Frédéric Pierru Chercheur en sciences sociales et politiques au CNRS-CERAPS, Lille 2
EXPRESSION LIBRE
Dans les réformes hospitalières, entre décideurs politiques et administratifs d’un côté et soignants de l’autre, le dialogue de sourds semble total. Les premiers estiment que les seconds sont mal organisés pour des raisons de défense corporatiste des statuts et des services. Les seconds voient dans les premiers des empêcheurs de soigner en rond. Faute de données et d’enquêtes précises pour le trancher, un tel conflit peut durer longtemps. Car, comme le rappellent des études récentes, le travail reste l’impensé des restructurations hospitalières. Cet impensé n’est pas accidentel: il relève d’une cécité collective et organisée. Il tient aux présupposés, certitudes ou croyances des réformateurs, mais pas seulement. C’est toute l’organisation de l’hôpital qui concourt à l’invisibilisation du travail soignant. Je n’en citerai que trois exemples. D’abord, la tendance historique à déléguer en cascade ce que les sociologues appellent le « sale boulot » aux échelons immédiatement inférieurs – médecins, infirmières, aides-soignants, ASH – fait que, en période de vaches maigres, ce sont les personnels les plus vulnérables et les moins reconnus qui subissent, en silence, dysfonctionnements et ajustements. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le sociologue Nicolas Belorgey a remarqué que ces acteurs dominés étaient sensibles aux sirènes réformatrices, face à des « établis » défendant l’organisation traditionnelle. Une deuxième explication à l’invisibilité du travail tient à l’éthique des soignants (et surtout des médecins) qui ont acquis, au cours de leur formation, la conviction qu’il faut être « dur au mal », que la souffrance fait partie de leur profession. Se plaindre des conditions de travail n’est pas une attitude naturelle, sauf lorsqu’il devient impossible de prendre soin dignement des patients. Enfin, troisième cause parmi d’autres: la dissociation de l’organisation hospitalière entre, d’un côté, les directions et leurs relais dans les pôles et, de l’autre, les soignants de terrain. La position de l’encadrement supérieur est, à cet égard, éclairante. Ce dernier est en effet mis à mal par les réformes. Il est comme aspiré par le haut, absorbé par la logique managériale, s’épuisant en réunions multiples, enseveli sous les formalités bureaucratiques, et, de fait, ne peut plus jouer son rôle de médiation entre la base professionnelle et la direction, entre le soin et le management. Cette déliaison organisationnelle est encore aggravée par le fait qu’en cas de souffrances, le collectif de travail tend à se refermer pour se protéger d’un extérieur perçu non comme un soutien potentiel, mais comme une menace. Pourtant, il est impossible de réformer l’hôpital sans partir du travail professionnel réel, de ses contraintes et ses spécificités. Des études récentes documentent les effets pervers et les ratés des réformes fondées sur un tel déni. Elles sont un appel à plus de modestie et de prudence pour nos réformateurs et une invitation à remettre du lien entre logique soignante et logique gestionnaire en matière de conditions de travail, et pas seulement pour des raisons de maîtrise des coûts.