Le bateau-hôpital pour seul secours | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 352 du 01/10/2014

 

BANGLADESH

REPORTAGE

JEAN-MICHEL DELAGE  

On les appelle les « réfugiés climatiques ». Isolées, ces populations vulnérables vivent dans un dénuement sanitaire quasi total. Dans le nord du pays, des bateaux-hôpitaux se déplacent vers elles et sont souvent leur unique solution pour garantir un accès aux soins.

La nuit enveloppe encore les rives du fleuve Jamuna. Seule la demi-lune éclaire le paysage. Il n’est que 5 heures du matin mais, déjà, quelques hommes et femmes se rassemblent sous un abri en tôle. Des échoppes servent du thé et vendent du pan masala, une feuille fourrée de noix de bétel, de chaux et d’épices que mâchent les Bangladais. Quand l’aube laiteuse pointe enfin vers 6 heures, ils sont déjà une cinquantaine, alignés sur deux colonnes : les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. En contrebas, l’Emirates Friendship Hospital n’a pas encore ouvert ses portes. Ce bateau-hôpital, amarré près des rives sablonneuses, est en campagne pour quelques mois dans le district de Kurigram, dans le nord du Bangladesh, le pays d’Asie le plus densément peuplé au monde, avec plus de 1 000 habitants au km2.

Une grande majorité des 152 millions d’habitants vivent dans les campagnes et ont difficilement, ou rarement, accès à l’électricité et à l’eau potable. Le pays subit régulièrement, et en totale impuissance, les évolutions du climat (inondations, sécheresse, élévation du niveau de la mer, etc.) qui causent la perte des cultures agricoles et l’appauvrissement de la population. La situation sanitaire étant critique, la présence du bateau-hôpital est une aubaine pour les habitants car, dans les environs, l’accès aux soins est proche du néant. Les hôpitaux et dispensaires sont insuffisants, et pour ces populations qui gagnent moins de 2 dollars par jour, ils sont difficilement accessibles.

Un accès aux soins précaire

Si certains habitants vivent dans les villages qui longent les fleuves, la plupart résident sur les chars – prononcez « tchorz –, de larges bancs de sable formant des îles éphémères qui naissent et disparaissent avec la mousson (pendant laquelle les trois quarts du pays sont immergés) et la montée des eaux. Avec des altitudes qui dépassent rarement les quatre mètres, la durée de vie de ces îles est, en effet, plutôt aléatoire. Près d’un million de personnes vivent sur les chars. Pauvres parmi les pauvres. Beaucoup ont perdu leur maison, leurs terres cultivables, avalées par les crues annuelles. Ils se déplacent alors vers d’autres îles où ils se réinstallent. Inlassablement. Ces vingt dernières années, le phénomène de changement climatique s’est accéléré, créant un afflux de ceux qu’on nomme aujourd’hui les « réfugiés climatiques ». Réfugiés dans leur propre pays, dans leur propre district, ils vivent dans le dénuement le plus total. Ils perçoivent parfois l’aide du gouvernement mais, le plus souvent, ce sont les institutions caritatives qui se mobilisent. Parmi elles, l’association Friendship, qui intervient au plus près des populations, notamment en termes de soins. Depuis une vingtaine d’années, elle gère trois bateaux-hôpitaux qui sillonnent les fleuves (la Jamuna, le Brahmapoutre, le Gange) et le golfe du Bengale, pour prodiguer des soins à ces populations isolées. L’Emirates Friendship Hospital s’est installé dans cette région depuis le mois d’avril et y restera jusqu’à la fin de la période des tempêtes – en septembre ou octobre – où il est difficile et dangereux de naviguer et, encore plus, de trouver un amarrage sécurisé.

8 heures. Un membre de l’équipe de soins s’approche de la file d’attente qui s’est sensiblement allongée pour la distribution des 300 tickets quotidiens, répartis équitablement entre hommes et femmes : des tickets bleus pour une visite chez l’ophtalmologiste, des jaunes pour le dentiste, et 150 roses pour le médecin généraliste. Les autres repartent bredouilles. Ils retenteront le lendemain. Pour les chanceux, l’attente continue. Car, une fois le précieux sésame en main, ils doivent encore patienter avant d’accéder au bateau. Certains, venant des villages alentour, ont parfois marché deux heures. Shakila, 28 ans, a dû emprunter une kucha, une sorte de longue embarcation reliant les îles aux rives. « J’habite Belamari Chars, à trois heures d’ici, raconte la jeune femme. Là-bas, il n’y a rien pour se soigner. J’ai entendu parler du bateau par des voisins. »

Organisation à bord

À bord de l’Emirates Friendship Hospital, où travaillent une trentaine de personnes, la journée se prépare. L’équipe médicale est composée de quinze personnes : infirmières, aides-soignantes, dentiste, ophtalmologiste, pharmacien… Le responsable de l’équipe, le Dr Paul James, généraliste bangladais, est arrivé sur le bateau en 2012 avec le souhait de s’impliquer dans une mission plus sociale : « Les populations des chars sont éloignées de tout. Elles n’ont absolument rien. Les bateaux-hôpitaux sont là pour leur apporter des soins. Ils disposent de moyens satisfaisants pour offrir le minimum en termes de service de santé, autrement dit, la médecine généraliste. »

À 9 heures, les premiers patients franchissent enfin le ponton. Priorité aux personnes âgées et aux mères accompagnées de leur nourrisson. Toujours en file organisée, ils passent l’un après l’autre par l’accueil. Derrière la fenêtre du bureau des admissions, un employé enregistre les arrivants. Ceux qui sont déjà venus présentent leur petit carnet de santé délivré par l’organisation et où sont inscrites leurs précédentes visites. « Tout est informatisé : les visites, les soins reçus, les médicaments prescrits. Et chacun reçoit un numéro d’enregistrement », explique le Dr James. Les visites coûtent entre 3 et 10 takas(1) selon l’âge et le sexe du patient. « Pour une consultation chez le médecin, le dentiste ou l’ophtalmologiste, un homme débourse 10 takas (10 centimes d’euro environ, NDLR) pour la première visite et 5 takas pour la suivante ; les femmes paient 5 takas pour la première, et ensuite 3 takas », précise le médecin. Et pour les patients qui n’en ont pas les moyens, les consultations sont entièrement gratuites. Dans les couloirs, une infirmière dirige les patients vers les cabines transformées en salle de consultation. Ici, le dentiste, là, l’ophtalmologiste. D’autres files se forment et serpentent dans le couloir du bateau. La plupart des patients se pressent devant la salle du Dr James, un cabinet exigu et sans hublot. Le généraliste est secondé par un assistant médical qui note les détails de la consultation dans le carnet du patient : le diagnostic, le traitement à suivre et l’ordonnance. « Je les dirige également vers notre service de radiologie ou au laboratoire, si j’estime que des examens poussés doivent être réalisés. À bord, nous pouvons procéder aux analyses de sang et d’urine. Et nous avons aussi un opérateur en radiologie », indique le médecin. Le prochain patient est Zamal, âgé de 80 ans. Le mois dernier, il a fait une mauvaise chute et s’est cassé le bras. N’ayant pas d’autre solution, il a dû venir se faire soigner ici, après un voyage de deux heures en bateau depuis son char. Aujourd’hui, il est là pour le retrait du plâtre. Mauvaise nouvelle : la radiographie indique que la fracture n’est pas encore résorbée. Il lui faudra revenir…

Sur le bateau-hôpital, les pathologies traitées sont variées : les problèmes de peau, les parasites intestinaux, les brûlures provoquées par l’utilisation de réchauds à pétrole… « La malnutrition et l’absorption d’eau insalubre sont autant de facteurs importants de maladies au sein de la population des chars », admet le responsable de l’équipe médicale. L’association Friendship organise donc régulièrement des visites dans les villages les plus éloignés. « Une équipe médicale se déplace et accueille les habitants, explique Liza, infirmière et éducatrice sanitaire. Nous essayons de conseiller et d’éduquer les populations. Ces consultations permettent aussi de faire connaître l’existence du bateau-hôpital. Quand nous décelons une pathologie, nous proposons aux villageois de venir jusqu’au bateau pour effectuer des tests plus approfondis. »

Entre dépistage et soin

Comme ses collègues infirmières, Liza multiplie les tâches. Elle organise les files d’attente et dirige les patients, assiste le médecin ou l’opérateur du bloc opératoire. Elle est aussi responsable du « See and treat program » (voir encadré, p. 31). Ce projet de diagnostic du cancer du col de l’utérus a été conçu en 2013 avec l’aide de Cordaid(2), une organisation néerlandaise qui œuvre à l’amélioration de la santé des plus vulnérables dans plusieurs pays. « Nous avons été formées par des médecins qui sont venus des Pays-Bas. Et nous proposons ce test aux femmes âgées de 30 à 60 ans », explique Liza. Ce projet a pourtant eu du mal à être lancé, en raison des nombreux tabous profondément enracinés au sein de cette population musulmane. « Beaucoup de femmes refusaient d’être examinées, même par des femmes, reconnaît Liza. Il a fallu insister et les convaincre de l’importance de cet examen. Aujourd’hui, 30 à 40 femmes sont dépistées chaque jour. » Un chiffre qui va au-delà de l’objectif premier qui était de 25 femmes dépistées par jour. Un chiffre encourageant, compte tenu que, dans cette région, les femmes sont particulièrement vulnérables en raison de leurs conditions de vie précaires, du manque d’hygiène et d’éducation.

Les heures défilent et les visites se poursuivent. Farik, 20 ans, a été opéré le mois dernier par une équipe de Humani Terra(3). « Cela faisait déjà dix ans que je traînais une hernie, avoue le jeune homme. Ma famille ne pouvait pas payer l’intervention et ne connaissait pas Friendship. Ce sont nos voisins qui nous en ont parlé. » Ce matin, il revient voir le médecin pour une visite post-opératoire. « Je vais enfin pouvoir travailler normalement, sans avoir cette douleur qui m’a accompagné chaque jour durant ces dernières années », déclare Farik en souriant.

Dans une autre salle du bateau, huit lits accueillent les patients après leur opération ou pour une urgence. Un homme patiente, alité. Ahmad, 58 ans, est arrivé ce matin avec sa femme. Il s’est coupé à la jambe en tombant et sa blessure demande quelques points de suture. Manniq, le chirurgien, lui prodigue les soins dans le bloc opératoire, sous l’œil inquiet de l’épouse d’Ahmad. « Il arrive souvent que les patients attendent longtemps avant de venir. D’où les surinfections », déplore-t-il.

Des missions de 45 jours

Tous les jours, quatre ou cinq patients défilent dans la salle de consultation du chirurgien. « J’assiste les équipes étrangères quand elles viennent ici en mission et j’en profite pour apprendre de nouvelles pratiques », reconnaît Manniq. À ses côtés, Selena, une infirmière spécialisée en soins post-opératoires, qui a travaillé sur les trois bateaux de Friendship, renchérit : « Le bateau-hôpital est bien équipé, parfois beaucoup mieux que les établissements publics. Et puis, ici, tous les patients sont les bienvenus. Ce qui n’est pas toujours le cas dans les hôpitaux qui rechignent à accueillir ceux qui ne peuvent pas payer leurs soins. » Les derniers patients quittent l’hôpital flottant vers 15 heures. Le parcours santé se termine à la pharmacie où les médicaments sont distribués gratuitement. L’équipe médicale pourra bientôt rejoindre ses quartiers, car tous vivent à bord du bateau. Ils s’engagent pour des missions de 45 jours consécutifs, suivis d’une semaine de congé. Selena touche 14 000 takas par mois (environ 132 euros), un salaire plus ou moins équivalent à celui qu’elle aurait perçu dans un hôpital gouvernemental.

Le Dr James termine ses consultations. Il sait qu’un matin, il faudra annoncer le départ prochain du bateau-hôpital. La population, elle, retournera dans son dénuement sanitaire. Car l’Emirates ne reviendra pas de sitôt dans le canton. Au mieux, il s’arrêtera à quelques kilomètres de là. « Nous avons tant de lieux à visiter, tant de patients à traiter le long de ces rives que nous ne revenons jamais, se désole le Dr James. C’est toujours difficile de partir, car nous savons que, du jour au lendemain, nous laissons un grand vide dans la vie des gens. » Une sorte d’abandon.

1- 100 takas = 1 euro environ.

2- Catholic Organization for Relief and Development Aid.

3- Depuis 1998, cette ONG marseillaise, spécialisée en chirurgie humanitaire, se rend dans plusieurs pays (Haïti, Jordanie, Tunisie…). Au Bangladesh, Humani Terra propose une aide et une expertise chirurgicale sur les trois bateaux-hôpitaux, le Lifebuoy, l’Emirates et le Rongdhonu.

DÉPISTAGE

Un test pour sauver des vies

→ Au Bangladesh, le cancer du col de l’utérus est la seconde cause de mortalité chez les femmes. Selon les chiffres dispensés par le ministère de la Santé du Bangladesh, chaque année, plus de 17 000 cas sont diagnostiqués et plus de 10 000 femmes en meurent. Le projet « See and treat » est un vaste programme de dépistage, lancé par l’ONG néerlandaise Cordaid, qui vise à dépister 18 000 femmes sur cinq ans. Trois infirmières et une assistante médicale ont été formées sur l’Emirates. Après un début relativement difficile, notamment en raison du refus de certaines femmes de se plier à un tel examen intime, les résultats de cette première année d’expérimentation sont encourageants. Chaque patiente, venue pour une simple visite de routine ou pour d’autres pathologies, est incitée à passer ce test. à la suite d’un questionnaire confidentiel, une inspection, après application d’acide acétique (IVA), peut être effectuée à l’œil nu. Si le test s’avère positif, les femmes sont ensuite dirigées vers des hôpitaux spécialisés.