L'infirmière Magazine n° 355 du 01/12/2014

 

PRISON

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

LAËTITIA DI STEFANO  

À la maison d’arrêt des femmes de Versailles, une équipe médicale pluridisciplinaire qui compte en permanence deux infirmières assure la prise en charge des détenues. Des conditions d’exercice difficiles, entre pression de l’enfermement et méfiance des patientes.

Tu as les avis de libération et de transfert ? » Mercredi, 9 h 30, à la maison d’arrêt des femmes (MAF) de Versailles (Yvelines). Brigitte, infirmière, commence sa journée. Marie-Laure, sa collègue, est là depuis 8 heures. Toutes deux appartiennent à l’unité sanitaire (1) de l’hôpital Mignot, au Chesnay, qui compte douze infirmières. Celles-ci partagent leur temps entre la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy et la MAF, où elles assurent des vacations de trois mois. « Nous sommes hospitalières, mais notre lieu de travail est délocalisé », explique Marie-Laure, l’une des plus anciennes de l’équipe. L’unité sanitaire est un service indépendant, où le secret médical est respecté. Par le passé, les soins étaient prodigués par des services pénitentiaires, mais la loi du 18 janvier 1994, qui prévoit une couverture sociale pour chaque détenu, a transféré ce rôle au personnel hospitalier. « L’hôpital est entré en prison », résume Marie-Laure. Elle aime son métier : « Quand je suis arrivée ici, j’ai dit que ce serait mon dernier service et ce sera le cas. » Cette professionnelle aguerrie ne manque pas de points de comparaison : au cours de sa carrière, elle a exercé en médecine interne, en chirurgie viscérale, en gériatrie « et onze ans en libéral au Congo-Brazzaville, ma plus belle expérience ».

Pour arriver jusqu’à l’unité sanitaire, il faut passer un portique de sécurité, déposer tous ses objets métalliques, son téléphone portable… « Nous suivons les mêmes règles que les détenues », précise Simon Vigne, psychiatre et seul homme de l’équipe, constituée de médecins généralistes, de dentistes, d’une gynécologue, d’infirmières et de psychologues. « S’il n’y a que des femmes, c’est pour éviter d’éventuelles dérives et simplifier notre fonctionnement. La question du genre se pose en prison, à la différence du milieu hospitalier », souligne Béatrice Carton, chef du service. Après avoir passé le détecteur de métaux, le personnel médical arrive, comme tous les visiteurs, devant une première porte. Un gardien, trousseau de clés à la ceinture, l’ouvre et la referme. Il y a ensuite la cour qui mène à la détention – là où se trouvent les cellules –, annoncée par des fenêtres à barreaux, puis un autre sas, une autre porte, d’autres clés. L’unité sanitaire se situe au premier étage. Sur la porte estampillée « cabinet médical », un hublot. À gauche, une salle d’attente ; à droite, le bureau de Diane Chatelut, psychologue à la MAF depuis neuf ans : « On sent la pression de l’enfermement, mais on apprend à gérer. On mesure notre chance de sortir tous les soirs. C’est important de se rendre compte de ce que vivent les patientes, même si on ne le saura jamais vraiment. »

« Le bruit des clés, tout le temps »

« C’est un milieu difficile, entre l’agressivité et le bruit, concède Brigitte, tout en rangeant des dossiers médicaux. Même si tout cela est moins prégnant à la MAF qu’à Bois-d’Arcy. » Après douze ans dans un service d’urgences et dix en coronographie, elle a découvert le milieu carcéral il y a trois ans. « J’ai dû changer de branche pour des raisons de santé. J’ai beaucoup appris depuis mon arrivée, les pathologies sont variées. On a plus de responsabilités, ce qui m’a surprise au départ. Nous prenons beaucoup de décisions, il n’y a pas un médecin en permanence derrière nous comme c’est le cas à l’hôpital. » Travailler en prison, c’est aussi vivre au rythme de la détention : cinquante surveillants se relaient jour et nuit pour prendre en charge une soixantaine de détenues. Promenade, repas, parloir, tour de garde, fouille des cellules à la recherche de stupéfiants, surveillance horaire… « Le plus dur, ici, c’est l’enfermement, confie Marie, détenue de 53 ans. La nuit, parfois, j’ai mal, j’ai de l’arthrose, mais je dois attendre le lendemain parce que l’unité sanitaire est fermée. Et la journée, il y a le bruit des clés, tout le temps. »

On frappe à la porte de l’unité. « Je peux faire entrer Mme X. ? » Une femme en uniforme bleu passe discrètement la tête dans l’entrebâillement. Une surveillante. Mme X. se plaint d’une brûlure au bras due à l’utilisation d’un patch antitabac. Aux infirmières de proposer une alternative. Les pathologies auxquelles elles sont confrontées sont diverses : addiction au tabac donc, mais aussi diabète, maladies infectieuses, problèmes de poids, de peau… « Comme à l’extérieur ! Certaines patientes suivent un traitement quotidien, de substitution par exemple. Pour d’autres, il est hebdomadaire ou bihebdomadaire », explique Brigitte tout en préparant la distribution matinale des médicaments. Une femme d’âge mûr entre timidement. « Bonjour Mme X. ! Comment allez-vous ? » demande l’infirmière en l’accueillant. « Comme tous les jours », répond la patiente, peu loquace. Elle avale le cachet que Brigitte lui tend. « La prise du matin se fait devant nous et elles emportent les médicaments du midi et du soir. » L’infirmière étale les pilules sur la table pour vérifier qu’il n’y a pas d’erreur. « Parfois, elles essaient d’en avoir plus. Les médicaments peuvent faire l’objet d’un trafic. Il y a aussi un risque de stockage, mais on ne peut pas tout surveiller. Si les détenues ne veulent plus prendre leur traitement, il faut les convaincre. Heureusement, elles discutent avec nous, surtout celles qui ont un profil particulier : toxicomane, bipolaire, dépressive », ajoute Marie-Laure. Les détenues font leurs demandes de rendez-vous par courrier, en remplissant un formulaire qu’elles glissent dans une boîte aux lettres destinée à l’unité sanitaire. L’après-midi, les infirmières gèrent surtout les questions administratives. « On y passe plus de la moitié de notre temps. Ici, il n’y a pas de secrétaire », assure Brigitte, assise devant l’ordinateur. Cela ne semble pas déranger Adeline, une jeune recrue du service. Elle précise : « À la MAF, nous avons une vision globale des patientes, somatique et psychique, tandis qu’à Bois-d’Arcy, les pathologies psychiatriques sont prises en charge par un service spécialisé [le service médico-psychiatrique régional, NDLR]. »

Secret médical

L’une des spécificités du métier est la communication permanente avec le personnel pénitentiaire qu’il implique. « Sans eux, nous n’avons pas accès aux détenus, ils ont les clés », rappelle Marie-Laure, sortant de l’US pour apporter à la surveillante une feuille sur laquelle deux noms sont griffonnés. Ce sont ceux des patientes qu’il faudra emmener à l’unité, car les infirmières ne se rendent pas elles-mêmes dans les cellules pour les chercher. « Dans les grosses structures, il y a un surveillant dédié à l’unité sanitaire, explique Franck Rivière, directeur de la MAF. Ici, c’est l’agent d’étage qui est en lien avec les soignants et leur adresse les détenues. Le chef de détention assure la coordination, l’échange avec le personnel médical. Ils se rencontrent une fois par semaine pour faire le point, notamment sur les détenues fragiles. » « Aujourd’hui, ça se passe bien, chacun respecte le métier de l’autre, mais ça n’a pas toujours été le cas, remarque Diane Chatelut, la psychologue. Certains surveillants, des anciens, ont eu du mal à accepter le secret médical. Il y a eu des moments pénibles : on nous annonçait un refus alors que la patiente n’avait même pas été prévenue. »

Jeudi matin. Julia Liber, médecin généraliste, arrive à la maison d’arrêt. Des piles de dossiers médicaux l’attendent sur le lit de consultation. Comme les locaux sont exigus, le bureau des infirmières sert de lieu de rassemblement. Les soignantes discutent entre elles d’une patiente diabétique qui ne suit pas son régime, lorsqu’une dame hispanophone entre. Pour se faire comprendre, elle s’exprime dans un anglais approximatif. « Pour certaines patientes, nous devons faire appel à un traducteur ou à une codétenue qui parle la même langue », précise Brigitte. Une jeune femme brune arrive : elle refuse de passer le scanner des poumons qui lui a été prescrit. Adeline tente de lui faire entendre raison. « Nous avons décelé une anomalie sur sa radio thoracique, mais elle est catégorique. C’est notre lot quotidien ici. On ne sait jamais si nos patientes vont venir en consultation ou aux examens, parce qu’elles sont en colère contre la détention ou à cause de leur situation », explique Brigitte, une fois la patiente retournée dans sa cellule. Elle appellera ensuite l’hôpital Mignot pour annuler l’examen. Chaque nouvelle arrivante passe une visite médicale. « Cette consultation est un moment important pour établir une relation de confiance entre le service médical et la patiente. Nous sommes ses premiers interlocuteurs hors sphère judiciaire et pénitentiaire », insiste Marie-Laure. Les détenues sont reçues par l’infirmière, le médecin généraliste, la dentiste et, si elles le souhaitent, par le psychiatre et la psychologue. « Les patientes peuvent refuser les soins, c’est leur droit. Certaines considèrent que c’est le seul qui leur reste », explique le Dr Carton, généraliste.

« Nous sommes juste tolérés »

Coup de fil de Bois-d’Arcy. « La dentiste s’est fait agresser par un détenu la semaine dernière, elle demande si j’ai entendu la scène, raconte Marie-Laure après avoir raccroché. Ça arrive. C’est important d’avoir une équipe soudée. » Médecins et infirmières échangent beaucoup. « Notre travail est intéressant et maltraitant à la fois, car on l’exerce dans un endroit où nous sommes juste tolérés. C’est aussi une expérience professionnelle qu’on ne peut pas partager. À l’extérieur, les gens n’ont pas envie d’écouter… Même les psys, qui n’ont souvent qu’une connaissance livresque de ce milieu », souligne le Dr Vigne.

« Les détenus sont intolérants à la frustration. Les femmes nous font part de leur mécontentement, mais cela reste de la violence verbale, contrairement aux hommes », raconte Brigitte. Ce matin, une patiente enceinte de cinq mois, polytoxicomane sous traitement de substitution, est en colère. « Elle a déjà fait un séjour en psychiatrie et il se peut qu’elle y retourne. Les détenus ont souvent des parcours de vie chaotiques, des troubles de la personnalité, mais il y a surtout beaucoup de misère en prison », précise Simon Vigne. La gynécologue a prescrit à cette patiente un rendez-vous quotidien, ce qui n’est pas le cas pour toutes les femmes enceintes. « Nous suivons les grossesses jusqu’au septième mois, ensuite les futures mères sont transférées à la prison de Fleury-Mérogis (Essonne) », rappelle Marie-Laure.

Refus de soins

Vendredi matin. « Mme Z. est rentrée », annonce Brigitte. Cette patiente était à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne) pour une polysomnographie. « Sa codétenue a signalé qu’elle arrêtait de respirer la nuit. Avec ses problèmes de poids, l’examen était indiqué, précise l’infirmière. Quand les soins sont programmés, nous privilégions Fresnes, car dans un hôpital classique, une garde statique [deux policiers en permanence devant la chambre, NDLR] est nécessaire, c’est très contraignant. » Stéphanie, détenue à la MAF, a dû se rendre à l’hôpital pour une radio : « Ça s’est bien passé, même si on est menottée. C’est le règlement. Avant de partir, les surveillantes vérifient qu’on n’a rien sur nous. Ce n’est pas agréable, mais c’est comme ça. » Sandra, une autre détenue, a, elle, refusé une radio des poumons parce que « l’extraction m’a traumatisée. On est dans une petite cage, dans le fourgon, comme un animal ».

Malgré tout, les soignants tissent des liens de confiance avec leurs patients. « Ici, ils sont humains, confie Laure, 30 ans. On est bien pris en charge. J’ai enfin eu mes résultats d’examens gynéco, je suis rassurée. » « J’aime faire de la prévention, s’enthousiasme Marie-Laure. Nous avons par exemple travaillé sur la réduction des risques sexuels. On casse la barrière soignant-soigné, les femmes se livrent plus. Elles sont partie prenante, la parole circule. » Des ateliers nutrition ont été mis en place en partenariat avec le comité départemental d’éducation pour la santé. « Nous abordons aussi la question de l’hygiène : trop souvent, des tatouages et des piercings sont réalisés en cellule », ajoute Béatrice Carton. Nathalie Mautain, une dentiste arrivée à la MAF en décembre 1995, y exerce toujours. « Un patient est un patient. Après leur sortie, j’en croise certains au supermarché, on se salue. Ce sont des gens comme les autres… »

1- Anciennement UCSA (unité de consultation et de soins ambulatoires).

TÉMOIGNAGE

« À l’US, on nous écoute »

CATHERINE 52 ANS, DÉTENUE

« J’ai arrêté de fumer en prison. Ce n’est pas parce qu’on est enfermé qu’on ne peut pas faire de bonnes choses au niveau médical. Quand je suis arrivée, je fumais un paquet et demi par jour… J’ai parlé avec les infirmières, mis des patchs. À l’unité sanitaire, on est prises en charge, on nous écoute. Je vois aussi la psychologue une fois par semaine, ça m’aide à envisager l’extérieur, après. Le seul problème, c’est l’ophtalmo fantôme : on ne l’a jamais vu. Et puis, dehors, si ça ne colle pas avec un médecin, on va voir celui d’à côté. Ici, on n’a pas le choix. »