Les infirmières exercent l’un des métiers les plus dangereux pour la santé. Dans un contexte de pénurie budgétaire, est-il encore possible d’agir contre ce fléau ? C’est la question que se posent les syndicats, les médecins du travail, les directions et les tutelles, oscillant entre fatalisme et volontarisme.
Les remontées de terrain sont assez inquiétantes. J’ai récemment assisté à une réunion de professionnels de l’aide à domicile : ils ne veulent même plus parler de leurs conditions de travail. Il y a un effet de saturation. Ils ne croient plus que cela soit possible de changer les choses. Mais on ne peut pas rester sans rien faire », s’émeut Nathalie Pain, secrétaire fédérale chargée de la santé au travail à la CFDT Santé sociaux. Sous une pression budgétaire croissante, dans un climat de restructurations incessantes, est-il encore possible de protéger les soignants contre les multiples risques professionnels qui les menacent ?
Ceux-ci sont de tous ordres : biologiques (accidents d’exposition au sang), chimiques (exposition à des produits cancérigènes), musculo-squelettiques (blessures liées à la manutention de malades, chutes, glissades), psychosociaux (épuisement professionnel, mal-être au travail). Les infirmières sont aussi en première ligne en cas d’épidémie grave (voir actualité sur Ebola p. 10). La fonction publique hospitalière est particulièrement exposée à ces risques, comme le montre l’étude Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels) réalisée en 2010 par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Les hospitaliers sont parmi les plus fréquemment exposés aux produits chimiques (55 % des agents), biologiques (76 %) et aux contraintes physiques (43,6 %). Ce sont eux qui travaillent le plus souvent en horaires décalés. Ils sont aussi les plus exposés à la « tension au travail », mesurée par le questionnaire de Karasek, qui croise deux indicateurs : la « demande psychologique » et la latitude décisionnelle (voir illustration). Ils sont également les plus nombreux à déclarer « manquer de moyens matériels adaptés » (27 %) et de collègues en nombre suffisant pour effectuer correctement leur travail (32 %). Ce sont encore eux qui craignent le plus de porter atteinte à leur sécurité et à celle d’autres personnes (69 %, contre 39 % en moyenne).
Dans cet environnement de travail sous tension surviennent les accidents de service et les maladies professionnelles. Selon les chiffres collectés auprès des établissements de santé par la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL), en 2012, 9,7 % des agents hospitaliers ont été arrêtés, que ce soit en raison d’un accident de service (8,6 %), d’une maladie professionnelle (0,7 %) ou d’un accident de trajet (0,5 %). Ces chiffres sont bien plus élevés que dans la fonction publique territoriale (8 % des agents arrêtés en 2012). Les efforts de manutention des malades sont la première cause des accidents de service (18,6 %), suivis par les chutes ou glissades (16,4 %) et les manipulations d’instruments contondants (12,1 %). Les maladies professionnelles déclarées appartiennent presque toutes à la famille des troubles musculo-squelettiques : 69,4 % d’entre elles sont des affections périarticulaires provoquées par des postures de travail, 12 % des affections chroniques du rachis lombaire dues à la manutention de charges lourdes. De réels efforts de prévention ont été fournis concernant certains de ces risques.
C’est le cas pour les accidents d’exposition au sang (AES). Le Réseau d’alerte, d’investigation et de surveillance des infections nosocomiales (Raisin) note une baisse de ce type de risque liée à l’utilisation de matériel de sécurité (port de gants, dispositifs médicaux sécurisés) : le nombre d’AES pour 100 lits était de 8,9 en 2004, il est de 6,7 en 2010. Mais les impératifs budgétaires peuvent aller à l’encontre de ces efforts : « Les politiques d’achat sont de plus en plus centralisées au sein de groupements, raconte Thierry Amouroux, du Syndicat national des professionnels infirmiers. Les professionnels de santé ne sont plus associés au choix du matériel et c’est le moins cher à l’unité qui est préféré. On se retrouve avec des produits défectueux : les infirmières en jettent 20 % ou se blessent. »
Toutes les démarches de prévention sont « en compétition avec le plan de réduction des dépenses hospitalières », confirme Jean-François Caillard, ancien chef du service de médecine du travail du CHU de Rouen, aujourd’hui consultant. Il décrit le cercle vicieux dans lequel sont enfermés les professionnels de santé : « La rationalisation actuelle tend à diminuer la durée moyenne de séjour, ce qui multiplie les entrées et les sorties. Les malades dans les hôpitaux sont de plus en plus âgés, polypathologiques, dans des situations sociales difficiles. La charge et la densité de travail augmentent, alors que le personnel soignant vieillit. Toutes ces tensions, on peut les supporter un certain temps… » « Les organisations sont compressées, renchérit Denis Garnier, chargé du secteur de la prévention des risques professionnels à FO Santé. Il n’y a plus de marge de manœuvre. Les directions demandent aux équipes de se débrouiller. Tout le monde court dans tous les sens et accuse l’autre de ne pas faire son boulot. Je n’ai jamais vu autant de violence au sein du personnel. »
L’absentéisme a un coût colossal pour les établissements de santé, évalué à 3 000 euros par an et par agent hospitalier en moyenne, selon Sofaxis, leur principal assureur. Celui-ci publie chaque année une analyse des « Absences au travail pour raison de santé ». En 2012, le taux d’absentéisme était de 10,7 % dans les établissements de 100 agents et plus, mais de 13,7 % dans les établissements de moins de 50 agents. En moyenne, il est en baisse, en raison de l’application du jour de carence (depuis supprimé) qui a fait chuter de 40 % les arrêts d’une seule journée entre 2011 et 2012. Pourtant, pour Jean-François Caillard, « les petits arrêts permettent à des soignants à bout de souffler ». Dans un tel contexte de mal-être au travail, c’est quand ils ne prennent pas le temps de se reposer que survient l’accident : la chute, le faux mouvement au cours d’une manutention, la piqûre ou la coupure. Enfin, la gravité des arrêts maladie, en progression de 10 % entre 2007 et 2012, est très préoccupante.
« C’est une période difficile pour les établissements, reconnaît Véronique Ghadi, chef de projet au sein du service développement de la certification de la Haute Autorité de santé (HAS). Mais nous pensons qu’il est possible de redonner une marge de manœuvre aux acteurs de terrain en travaillant sur les organisations. » La HAS a intégré dans la certification V2010 des établissements de santé des critères sur la qualité de vie au travail. « Nous incitons les établissements à se poser simplement la question : “Quel est le niveau de satisfaction des salariés ?” explique Véronique Ghadi. Cela commence bien sûr par une analyse de l’absentéisme, du turn over, service par service. Il faut qu’ils comprennent que c’est un outil de pilotage, qui doit les amener à prendre des initiatives. Nous voulons être incitatifs, pas punitifs, pour favoriser la remontée et l’échange de bonnes pratiques. »
« Nous croyons beaucoup à cette démarche, approuve Nathalie Pain, de la CFDT. C’est un travail de longue haleine mais aussi une nouvelle porte d’entrée, non culpabilisante, qui s’intéresse à la réalité du travail. » « L’idée est simple : il ne peut pas y avoir de qualité des soins sans qualité de vie au travail, renchérit Denis Garnier, de FO Santé. La certification est un bon outil pour faire avancer les choses. »
« En 2013, nous avons connu une série d’événements très violents, raconte Jacqueline Martel, infirmière aux urgences de l’hôpital de la Conception, à Marseille (Bouches-du-Rhône). Le paroxysme a été l’agression au couteau d’un infirmier. Cela laisse des traces. » Cela a conduit l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille à une prise de conscience. La violence concerne tous les établissements de santé : selon l’enquête Sumer de la Dares, 29 % des agents hospitaliers ont subi des agressions verbales de la part des patients (15 % chez les autres salariés). Un protocole de sécurité entre les ministères de la Santé, de la Justice et de l’Intérieur a d’ailleurs été renforcé au printemps 2014.
À Marseille, dès septembre 2013, un plan de trente mesures a été adopté : 200 caméras de vidéosurveillance ont été installées, un audit pour sécuriser les entrées a été réalisé, certains services – les urgences, la psychiatrie – disposent d’une ligne directe avec la police, celle-ci patrouille aux urgences, une formation, notamment à la contention, a été dispensée au personnel, etc. « Nous travaillons aussi sur la qualité de l’accueil, de l’écoute, explique Catherine Bompard, cadre supérieur de santé aux urgences. Le personnel a suivi une formation pour apprendre à choisir le bon mot, le bon geste face à une personne agitée. Des postes d’agent de médiation ont été créés. Ce sont des infirmières ou des aides-soignantes, en poste adapté. » L’infirmière Jacqueline Martel travaille à l’accueil des urgences, « en première ligne ». À 55 ans, son expérience lui permet de « désarmorcer beaucoup de situations. J’ai surtout appris à ne plus relever l’agressivité du quotidien, qui est le reflet de la société ». Elle estime qu’il y a « encore beaucoup de distorsions entre le discours et la réalité » dans le plan antiviolences de l’AP-HM. Mais la présence de médiateurs est pour elle « un vrai plus. Ils informent les familles. On ne peut pas le faire correctement à l’accueil et cela crée de la frustration et de l’agressivité ». Pour Catherine Bompard, la présence de médiateurs a permis de faire baisser de 50 % les comportements violents.