Les séries permettent de se mettre à la place des professionnels de santé et de mieux comprendre leur démarche. Jusqu’à faire oublier qu’il s’agit de fiction…
J’ai beaucoup regardé Urgences pour son aspect social. On voyait des gens provenant de milieux très variés arriver à l’hôpital en grande détresse. Et face à eux, des professionnels qui étaient en mesure de les aider. » Comme cela a été le cas pour Laurence, l’engouement pour les séries hospitalière a permis aux téléspectateurs de connaître autrement un univers qui restait nimbé d’une inquiétante aura. L’hôpital, ses odeurs, ses bruits inconnus et la menace de la mort planant dans des couloirs, ouvrant sur mille drames personnels, s’est soudain humanisé. Le grand public est entré dans un monde où la division du travail est représentée de manière plus ou moins réaliste, en fonction des séries. Il a découvert des modes de pensée, des automatismes et une tension qu’il ne soupçonnait pas. Dans son étude sur la manière dont a été perçue Urgences, la sociologue Sabine Chalvon-Demersay résume : « La série nous arrache à la condition de patients pour nous rapprocher considérablement de l’expérience des soignants. » La fatigue, les émotions fortes et parfois submergeantes engendrées par un métier exigeant sont largement montrées au fil des épisodes. Le public prend conscience de la difficulté de la posture soignante.
Grâce à la figure du débutant ou à des personnages aux faiblesses évidentes, un aspect peu abordé jusque-là dans les fictions télévisuelles apparaît : les professionnels de santé ne sont pas que des sauveurs, détenteurs d’un pouvoir démesuré sur la vie des patients. Ce sont des humains, faillibles et fragiles. Urgences et Grey’s Anatomy laissent entrevoir les difficultés existentielles de leur protagonistes. Dr House inaugure un nouveau personnage : le soignant brillant dans sa vie professionnelle, mais autodestructeur. Comme en témoigne Rosa, fan de la série, « ce personnage, parfaitement interprété grâce au talent du comédien Hugh Laurie, me fascine. Il passe son temps à dynamiter son existence, alors qu’il est extrêmement intelligent et que c’est un médecin talentueux ». Gregory House, Chistina Hawthorne, Jackie Peyton ou John Thackery ont en commun une souffrance intérieure à la fois apaisée et accentuée par leur implication professionnelle. Leur métier donne un sens à leur vie et les structure autant qu’il les accable.
Parallèlement, certaines formules à l’origine incompréhensibles pour tout néophyte deviennent limpides à force d’être répétées. Le monde jadis totalement opaque et interdit d’accès de la médecine entrouvre ses portes. Éric Albrecht, professeur à la faculté de médecine et de biologie de Lausanne et participant à un programme novateur (voir p. 27), a noté une évolution dans l’attitude des patients : « Quand on explique une prise en charge, on a de plus en plus régulièrement affaire à une réponse du type : “Oui, je sais, je l’ai vu dans telle série.” » Selon ce praticien, « ce qui a le plus fait évoluer la relation entre patients et soignants, c’est Internet. Dans le prolongement des séries, les patients ont accès à des informations qu’ils ont pu s’approprier. Cela peut être très positif. Plutôt que de passer du temps à leur expliquer des choses qu’ils connaissent déjà, on peut aller plus loin, approfondir. Cette initiation du public dit “profane” rend les échanges plus intéressants. »
Bien sûr, cette connaissance a ses limites. D’autant plus que les fictions prennent des libertés avec la réalité, scénario palpitant oblige, et qu’il existe des différences de fonctionnement entre hôpitaux américains et français. Christophe s’est laissé prendre par le personnage de Nurse Jackie et s’amuse de l’enthousiasme qu’a suscité chez lui l’infirmière héroïque : « Je suis tombé par hasard sur la série et je l’ai suivie un bon moment. Depuis que je l’ai vue, je me dis que j’aurai sûrement la chance, si je dois être hospitalisé, de tomber sur le même genre ?d’infirmière… »
Certains patients peuvent s’étonner de ne pas trouver à leur chevet plusieurs spécialistes ultracompétents pouvant effectuer dans la minute tous types d’examens médicaux quand ils présentent des symptômes difficiles à interpréter.
Une dérive pointée par Pamela Tytell, professeure de civilisation et de littérature américaines à l’université Lille-III. Au cours d’un colloque portant sur les correspondances entre la réalité et la fiction, elle a tenu ces propos : « À force de valoriser le côté sauveur de vies humaines, ces séries médicales ont amené des téléspectateurs-patients à croire que les prouesses imaginaires ou expérimentales, ainsi que les interventions spectaculaires dans certaines séries de fiction, sont courantes. Qui plus est, ils s’attendent à pouvoir en bénéficier en tant que patient dans le monde réel. »
Un mélange entre monde réel et fiction d’autant plus difficile à éviter que les séries hospitalières tendent vers un certain réalisme…
Dr House, saison 1, épisode 3. Gregory House se désintéresse totalement d’une jeune femme qu’il sait condamnée par un cancer du poumon, alors qu’il consacre tous ses efforts à sauver un criminel promis à la chaise électrique. Pour Laurent Vercoustre, gynécologue-obstétricien à l’hôpital du Havre (Seine-Maritime) et auteur d’un livre sur cette série
1- Dr House et moi, simple praticien hospitalier, Laurent Vercoustre, éd. L’Harmattan, 2014. SUR LE TERRAIN