INTERVIEW : Madeleine Estryn-Béhar ancien médecin du travail, fondatrice et dirigeante d’un cabinet d’ergonomie
DOSSIER
Madeleine Estryn-Béhar a dirigé, entre 2003 et 2005, le volet français de l’enquête Presst-Next sur la santé des soignants. Elle regrette que l’organisation des services ne se soit pas vraiment améliorée depuis.
L’INFIRMIERE MAGAZINE : Quels sont les principaux enseignements de Presst-Next ?
M. ESTRYN-BÉHAR : Cette étude européenne partait d’un constat : la population vieillit, les besoins en santé sont croissants, mais la démographie des paramédicaux n’augmente pas suffisamment.
Comment les maintenir dans l’emploi ? Presst-Next montre que la faible qualité du travail d’équipe est le facteur qui a le plus d’influence sur l’intention d’abandonner la profession : elle multiplie même ce risque par six ! Le collectif de travail est faible lorsque les temps de chevauchement, donc d’échanges entre équipes, sont trop courts et que les équipes ne sont pas stables.
Les paramédicaux se sentent alors isolés. Les interruptions perturbatrices du travail sont aussi plus fréquentes, ainsi que les incertitudes sur les traitements délivrés et l’exposition à la violence de la part de patients ou de familles. Les dysfonctionnements s’autoalimentent et nourrissent le sentiment de ne plus bien faire son travail. Dans ces conditions, ceux qui le peuvent abandonnent le métier, quel que soit leur âge.
L’I. M. : L’absentéisme est-il plus important à l’hôpital que dans d’autres secteurs professionnels ?
M. E.-B. : Il n’y a pas de différence sensible. Dans le régime général, en 2010, il y avait dix jours d’arrêt indemnisés par salarié, plus trois jours de carence, sans compter les arrêts de moins de trois jours. Dans la fonction publique hospitalière, en 2008, il y avait 14,2 jours d’arrêt maladie, comptés dès le premier jour. Comme les femmes sont nombreuses dans ces professions, il y a beaucoup d’arrêts de travail liés aux grossesses, en raison de la pénibilité physique du métier des soignantes. Il suffit d’équiper une infirmière ou une aide-soignante d’un podomètre pour constater qu’elles peuvent faire jusqu’à 8 kilomètres par jour… en claquettes. Le temps qu’elles devraient passer auprès du malade est perdu en allers et venues, parce que les locaux sont inadaptés et qu’elles sont sans cesse interrompues. De plus en plus d’établissements s’équipent de lève-malades, mais il est difficile de les utiliser dans des chambres et des sanitaires trop petits.
L’I. M. : N’y a-t-il pas eu des progrès dans la prévention des risques biologiques ou chimiques ?
M. E.-B. : Concernant les risques biologiques, le matériel sécurisé s’est généralisé dans les établissements de santé. Les risques chimiques – l’exposition aux chimiothérapies, aux produits anesthésiques, au glutaraldéhyde, au formaldéhyde – ne sont pas encore bien gérés partout.
Heureusement, il y a des améliorations : il y a de plus en plus d’unités centrales de reconstitution des chimiothérapies, les blocs sont mieux ventilés, etc. Toutefois, le monitoring régulier de ces expositions – par des analyses de sang ou d’urine, des prélèvements d’air ou sur les surfaces – n’est pas entré dans les mœurs. La surveillance médicale des soignants exposés aux radiations ionisantes est pourtant bien acceptée.
L’I. M. : Dix ans après Presst-Next, peut-on en mesurer l’impact ?
M. E.-B. : Cette enquête devait conduire à l’expérimentation d’organisations favorisant le travail d’équipe, la pluridisciplinarité, les temps de transmission, d’échanges et réduisant la pénibilité physique. Mais nous n’avons pas trouvé les financements. Nous n’avons même pas pu restituer l’ensemble des résultats aux 56 établissements français participants. Depuis mon départ à la retraite, mes travaux continuent à être cités trois à cinq fois par jour dans la littérature scientifique. J’ai monté mon cabinet de conseil en ergonomie, mais il a moins de succès que ceux qui prônent les méthodes à la mode : le lean management, qui supprime tous les actes « inutiles », la mutualisation des moyens, qui veut rendre les personnels interchangeables, le passage en 12 heures, la suppression des temps de chevauchement, etc.
L’I. M. : Comment expliquez-vous cet attrait pour des organisations du travail qui aggravent les risques professionnels ?
M. E.-B. : Le coût à moyen terme de ces organisations – absentéisme, accidents du travail, épuisement psychique, événements indésirables, abandon du métier –, très élevé, n’est jamais pris en compte. À l’inverse, les organisations qui favorisent le travail d’équipe et les temps de transmission ont un coût à court terme qui décourage les directions. Il faut pourtant les expérimenter pour prouver qu’elles sont efficaces en termes de coût-bénéfice !
1- Estryn-Béhar Ergonomie.