles. Le personnage d’Élodie n’est jamais dans le pathos de la maladie. Ce sont les autres qui projettent le drame sur elle. » La mort à venir n’impressionne pas Élodie : « Quand elle arrivera, la mort, tout ce que je pourrai lui dire, c’est “Hein, quoi, déjà ?” » Elle ne souhaite pas faire partie du monde des adultes qui « n’ont jamais le temps » et transmet à Tristan et au public son urgence de vivre.
Dans un autre registre, pour un public adulte, Vincent Ecrepont évoque, avec La chambre 100, comment la maladie est l’occasion d’interroger ce qui peut être essentiel dans la vie de chacun. Sa pièce, écrite à partir du témoignage de patients (lire encadré p. 26), met en parallèle cinq personnes qui vivent toutes ou ont vécu ce redoutable face-à-face. Se croisent et se rencontrent sur scène une jeune femme souffrant d’anorexie, une femme en traitement de chimiothérapie et en plein désarroi, un homme face aux décisions radicales que nécessite son cancer, une vieille femme qui a survécu à la maladie et qui n’a rien oublié, et un vieil homme disant au revoir à la vie et à ses proches. Ces personnages sont à des stades différents de leur réflexion. « Je souhaitais écrire une pièce sur le rapport entre la maladie et la réélaboration de soi, la reconstruction, sur la relation entre la maladie et le mot. Comment, au service d’un nouveau projet de vie, le mot peut aider, se projeter, exorciser, exprimer la souffrance », confie le metteur en scène. Pierre Giraud, comédien de la pièce, ajoute : « Jouer ce personnage de l’homme est une manière de me rendre utile, de susciter la réflexion. Le théâtre permet de s’interroger sur le fonctionnement de l’être humain. La maladie peut être tournée sous un jour positif. On peut faire en sorte que chaque jour soit bien rempli. »
Confronté à un corps médical, le personnage joué par Pierre Giraud est en colère. Il se sent rejeté et souffre de la position d’évitement des soignants qui emploient un jargon incompréhensible, comme cette interne répondant à ses inquiétudes sur la progression de son cancer par une formule des plus déconcertantes : « Les mécanismes de la carcinogenèse sont parfois ubiquitaires. » L’homme se rebelle contre la tendance des soignants à ne pas s’adresser à lui directement, mais à employer la troisième personne et à lui demander de réaliser certains actes en l’infantilisant : « Encore aujourd’hui, il y a des malades à qui l’on n’adresse pas la parole. On leur dit « on » : On s’est rasé ce qu’il fallait ? On va me montrer tout ça, hein ? » Une révolte salvatrice qui lui permet de sortir de lui-même et de s’exprimer enfin : « Cela fait des années que l’on parle à ma place. C’est pour cela que maintenant, je parle et je le prouve ; je dis ce que je veux, je parle, mieux, je vous parle. » À la fin de la pièce, chaque personnage imagine ce qu’il ferait si tout lui était permis ou s’il se permettait enfin de vivre comme il l’entend.
D’autres attitudes soignantes malheureuses sont également pointées du doigt avec Zaza Bizar, où Nadia Nakhlé fait plonger le public, petits et grands, dans l’univers d’Éliza, une petite fille souffrant de troubles du langage. Isolée parmi ses camarades, elle est jaugée par des adultes qui se questionnent à son sujet. Elle doit également subir des rendez-vous auprès de « pessialites du silence » dont l’oiseau Ibis. Ce personnage longiligne et masqué lorgne la fillette sans mot dire. Sous le regard du professeur, le caractère de la petite fille et ses réactions face aux situations de la vie deviennent des maux : « timidixie », « naivixie » ou « reverixie ». L’auteure a elle-même vécu par procuration le calvaire des consultations à répétition de sa petite sœur, qui souffrait, enfant, de troubles du langage. Dans Zaza Bizar, le monde du soin prend des airs fantasmagoriques et inquiétants, pour une enfant se sentant sur la sellette. L’un des personnages que rencontre Zaza, la Dame aux secrets, va l’aider à s’ouvrir à l’autre en se plongeant dans le dédale de ses mots, à l’aide de la musique. Un personnage évoquant une orthophoniste, pendant sensible et positif du trop savant Ibis.
Avec ses crayons, Zaza Bizar crée son propre monde, projeté en dessins et en films. Un monde empreint de poésie dans lequel l’enfant peut s’exprimer en toute liberté. « C’est une vengeance pour ma sœur », confie, dans un sourire, Nadia Nakhlé. Un camarade d’école moqueur est transformé, sous les traits de crayon de Zaza, en pantin au regard vide et aux dents acérées, qu’elle commande à sa guise. L’auteure mène à travers cette œuvre une réflexion sur l’autre et interroge la notion de normalité. Elle dénonce une forme d’intolérance et de jugement « avec la voix et le regard d’une enfant et la poésie qui lui est propre. Cela passe mieux ».
Avec Je suis moi, Judith Depaule emploie également une forme de détournement pour évoquer un sujet grave : l’accompagnement à la mort. Dans le cadre de sa programmation, le théâtre de la Poudrerie, à Sevran, demande à l’auteure de travailler sur la question du masculin/féminin. Suite à un recueil de témoignages, notamment auprès de la population de la ville et de lectures personnelles, Judith Depaule crée le personnage de « Jean, Jeannot, Jeannette », un ancien infirmier qui décide de créer son propre métier : il est passeur. Et accompagne ceux qui le souhaitent jusqu’à l’issue de sa vie. Avec ce spectacle, l’auteure souhaite interroger la figure de l’infirmière, « une sorte d’archétype de la femme, la femme qui prend soin ». Confrontée à la mort de deux proches, elle oriente également son spectacle autour du questionnement sur la mort et la manière dont on la traite. Son personnage « pense que les gens peuvent vivre leur vie jusqu’au bout, au mieux. Il les aide à être dans un rapport de sérénité avec le fait de quitter ce monde. Il y a toujours la hantise des affaires non réglées, la hantise, s’il y a un conjoint ou une conjointe, de l’autre laissé seul, de se demander comment il ou elle fera. Il propose un accompagnement personnalisé, en dehors des critères médicaux, standardisés, normalisés ». Le passeur commence par se livrer à un étrange rituel l’aidant à se préparer lui-même à la mort au cas où elle viendrait le saisir brutalement. Puis il se livre, en changeant de voix, à « la bataille Jeannot-Jeannette », échange de clichés centrés sur la manière de donner et de recevoir le soin, selon qu’on soit un homme ou une femme. Affrontement verbal auquel « Jean, Jeannot, Jeannette » met un terme en affirmant que l’essentiel est d’être soi-même. Il évoque ensuite le personnage de sa grand-mère, matronne, à l’origine de sa vocation de passeur, qui assistait les naissances, veillait aux mariages et accompagnait les morts dans son village.
La pièce aborde un sujet grave en usant régulièrement du décalage : l’accumulation de clichés, le personnage de la grand-mère particulièrement imaginative et fantasque. À un moment du spectacle, le passeur distribue sa carte professionnelle auprès du public. Les représentations de Je suis moi ont lieu à domicile, chez des habitants volontaires, un lieu qui intensifie les interactions avec le public. Selon l’auteure, « les vieilles personnes réagissent extrêmement bien et rigolent beaucoup ». Les personnes dans le public qui ont connu un deuil récent font bon accueil à la pièce. Après le spectacle, un échange est toujours prévu avec l’équipe artistique. Les langues se délient parfois. La maladie, événement intime bouleversant un cercle de proches, devient une question de société. Les réflexions qu’elle induit sur la fragilité de l’être humain, la question du sens de la vie peuvent être menées de manière collective.
En 2006, au moment de la création de La chambre 100, Vincent Ecrepont est assailli d’interrogations : va-t-il trouver son public avec un sujet aussi difficile ? Et pourtant, cette pièce est aujourd’hui le plus grand succès de la compagnie, avec 75 représentations à son actif. Le public et la société étaient donc prêts. « Même si ce n’est pas à proprement parler une pièce sur le cancer, explique l’auteur et metteur en scène, c’est la première à avoir abordé ce sujet. Le hasard a fait que je suis arrivé au bon moment. » Ce questionnement sincère attire le public. La transposition et la mise en scène permettent d’éviter une approche réaliste et d’emmener les spectateurs dans un univers propice au changement de point de vue.
Dans cette évolution, le jeune public n’est pas en reste. « On peut parler de tout aux enfants, insiste Marc-Antoine Cyr. Nous avons une vraie responsabilité : leur permettre de se forger leurs propres idées. Ils n’ont pas à être d’accord avec ce qu’on leur montre, c’est l’apprentissage de la liberté. » Une liberté que chacun porte en soi et que le théâtre peut stimuler.
1- La maladie comme métaphore, publié aux éditions Christian Bourgois.
VINCENT ECREPONT DIRECTEUR DE LA COMPAGNIE À VRAI DIRE ET AUTEUR DE « LA CHAMBRE 100 »
« J’ai fait un séjour à l’hôpital à un moment de ma vie. Et cinq ans plus tard, la scène nationale de Blois m’a demandé d’animer un atelier d’écriture en oncologie. Je me suis dit « Comment savent-ils ? » Ils ne le savaient pas bien sûr mais je me suis interrogé sur ce clin d’œil de la vie. J’intervenais dans un service dans lequel j’avais passé pas mal de temps et où j’entendais les mêmes prises de conscience ou les mêmes désirs d’évolution que j’avais pu vivre. Cette inversion dans la perception de l’essentiel et que je ne mettais pas en acte… Je me suis dit : « Si tu as un tant soit peu de courage et de justesse par rapport à ton parcours, c’est avec cette parole-là qu’il faut faire expression et peut-être création. » J’ai jumelé la compagnie avec le CHU d’Amiens grâce au dispositif « Culture et Hôpital »
1- Désormais « Culture et Santé ».
→ Zaza Bizar
Du 28 octobre au 8 novembre 2014, Théâtre du Grand rond, Toulouse. Décembre 2014 et février 2015, Péniche-Théâtre La baleine blanche, Port de la gare, 75013, Paris.
mystoriaprod@gmail.com pages Facebook Mystoria – Zaza Bizar
→ Les soleils pâles
Du 9 au 12 décembre 2014, Cratère, scène nationale d’Alès.
sidengo.com/epaulejete
→ La chambre 100
Une nouvelle édition de la pièce paraîtra à la rentrée aux éditions l’Harmattan.
→ Je suis moi