L'infirmière Magazine n° 355 du 01/12/2014

 

PRATIQUES

DOSSIER

Pour les soignants, les séries TV hospitalières sont l’occasion d’entretenir leurs connaissances, de sentir qu’ils appartiennent à une communauté ou de prendre de la distance par rapport à leur quotidien.

Sourire aux lèvres, Jean-Philippe se souvient de l’époque où il regardait Urgences en famille « Au bout d’un moment, nous avons dû abandonner notre rituel, s’amuse le médecin généraliste. Ma femme et mes enfants en avaient assez que je prévoie à l’avance les erreurs de diagnostic, ou que je trouve plus vite que les héros de la série. Je leur gâchais tout le suspense ! » Le quotidien épique des soignants du Cook County Hospital est particulièrement apprécié par les professionnels de santé pour son réalisme médical. Regarder la série est l’occasion de vérifier ses connaissances, avec la possibilité pour les étudiants de se tester en groupe ou de prendre conscience qu’ils possèdent le bagage culturel de la communauté des soignants : « Quand je regarde des séries qui ont l’hôpital pour toile de fond, je suis fière de comprendre tout ce que se disent les soignants entre eux. Surtout quand les gens à côté de moi sont perdus… » explique Charlotte, IDE. Pour les séries mettant en avant des cas particulièrement complexes et rares, l’intérêt scientifique que l’on peut porter à l’intrigue est encore plus poussé. Pour Corinne, cadre de santé dans un service d’infectiologie, « avec Dr House, nous pouvons retrouver des cas rares que nous avons suivis chez nous ».

Les séries renforcent par ailleurs le sentiment d’appartenance à un corps professionnel. Avec leur succès grandissant auprès du public, certains personnages sont entrés dans le quotidien des soignants. Ainsi, l’attribution du surnom de « Dr House » à un médecin particulièrement désagréable est une référence comprise par tous les membres d’un service, y compris ceux qui ne suivent pas les séries. Même chose pour un médecin plutôt beau garçon et habitué à jouer de son charme : les infirmières s’amusent entre elles à discerner qui, dans leur entourage, pourrait faire office de « Dr Mamour », surnom du séduisant neurochirurgien Derek Shepherd dans Grey’s Anatomy.

Ce sentiment d’appartenance peut également être fantasmé, quand il gagne des personnes qui ne travaillent pas – ou pas encore – dans le domaine de la santé. « Quand j’étais étudiante et que je préparais le concours de médecine, une amie et moi ne rations aucun épisode d’Urgences, quitte parfois à l’enregistrer, se souvient Camille. Toute cette énergie, ces personnes unies autour d’un même but, ça me galvanaisait ! » Un phénomène de projection qui a pu susciter des vocations. La découverte de la réalité du travail a pu ensuite réserver quelques surprises, bonnes ou mauvaises. Madison Lasne, IDE fraîchement diplômée, a été agréablement surprise d’être moins brimée à ses débuts que ce que lui avaient laissé sous-entendre certaines séries. Elle se souvient aussi de sa surprise « d’avoir découvert que notre degré de responsabilités, le savoir que l’on exigeait de nous était beaucoup plus important que ce qui était mis en avant dans Grey’s Anatomy ou Urgences. Dans ces séries, les infirmières se contentent d’exécuter les prescriptions des médecins, alors que dans la vie réelle, nous faisons plus que cela… Heureusement, d’ailleurs ! » À l’inverse, le visionnage de séries comme Nurse Jackie ou HawthoRNe : infirmière en chef peut laisser espérer une autonomie plus importante que celle qui est accordée en France aux infirmières, notamment dans les examens, le suivi des patients ou les annonces aux familles.

Personnages ambivalents

Les séries télévisées médicales mettent en scène, dans le milieu familier qu’est l’hôpital, des personnages soignants souvent dévoués à leur cause et toujours attachants. Une manière de mettre en valeur des métiers qui peuvent user et dans lesquels les professionnels n’ont pas toujours le sentiment d’être valorisés. Les personnages de médecins, certes déterminés, sont présentés avec leurs faiblesses, ce qui corrige l’image de froideur ou d’insensibilité qui peut coller à la profession. Les infirmières qui ont vu Nurse Jackie ou HawthoRNe se montrent souvent enthousiastes car ce métier, d’ordinaire peu mis en valeur dans les séries médicales, passe enfin au premier plan. Au sujet de Nurse Jackie, les avis sont partagés et très tranchés (voir interview p. 25). Soit on déteste cette infirmière trop dépendante aux substances chimiques, menteuse et adultère, qui peut donner une mauvaise image de la profession infirmière. Soit, comme le formule Corinne, on est enthousiasmé par celle qui incarne, avec ses faiblesses, « l’héroïsme au quotidien d’une femme ordinaire qui fait des choses extraordinaires ». Un personnage ambivalent comme le Dr John Thackery de The Knick, héroïnomane et opiomane mais excellent médecin, ne fait pas non plus l’unanimité. Le fait qu’il soit introduit dans la série sous les traits d’un parfait junkie peut mettre mal à l’aise certains soignants. À l’inverse, Camille, médecin en infectiologie, apprécie le fait qu’avec ce personnage, « on sorte des stéréotypes du gentil médecin ».

Sortie des stéréotypes, déconstruction de l’image du médecin tout-puissant et de l’infirmière faire-valoir, description de plus en plus réaliste du quotidien… Autant de raisons pour le soignant d’éprouver un plaisir bien particulier : celui de se voir à l’écran, sans qu’il s’agisse véritablement de soi, mais d’un « soi » virtuel, jamais très éloigné de la réalité. Les séries télévisées médicales sont l’occasion de revoir des scènes auxquelles l’un ou l’autre a pu être confronté, mais en s’amusant du fait qu’elles soient cette fois vécues par des personnages de fiction. Corinne a ainsi fini par aimer « voir le Dr House maltraiter ses collaborateurs. On connaît des médecins comme ça, imbus d’eux-mêmes et insultants, et on les fuit. Dans la série, c’est plaisant à voir. On a connu cette confrontation, mais ce n’est pas à nous que ça arrive. Sans oublier que House est tellement talentueux qu’on lui pardonne tout ».

L’hôpital à l’américaine

Toujours est-il qu’une partie des professionnels de santé est réfractaire aux séries TV qui leur rappellent un quotidien difficile, auquel ils s’efforcent d’échapper quand ils rentrent chez eux. Mais les différences entre scénario et réalité ouvrent des perspectives. Les particularités culturelles de ces fictions conçues et tournées aux États-Unis apportent un décalage qui peut être apprécié : « Ce sont des lieux de super urgences, il se passe toujours quelque chose. Si on pouvait avoir tous ces imprévus, ces cas variés, la synergie entre les professionnels… » se prend à rêver Charlotte. L’aspect héroïque de ces professionnels de fiction, au sens mythique du terme, offre une image idéale dont on peut se distancier aisément. « Ces soignants passent des nuits entières de garde et continuent à faire face à toutes les situations. S’ils se sentent fatigués, ils prennent un café et hop, ça repart. C’est inimaginable. Quant à Nurse Jackie, elle donne tellement de sa personne qu’elle ne tiendrait pas plus de quinze jours à ce rythme », s’amuse Corinne. D’autres aspects peu réalistes peuvent amuser, tout en faisant grincer les dents : « Quand je vois le même médecin examiner, faire les prélèvements, procéder aux analyses, réaliser le scanner, je me dis que s’il était dans la vraie vie, il serait drôlement bien payé », tient à souligner Mélanie Sellin, en troisième année d’études infirmières.

Ces imbrications multiples entre fiction et réalité du métier ont poussé la faculté de médecine de Lausanne à inaugurer, en 2013, un séminaire pour les étudiants de première année. Il s’agit de visionner en groupe des extraits de séries télévisées et de reportages sur le monde hospitalier. Les étudiants présentent ensuite certains de ces extraits à des professionnels et recueillent leurs impressions. « Cela leur permet de s’interroger sur l’image que les médias donnent des soignants, mais également de prendre le temps de s’arrêter sur l’image qu’ils se font eux-mêmes du métier et sur leurs motivations personnelles », explique éric Albrecht, responsable du séminaire. Les séries présentent aussi l’intérêt d’établir une distance avec certaines situations. « La rivalité, par exemple, est très présente dans une série comme Grey’s Anatomy, remarque Mélanie Sellin. Nous pouvons nous trouver dans des situations similaires, même si nous n’avons pas l’esprit de compétition. C’est intéressant de voir comment on peut être pris dans ce genre de piège, que peut induire la dynamique de certaines équipes. »