L'infirmière Magazine n° 350 du 01/09/2014

 

SANTÉ PUBLIQUE

RÉFLEXION

VINCENT KAUFMANN  

Marisol Touraine, ministre de la Santé, remet en avant l’intérêt de la prévention. Une réponse à l’évolution des besoins de santé qui se heurte à des limites historiques ou financières, et qui demande un réel courage politique et un changement de mentalité.

L’organisation sanitaire française s’est construite sur une logique curative. Elle a structuré notre système de santé avec d’un côté, une médecine de ville fortement prescriptrice (examens, médicaments), et de l’autre, le développement d’un vaste réseau d’hôpitaux, lesquels évoluent maintenant, par concentration des moyens, vers des plateaux techniques d’excellence.

Ce modèle hospitalier de plus en plus spécialisé est aujourd’hui confronté à des limites. On le voit notamment lorsque certaines hospitalisations de personnes âgées sont facteurs de perte d’autonomie, non du fait de la pathologie à l’origine de l’admission, mais à cause de pratiques professionnelles inadaptées : absence de stimulation à l’alimentation, d’aide à la mobilisation, pose de protections en l’absence d’incontinence… Cette dépendance iatrogène témoigne d’une conception réductrice de l’action en santé, peu encline à prévenir et anticiper des besoins globaux. En médecine de ville, le rôle central donné au médecin traitant lui permet d’accompagner ses patients dans tous les aspects de leur santé, dont la prévention et l’éducation. Mais dans un contexte où le nombre de médecins généralistes est en nette diminution, le temps disponible pour le faire est mécaniquement décroissant.

Indicateurs révélateurs

Plus largement, des indicateurs rendent compte des faiblesses du système de santé. Vaccination et dépistage sont des symboles d’une action de prévention d’un risque en santé. Or, en France, la couverture vaccinale reste inférieure aux objectifs, avec en corollaire des drames évitables. Ainsi, par déficit de vaccination individuelle et collective, on peut encore mourir de la rougeole dans notre pays. Le dépistage de cancers est également insuffisant avec un nombre de mammographies réalisées ou de tests de dépistage des cancers colorectaux largement inférieur à la population cible. Le recours à l’IVG reste élevé, malgré l’accès à la contraception. De même, l’échec de la politique de prévention des conduites addictives est acté avec un taux de consommation d’alcool ou de stupéfiants qui place la France parmi les pays les plus touchés en Europe. Sur ce dernier point, « concernant la mortalité évitable, les indicateurs liés aux comportements à risque sont défavorables en France, alors que ceux liés au système de soins semblent très favorables ? »(1), constat qui interroge formellement l’efficience des réponses proposées aux personnes présentant ces comportements à risque.

Conséquences des modes de financement

Les modalités de financement impactent les organisations de travail et les pratiques. à l’hôpital, en court séjour, la mise en place de la tarification à l’activité (T2A) a stimulé une production d’actes et entraîné une diminution de la durée moyenne de séjour (DMS). Au même moment, les mesures d’économies ont diminué le nombre d’infirmières au chevet des patients et par conséquent, le temps mobilisable pour les accompagner dans cette démarche d’éducation à la santé…

En ville, le paiement à l’acte reste le mode de rémunération principal ; intrinsèquement, il n’incite ni ne décourage la démarche de prévention, à la seule appréciation du praticien dans le cadre du colloque singulier. Encore faiblement mis en œuvre, de nouveaux modes de rémunération visent enfin, pour les professionnels des Maisons de santé pluridisciplinaires (MSP), à favoriser une prise en charge plus globale, donc plus en phase avec les besoins massifs liés à l’explosion du nombre de personnes atteintes de maladies chroniques.

Conscients qu’à ce jour, le paiement à l’acte ne suffit pas à encourager les bonnes pratiques de prévention (éternelle question de la relation entre le financeur et le praticien…), les pouvoirs publics ont même dû ajouter une prime pour les médecins libéraux au titre du Contrat d’amélioration des pratiques individuelles (CAPI) sur la base, notamment, des taux de vaccination ou de dépistages réalisés.

Enfin, des actions de prévention sont évidemment promues dans les Ehpad mais, ici encore, l’allocation des financements est établie a posteriori sur les pathologies et dépendances constituées au travers d’indicateurs de charge de soins – le PMP (Pathos Moyen Pondéré) et le GMP (GIR Moyen Pondéré) – plus que sur les besoins en amont pour mener ces actions.

Plus largement, un contexte économique contraint ne favorise pas une logique de prévention qui demande des moyens quand la lisibilité du rapport coût/bénéfice de cet investissement est faible. Car l’évaluation médico-économique de l’action de prévention reste complexe : quel soignant doit la mettre en œuvre, dans quel contexte, avec quels outils et quel financement ? Comment évaluer la volonté, la capacité ou l’intérêt du patient à participer à la démarche ? Surtout, quels indicateurs, et à quel terme, permettent d’en vérifier l’efficacité ?

Obstacles à l’évolution

Une politique de prévention efficace appelle une évolution chez nombre de professionnels de santé inscrits dans une conception pyramidale du savoir : le soignant est qualifié, diplômé, il sait ce que le patient doit faire et ce dernier n’a plus qu’à appliquer ses recommandations. Cette conception touche ses limites quand nombre de patients sont insuffisamment compliants. La profession infirmière est bien placée pour savoir qu’en fait, dans une démarche d’éducation bien menée, le professionnel doit écouter, être empathique, expliquer, partager son savoir et accepter de se confronter à ce que le patient comprend, accepte, dénie, négocie… C’est une relation d’une nature bien différente qui se joue et appelle un positionnement moins asymétrique, sans doute bien plus riche mais aussi, bien plus subtil. Cette capacité à évoluer concerne également le patient qui, souvent, sera invité à modifier des comportements inadéquats : consommation inappropriée de produits licites (dont les médicaments prescrits ou en automédication) ou illicites, régime alimentaire déséquilibré, sédentarité, amélioration de l’autosurveillance…

Enfin, la santé étant par nature un sujet transversal à toute notre organisation sociale, les changements nécessaires placent les pouvoirs publics face à une forme d’injonction contradictoire : « la santé contre les intérêts économiques et l’emploi ». Historiquement, certains arbitrages ont ainsi exposé la population à l’amiante, aux microparticules liées au diesel, à divers solvants et produits chimiques aux risques insuffisamment connus. Notre industrie agro-alimentaire utilise des pesticides, insecticides et conservateurs à foison, ainsi que le sel dans des proportions élevées. Enfin, le lobby vinicole s’élève à chaque nouvelle campagne de prévention de l’alcoolisme… Ainsi, la décision en santé publique reste trop souvent inscrite dans un temps court et exposée aux lobbyings divers quand une politique de prévention s’inscrit nécessairement dans le temps long et appelle au courage politique…

Disposition applicable à d’autres domaines

Finalement, cette configuration modélisation complexe/contrainte économique/résistance individuelle et collective au changement/difficulté de la décision politique peut s’appliquer à d’autres domaines : les risques majeurs liés au réchauffement climatique, l’insuffisance du système scolaire avec 150 000 jeunes le quittant chaque année sans qualification, ou encore le fonctionnement de notre système carcéral, régulièrement épinglé sur la bien faible prévention du risque de récidive…

Une bonne nouvelle cependant concernant les moyens mobilisables : une enquête réalisée auprès de praticiens hospitaliers estime à 28 % le nombre d’actes prescrits inutiles. Il ne serait donc pas question de dépenser plus mais de dépenser mieux. Alors, en paraphrasant Lincoln, on dira à tous, politiques, citoyens et professionnels : « Si vous estimez que la prévention coûte cher, essayez donc la maladie. »

1- « Indicateurs de mortalité prématurée et évitable », HSCP, 2013

VINCENT KAUFMANN

INFIRMIER

→ 1993-1996 : travaille en réanimation neurochirurgicale à l’hôpital Lariboisière.

→ 1996 : deux missions à Médecins sans frontières (MSF).

→ 1996-2001 : service d’accueil des urgences de Lariboisière.

→ 2001-2006 : chargé de RH et de recrutement à MSF.

→ 2006-2011 : responsable d’un SSIAD.

→ 2009-2010 : master Gestion et politiques de santé.

Depuis fin 2011 : chargé de mission et de développement à la fondation hospitalière Sainte-Marie.

SAVOIR PLUS

→ « La Prévention sanitaire », Cour des comptes, octobre 2011.

→ « Améliorer la pertinence des stratégies médicales », Académie nationale de médecine, avril 2013.

→ « Schéma régional de prévention », Agence régionale de santé Ile-de-France, 2012.

→ « L’Hôpital malade de la rentabilité », André Grimaldi, éd. Fayard, 2009.

→ « Enquête nationale de couverture vaccinale », Institut national de veille sanitaire, janvier 2011.

→ « Le Care Négligé, les professions de santé face aux maladies chroniques », Éliane Rothier Bautzer, éd. De Boeck Estem, septembre 2013.

→ « Lobbying et santé », Roger Langlet, éd. Pascal, 2009.

→ Congrès francophone sur la fragilité et la prévention de la dépendance chez la personne âgée : www.fragilite.org