Sa surdité est devenu un atout. Jennifer Semail est aujourd’hui infirmière à l’Ehpad Saint-François de Sales, qui accueille notamment des personnes âgées sourdes. Un parcours semé d’embûches, mais aussi, ponctué de solides amitiés.
Une jeune femme sort du poste de soins et se dirige vers la table où un des résidents de l’Ehpad Saint-François de Sales, près de Lille, prend un café. Elle se positionne de manière à ce qu’il la voie bien et commence à former devant lui des signes avec ses mains. Ce résident est sourd, tout comme Jennifer Semail, infirmière de 28 ans. Atteinte d’une forme de surdité génétique depuis sa naissance, la langue des signes est sa langue maternelle, au sens propre. Son père et sa mère sont également sourds, tout comme ses frères et sœurs, et une partie de la famille de son père. Depuis l’âge de deux ans, elle porte un appareil qui lui permet d’entendre convenablement si on s’adresse à elle bien en face et qu’elle peut lire en même temps sur les lèvres de son interlocuteur. Elle oralise aussi correctement, de cette manière un peu particulière de ceux qui n’entendent pas parfaitement. Jennifer se fait, en tout cas, très bien comprendre et n’est pas peu fière de dire qu’elle parle la langue des signes, le français mais aussi l’anglais. À l’issue d’un parcours atypique et d’une bonne dose d’efforts et de motivation, elle est aujourd’hui l’une des rares infirmières sourdes en France.
Son cursus scolaire se déroule entre des établissements spécialisés et l’intégration auprès d’élèves entendants. De Valenciennes, où elle vivait avec ses parents, à Lille puis Arras, où elle suivra la plus grande partie de sa scolarité, Jennifer change d’école à de nombreuses reprises. À Arras, pressée par ses professeurs, elle passe du Centre d’éducation pour jeunes sourds (CEJS) au collège ordinaire, revient au CEJS, pour finalement intégrer un lycée privé classique, toujours en internat. Le déclic se produit en terminale, lors de la visite d’un infirmier venu présenter son métier. Elle se renseigne auprès du CEJS sur les moyens de suivre les études et apprend, par hasard, que le Groupe hospitalier de l’Institut catholique de Lille (GHICL) envisage d’ouvrir un Ehpad pour personnes âgées sourdes, qui emploiera du personnel malentendant… Jennifer s’y voit déjà ! Après le bac, elle prépare donc le concours d’entrée à l’IFSI. La directrice de l’école du centre hospitalier d’Arras se joint aux deux jurés lors de l’oral. C’est la première fois qu’une candidate sourde se présente. Elle lui demande : « Et si je ne vous prends pas ? ». Jennifer lui répond : « C’est vous qui le regretterez. » Elle est prise.
Pendant toutes les années passées dans des écoles pour entendants, de la seconde au diplôme d’infirmière, « le CEJS m’a permis de bénéficier d’une “interface”, une personne qui traduisait pour moi les cours en langue des signes », raconte Jennifer. Cet homme n’était présent que quelques heures par jour mais son aide a été essentielle. « C’est une personne très importante pour moi, ajoute-t-elle. Il m’a soutenue moralement et nous avons gardé un lien d’amitié. » Pour les cours auxquels il n’assiste pas, Jennifer récupère les notes de ses camarades. Son « interface » l’aide à les comprendre et une autre personne l’accompagne en cours d’anglais. Mais les cours magistraux à l’IFSI sans interface sont difficiles à suivre. Jennifer ne note rien et somnole un peu. « Un jour, j’ai senti à l’arrêt des vibrations sonores que le professeur ne parlait plus et j’ai ouvert les yeux, raconte-t-elle. Tout le monde me regardait. Ma voisine lui a dit que j’étais sourde et elle m’a expliqué ce qui se passait : il avait vu que je dormais, s’était fâché et m’avait demandé de sortir mais je n’avais pas bougé… » La première année à l’IFSI est compliquée. « Je ne connaissais pas le vocabulaire médical, se rappelle-t-elle. C’était très dur mais je me suis accrochée. » Elle valide ses modules sauf celui de la cardiologie. En cette dernière année de l’ancien référentiel, le rattrapage n’est plus possible. Elle doit redoubler, l’année d’application du nouveau référentiel. « J’étais très déçue », avoue-t-elle. Si la réforme des études signe la fin des polycopiés distribués à l’issue des cours, elle autorise le rattrapage des modules. Ses stages se déroulent sans problème. « À chaque fois, raconte-t-elle, j’expliquais que j’étais sourde et que j’avais besoin qu’on me parle en articulant et en se positionnant bien en face de moi. Et que si je ne répondais pas, c’est que je n’avais pas entendu. » Ses efforts portent leurs fruits : elle obtient son diplôme d’État en juillet 2012.
Mais l’Ehpad pour personnes sourdes qu’elle convoite depuis le début n’a pas encore ouvert. Jennifer part donc chercher du travail à Lyon, d’où son mari est originaire. « Ça a été dur, se souvient-elle. Quand j’envoyais mon CV, on me proposait des entretiens mais mes interlocuteurs bloquaient ensuite sur le fait que j’étais sourde. » Pour un poste nécessitant des déplacements, on a même pensé que cela l’empêcherait de conduire… Certes, elle est considérée comme « travailleur handicapé » mais « mon seul problème, c’est le téléphone, avoue-t-elle. Pour tout le reste, ça va ! » Et des moyens existent pour contourner l’obstacle : mail, SMS, fax… Elle finit par revenir dans le Nord, où l’Ehpad Saint-François de Sales
Mis à part le téléphone, Jennifer travaille comme toute autre infirmière. Ses collègues ont bien compris comment s’adresser à elle, même si « pendant les transmissions, elles parlent souvent toutes en même temps ou entre elles, note l’infirmière, alors que j’ai besoin de savoir ce qu’elles disent ». Elle le leur rappelle alors gentiment mais fermement. Un interprète est présent aux transmissions le mercredi et un week-end sur deux mais d’ici quelques semaines, il devrait y assister tous les jours.
À l’Ehpad Saint-François de Sales, être une infirmière sourde présente des avantages. Sa maîtrise de la langue des signes lui permet de comprendre les personnes âgées sourdes, y compris quand elles s’expriment dans une langue des signes « dialectale » ou rudimentaire. Par ailleurs, seuls les professionnels sourds peuvent, comme elle, avoir avec les résidents des conversations anodines qui, au-delà des échanges « utilitaires » sur les soins, font le sel de leur vie quotidienne. Certains collègues entendants de Jennifer ont commencé la formation à la LSF ou vont s’y mettre. Elle les aide à comprendre certains signes et à répondre aux résidents en signant. Jennifer apporte aussi au reste de l’équipe une « expertise » quant à son vécu et son expérience de malentendante. Elle leur fait aussi bénéficier de son sens de la vue, plus développé que chez les entendants. « Je remarque des choses différentes », dit-elle. Chez les résidents, qu’ils soient sourds, entendants ou qu’ils aient du mal à s’exprimer - c’est le cas de ceux atteints d’Alzheimer -, elle perçoit très tôt les subtils changements d’attitude souvent révélateurs d’un problème.
Pendant toutes ces années, les parents de Jennifer, ouvriers, l’ont soutenue. La jeune femme, elle, a suivi son but sans fléchir et franchi tous les obstacles. « Même si ça a été difficile, je suis fière ! » À son tour, elle a encouragé son mari, électricien et sourd, à changer de voie, pour s’orienter, lui aussi, vers le métier d’aide-soignant. Il a d’abord pensé que ce type d’études n’était pas pour lui… mais il devrait obtenir son diplôme l’automne prochain.
1- L’EHPAD compte 80 places dont 42 pour des personnes sourdes. Actuellement, une dizaine de résidents sourds y sont accueillis.
Un IFSI de Languedoc-Roussillon, à Castelnau-le-Lez, propose un cursus de formation aux personnes reconnues travailleurs handicapés et orientées par les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) vers le métier d'infirmière. Inséré dans le Centre de rééducation et d'insertion professionnelle (CRIP), l'IFSI offre la même formation, en trois ans, que toute autre école infirmière, et un accompagnement médico-psycho-social rapproché à ses étudiants. C'est la seule école de ce type en France. www.crip-34.fr
2007 Obtient le Bac STG.
2008 Prépare le concours d'entrée à l’IFSI.
2009-2010 Suit la première année à l'IFSI du centre hospitalier d'Arras.
2010 Redouble sa première année d'études d'infirmière, selon le nouveau référentiel.
Juillet 2012 Obtient son diplôme d’État. Recherche, en vain, un emploi à Lyon.
2013 CDD de remplaçante aide-soignante (janvier), puis CDI en tant qu'infirmière (avril) à l'IFSI Saint-François de Sales (Capinghem, Nord).