Essor des entretiens infirmiers, pluridisciplinarité, formation… La récente réforme de la santé au travail a offert aux infirmières de belles opportunités d’affirmer la spécificité de leurs compétences. Même si des résistances au changement les freinent encore parfois.
N ous ne sommes pas de petits médecins, nous sommes de super-infirmières ! » Lancé dans les années 60, aux États-Unis, en pleine pénurie de médecins, par des infirmières désirant défendre leur statut, ce slogan se révèle, un demi-siècle plus tard, particulièrement d’actualité chez leurs consœurs françaises de la santé au travail. Deux ans après l’entrée en vigueur de la réforme de la médecine du travail
Dans les SSTI, où rares étaient les infirmières, la réforme a favorisé leur recrutement. Dans un bilan intermédiaire de janvier 2014, le Centre interservices de santé et de médecine du travail (Cisme), organisme dépositaire de la convention collective des SSTI, estime ainsi qu’entre juin 2012 et octobre 2013, leur nombre a été multiplié par 2,5. Cette embauche induit des changements dans les modes d’exercice. « La coopération avec les médecins se renforce et l’action sur le terrain se développe », observe Véronique Bacle. Lors de l’entretien avec le salarié, l’infirmière peut en effet repérer des anomalies sur un poste de travail et être amenée, selon les protocoles établis, à se rendre sur place pour effectuer des mesures d’ambiance, de bruit… Bien menée, l’alternance visites médicales et consultations infirmières semble aussi convenir aux salariés. « L’infirmière porte un autre regard sur la santé, plus global, et les deux approches se complètent bien. Les salariés apprécient cela », se réjouit Anne Barrier. Selon son diagnostic, l’infirmière peut délivrer des conseils en lien avec le travail mais aussi, jouer pleinement son rôle d’éducation à la santé. « L’entretien permet d’approfondir certaines questions et d’offrir des réponses plus personnalisées. Par exemple, en matière d’addiction, de diététique, d’allergies… Certains sujets ne sont pas toujours abordés avec le médecin », affirme Valérie Vauris, infirmière de santé au travail (lire témoignage page 24). En outre, constate Véronique Bacle, « 10 % des entretiens donnent lieu à une orientation vers le médecin ». Anne Barrier, elle, assure que « même les syndicats qui craignaient de perdre du temps médical ne se manifestent plus ».
Mesure phare de la réforme, la pluridisciplinarité se développe, elle aussi, au sein des SSTI. Des infirmiers, des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), des ergonomes, des psychologues, des assistants de travail social… œuvrent ainsi ensemble sous le pilotage du médecin. « C’est très intéressant de pouvoir recourir à d’autres compétences, cela enrichit le travail », juge Véronique Bacle. « On va vers du mieux pour la profession et la santé au travail. C’est une manière de ne plus centrer cette médecine sur la sacro-sainte aptitude mais de l’ouvrir plus sur l’étude des lieux, des postes, des conditions de travail, le conseil aux salariés et aux entreprises », confirme Anne Barrier. Pour accentuer cette pluridisciplinarité, tous les professionnels de santé du SST sont désormais représentés dans une Commission médico-technique (CMT). « On établit collectivement un projet de service, puis on le met ensemble en œuvre et la CMT le suit, voire le réadapte. On n’est plus dans un système où le médecin décide seul de tout », se réjouit-elle. Secrétaire général du SNPST, le Dr Jean-Michel Sterdyniak soutient ce principe de la réforme. « Faire collaborer toutes les personnes contribuant à la santé au travail dans un service sur un projet commun, renforcer la coopération médecin-infirmière, est positif », affirme-t-il. Mais il reste très réservé sur sa mise en place. Notamment, regrette-t-il, « la réforme a accentué la gouvernance patronale dans les SST, qui sont des associations, et les contre-pouvoirs ne fonctionnent pas. Dans 87 % des SST, le directeur est à la tête de la CMT et beaucoup de ces commissions deviennent des chambres d’enregistrement. Je doute que tout cela permette aux médecins, infirmières, IPRP… d’exercer leur profession en toute indépendance. La rentabilisation prendra le pas sur les objectifs ».
Autre nouveauté : l’obligation de former les infirmières dans l’année suivant leur embauche. Mais la loi ne précise ni la durée ni le contenu. La convention collective pose, quant à elle, un minimum de 150 heures. « C’est bien trop peu. Ça se ressent très vite sur le terrain », assure Anne Barrier. Le GIT comme le SNPST souhaiteraient aller vers une reconnaissance à un niveau master. « Il faut s’appuyer sur les fondamentaux de l’exercice infirmier : diagnostic, démarche de soins, déontologie… et les adapter à la santé au travail, se former aux pathologies professionnelles, aux besoins de santé actuels : maintien dans l’emploi des personnes vieillissantes, handicapées… mais aussi acquérir des savoirs sur le monde de l’entreprise », pointe Anne Le Mault. Cette formatrice-enseignante, qui intervient en licence de santé au travail à l’Université Lille 2 et en DIUST à l’Université Paris-Diderot, prône en outre de préparer la pluridisciplinarité : cours communs sur le droit, la sociologie, les méthodes de management… Une dimension d’autant plus importante que des résistances au changement perdurent. « La réforme donne indéniablement de belles perspectives à la profession, des coopérations idéales se font jour quand la bonne volonté est au rendez-vous, mais il y a aussi des difficultés de mise en œuvre dans certains services », relève Anne Barrier. Des médecins trouvent, en effet, gênant de devoir se concentrer sur les salariés ayant des problèmes et de moins rencontrer ceux en bonne santé car cela les prive d’une vision globale utile pour la prévention. Une étroite collaboration avec les infirmières devrait cependant dissoudre cette difficulté. « Les médecins du travail ne connaissent pas encore parfaitement ce métier, ils ne savent pas toutes les possibilités qu’ont les infirmières pour agir sur la prévention. Quand ils les découvrent, ils sont très intéressés », constate Anne Le Mault. Cela suppose toutefois que des temps soient prévus pour échanger sur les pratiques, les situations, les suivis, les populations et qu’une relation de confiance se tisse. La crainte de la dépossession ressentie aux débuts de la réforme par des médecins semble, quant à elle, avoir disparu. « Quand une infirmière se trouve en difficulté, elle s’en remet au médecin. L’instauration d’entretiens infirmiers ne constitue pas une perte de chance pour le salarié », affirme le Dr Sterdyniak. Des médecins pouvaient aussi redouter le travail en équipe faute d’habitude. « L’irruption d’un regard extérieur peut être déstabilisant. Il faut du temps », résume-t-il. Pour Anne Barrier, cependant, les obstacles sont globalement levés. « On est désormais dans l’opérationnel, la façon de se répartir les tâches, la périodicité à adopter… » Une recherche lancée dans les SSTI en 2013 et financée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, devrait d’ici 2016, permettre d’en savoir plus sur les freins et soutiens à la pluridisciplinarité ainsi que sur son impact sur la prévention.
Dans maints SST, l’arrivée des infirmières a été un vrai projet. « La plupart s’entendent très bien avec l’équipe et leur médecin », résume Anne Le Mault. Mais d’autres se révèlent en grande souffrance. « J’en vois encore démissionner faute de reconnaissance », témoigne l’enseignante. Dans certains SSTI, des infirmières sont condamnées à faire des entretiens à tour de bras. « Elles subissent des pressions pour servir de bouche-trous. Du fait du manque de médecins, on les pousse à augmenter le rendement, à voir plus de 10 personnes par demi journée malgré la spécificité de l’entretien infirmier », dénonce le Dr Sterdyniak. « Il faut du temps pour ces entretiens, comme pour les visites médicales. Nous devons tous nous battre pour que la coopération médecin-infirmière ait du sens. Et ne jamais perdre de vue qu’il s’agit de préserver la santé des salariés », défend Véronique Bacle. Des infirmières se retrouvent aussi à appliquer des protocoles d’entretiens reposant sur des questionnaires en oui/non. « Elles remplissent des cases toute la journée, n’ont aucune marge pour parler aux salariés, ne vont pas voir les postes de travail », se désole Anne Le Mault. D’autres ne rencontrent jamais le médecin avec qui elles sont censées coopérer ou souffrent de l’absence de moyens. « Certaines me disent ne pas avoir de locaux. Elles se promènent avec leur matériel sur un chariot à la recherche d’un bureau », déplore-t-elle. Quid alors de la confidentialité ? S’il est d’ailleurs un axe sur lequel la réforme n’a rien apporté, c’est l’indépendance professionnelle des infirmières. « Cela reste le point critique », regrette Anne Barrier. Le GIT comme le SNPST continuent de fait à militer pour l’obtention d’un statut de salarié protégé. « Les infirmières en entreprise doivent souvent se battre pour protéger le secret médical, car l’employeur exerce des pressions afin d’obtenir des informations, ou pour refuser des missions qui ne leur reviennent pas », assure Véronique Bacle. Enfin, les SST manquent de financements pour mener à bien en totalité la réforme, recruter suffisamment d’infirmières ou d’IPRP, et mettre en place des actions de terrain à la hauteur des besoins des entreprises. La démographie médicale déclinante ne va rien arranger. Plus de la moitié des médecins du travail ont en effet plus de 55 ans. « À part l’embauche d’infirmières et l’espacement des visites médicales, rien n’a été proposé. Or, cela a des limites, alerte le Dr Sterdyniak. Va-t-on devoir encore espacer les visites au risque de rendre invisible le côté pathogène de certaines conditions de travail ? » Pour une série d’entreprises, cela semble le cas. Ainsi, relève Annie Le Mault : « Des infirmières pointent déjà l’accumulation de retards et le fait que les dispositions de la réforme ne suffisent plus. »
1- Mise en œuvre en juillet 2012, la réforme a été instaurée par la loi du 21 juillet 2011, complétée par deux décrets du 30 janvier 2012 et une circulaire de novembre 2012.
L’Ordre infirmier estime à environ 5 000 le nombre d’infirmières de santé au travail. Plusieurs modes d’exercice s’offrent à elles. Les entreprises doivent, en effet, tout d’abord avoir dans leurs locaux un infirmier permanent à partir de 200 salariés pour les établissements industriels et de 500 salariés pour les autres. Elles ont, en outre, l’obligation d’assurer le suivi des salariés en adhérant à un service de santé au travail interentreprise (SSTI) ou, à partir de 500 salariés, en créant, si elles le souhaitent - avant la réforme, c’était une obligation - leur propre service, dit service autonome. Dans ce dernier cas, les infirmiers, médecins, etc., sont salariés de l’entreprise. Depuis la réforme, de plus en plus d’infirmières sont embauchées dans les SSTI. Si elles exercent en général dans plusieurs entreprises, certaines travaillent cependant à temps complet dans une seule, tout en étant salariées du SSTI. Fin 2013, sur 1 033 SST, 277 étaient des SSTI et 756 des services autonomes.
VALÉRIE VAURIS
INFIRMIÈRE DE SANTÉ AU TRAVAIL, SALARIÉE D’UNE ENTREPRISE AGRO-ALIMENTAIRE, EXERCE EN LIEN AVEC UN MÉDECIN D’UN SSTI
« La réforme m’a donné l’opportunité de me former en alternance et j’ai obtenu une licence professionnelle de santé au travail. Cela a été très bénéfique, j’ai notamment beaucoup appris sur la méthodologie de projets. J’ai aussi apprécié d’avoir des apprentissages en commun avec des internes en médecine du travail. Le SSTI, avec lequel je suis en lien ayant obtenu son agrément en avril, nous nous organisons pour instaurer les entretiens infirmiers. Étant bien formée, connaissant les salariés, l’organisation des équipes, les postes de travail, les procédés…, j’ai demandé à en être chargée - il était question au départ que cela revienne aux infirmières du SSTI - et, aujourd’hui, je corédige le protocole avec le médecin. Pour moi, c’est très intéressant. On est là vraiment au cœur du métier. J’ai la chance de rencontrer régulièrement le médecin, qui a lui-même du temps dédié pour les actions en milieu de travail. En général, il participe avec moi à tout ce est chantier d’ergonomie, relevé de bruits, récupération de données chimiques… La collaboration est également très bonne avec l’équipe pluridisciplinaire, dont la réforme a modifié l’articulation en mettant le médecin à sa tête. Aujourd’hui, on élabore collectivement un projet qu’on suit ensemble jusqu’au bout. La réforme a révolutionné la manière de travailler de certains médecins. On reparle de coopération alors qu’on avait oublié cette dimension importante. On reparle d’équipes. Cela redynamise la santé au travail et contribue à changer l’image, souvent terne, des infirmières de ce secteur. »
www.infirmier-sante-travail.fr
www.presanse.org : « Premiers éléments pour un bilan de la mise en œuvre de la réforme de la médecine du travail », à télécharger (suivre http://petitlien.fr/7cl9)
« Bilans et rapports - Conditions de travail - Bilan 2012 », Direction générale du travail, Paris 2013
« Les services de santé au travail Quel avenir ? », Hubert Seillan, Les cahiers de Préventique n° 11 Éditions Préventique, 2012