L'infirmière Magazine n° 358 du 01/03/2015

 

E-SANTÉ

DOSSIER

HÉLÈNE COLAU  

Dossier informatisé, applis mobiles, objets connectés, jeux vidéo pédagogiques… les nouvelles technologies sont de plus en plus présentes dans les établissements. Mais qu’apportent-elles réellement à la pratique infirmière ?

Plus de 80 % des Français seraient favorables à l’e-santé, estimant qu’elle facilite la coordination entre professionnels de santé, indique le baromètre santé 2014 Deloitte-Ifop. C’est aussi, semble-t-il, le point de vue des institutions, qui multiplient les initiatives destinées à développer l’usage du numérique(1). À commencer par le programme « Hôpital numérique » du ministère de la Santé, un vaste plan de développement et de modernisation des systèmes d’information dans les établissements, programmé à l’horizon 2017. Si l’e-santé est décidément dans l’air du temps, comment affecte-t-elle la pratique des infirmières ?

Au sein des établissements, elle se matérialise d’abord sous la forme du dossier patient informatisé (DPI), sorte de carnet de santé numérique, et du dossier médical personnel (DMP), outil de coordination institué en 2004 et dont le déploiement n’est toujours pas achevé (lire interview p. 25). « En 2013, le premier observatoire des systèmes d’information a montré que seuls 20 % des établissements étaient équipés d’un DPI complet. En revanche, 80 % d’entre eux avaient informatisé la prescription », précise Lisette Cazellet, présidente de l’association FORMATICSanté. Certes, la prescription concerne les infirmières car elles dispensent le traitement. « Mais au sein de ces logiciels, c’est la partie circuit du médicament qui est la plus aboutie, poursuit-elle. La partie infirmière, qui inclut la surveillance clinique et l’éducation thérapeutique, n’est pas très développée. L’hôpital n’achète pas toujours les modules liés au dossier de soins, car cela coûte cher. » Dans les hôpitaux où le déploiement du DMP est arrivé à son terme, les soignantes en apprécient les bénéfices. « Sur ma tablette, je peux consulter les informations relatives au patient, son plan de soins et les transmissions. C’est l’équivalent du dossier papier, mais je gagne du temps car le système de saisie propose des options à cocher. Je ne voudrais pas revenir en arrière », explique Catherine Mercier, infirmière à Rouen. En effet, d’après une étude menée en 2014 au CHU de Clermont-Ferrand, l’automatisation de la remontée des signes vitaux vers les dossiers des patients permettrait aux infirmières de gagner 9 minutes par jour, soit 4,7 jours par an.

« Déshumanisation » du soin

L’une des conséquences de l’informatisation est que les infirmières passent plus de temps rivées à leur matériel. « Cela peut créer une barrière entre soignants et soignés, déplore Muriel Forest, cadre de santé chargée d’applications informatiques au sein de la Direction du système d’information (DSI) du CH de Gonesse (Val-d’Oise). Mais on a expliqué aux infirmières qu’elles pouvaient noter leurs observations plus tard. » « La grande critique qu’on entend, c’est que les outils numériques déshumaniseraient la relation, soupire Héloïse Blanchard, IDE dans l’Essonne. Mais en fait, on peut être davantage à l’écoute. Quand un patient opéré en ambulatoire rentre chez lui, il peut encore interagir avec l’équipe soignante via une appli. » Sans compter l’apport précieux des technologies concernant la réduction des risques. Les robots en pharmacie qui préparent les piluliers limitent les erreurs médicamenteuses, tout en faisant gagner jusqu’à une heure et demie par jour aux infirmières. « Il n’y a pas de risque zéro, car les logiciels font ce qu’on a programmé, nuance Muriel Forest. Mais le robot peut nous avertir d’un risque d’interaction. En revanche, l’infirmière assure toujours le contrôle. » Pour l’instant, peu d’établissements disposent d’un système de dispensation entièrement automatisé, notamment à cause de son coût : entre 100 000 et 200 000 euros.

Des patients plus autonomes

L’e-santé aide aussi à améliorer l’offre de soins, particulièrement avec le développement des objets connectés. « Ces appareils, comme les applications permettant de prendre la tension et d’inscrire le résultat directement dans le dossier du patient, ont beaucoup de succès auprès des IDE, assure Lisette Cazellet. Elles n’ont plus besoin de faire le tour du service avec le tensiomètre ! » Dans le cadre de la surveillance des maladies chroniques, ces objets assurent une plus grande autonomie au patient. Le rôle des infirmières glisse alors vers l’initiation des patients à l’utilisation de ces technologies. La plupart ne s’en plaignent pas, estimant que l’éducation thérapeutique est valorisante. Les objets connectés se développent principalement dans les services de dialyse, de diabétologie ou accueillant des patients insuffisants cardiaques ou respiratoires. « Nous avons utilisé, dès 2006, un stylo enregistrant en temps réel les informations notées par le patient dans son carnet de suivi, se souvient Jean-Pierre Grangier, cadre de santé et responsable de projets de télémédecine dans un service de dialyse de la région lyonnaise. Surveille-t-il bien sa tension et son poids ? Suit-il bien son traitement ? En cas de problème, l’équipe soignante peut intervenir immédiatement. » Pour aller plus loin, Jean-Pierre Grangier a travaillé avec des industriels, des soignants et des patients pour développer l’application de télésuivi ApTeleCare. « Elle permet aux soignants de définir un parcours de soins pour chaque inscrit : suivre tel indicateur, à telle fréquence, explique-t-il. Le patient renseigne ses données et, si quelque chose cloche, le soignant le contacte et lui fournit des conseils personnalisés. » Mais attention, rappelle Le Livre blanc sur la santé connectée, publié par l’Ordre des médecins, il ne faudrait pas glisser vers un « esclavage numérique » vis-à-vis de ces outils, ou un « paradoxe de l’isolement, avec des malades parfaitement surveillés à distance mais isolés socialement »(2).

Les applications mobiles sont sans doute le domaine de l’e-santé qui connaît la progression la plus importante. 6 professionnels de santé sur 10 (65,3 %) déclarent en utiliser dans le cadre de leur pratique, selon une enquête rendue publique en juillet dernier. Difficile cependant de s’y retrouver dans une offre pléthorique : calcul de doses, choix du meilleur pansement, suivi des plaies chroniques… chaque tâche a désormais son appli. « Nous avons eu l’idée de les faire tester par des professionnels de santé, dont des IDE, et par des patients atteints de maladies chroniques, les plus légitimes pour juger leur valeur, explique Guillaume Marchand, président de DMD Santé(3). Sur 11 000 applis, on en a sélectionné 1 100. La tendance est aux applis développées à partir de besoins observés sur le terrain : par exemple, une IDE en a inventé une pour la distraction des enfants pendant le soin. »

Protection des données personnelles

Le développement de tels produits pose plusieurs questions. D’abord, celle de la « marchandisation » de la santé, notamment via le quantified self, le recueil d’informations personnelles effectué, par exemple, par les bracelets connectés. Quel usage pour ces données ? Le programme Health d’Apple propose à ses utilisateurs de regrouper les informations enregistrées par les objets connectés dans une seule application : sommeil, calories brûlées, tension, rythme cardiaque… La firme californienne a même signé des partenariats avec des hôpitaux américains, afin de permettre aux médecins d’utiliser ces données. « Demain, le patient sera-t-il prêt à payer une sorte de coach qui, à partir d’une variation de poids, proposera des conseils ? s’interroge Jean-Pierre Grangier. Ce qui pose la question de savoir qui doit gérer la santé : le corps médical ou des entreprises ? » Pour l’instant, aucun partenariat permettant aux professionnels de santé français d’exploiter ces informations n’est prévu.

L’autre question soulevée par le quantified self concerne la protection des données personnelles. L’explosion du nombre d’applications de santé induit « la circulation de grandes masses de données » qui « touchent à l’intimité », admet la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) dans son rapport annuel. Elle a publié des fiches pratiques destinées aux professionnels de santé, donnant des conseils simples tels que : « Ne collez pas votre code personnel sur votre carte de professionnel de santé. » La Cnil fait aussi la promotion de la démarche « privacy by design », qui consiste à accompagner les industriels dès le développement des applis pour qu’ils intègrent la question des données personnelles. Mais pour l’heure, le cadre juridique du partage de données médicales se limite au respect du secret professionnel (article 226-13 du Code pénal) et à la loi « Informatiques et libertés ». La Cnil préconise donc la mise en place de mécanismes de régulation. D’autant que le juteux marché de l’e-santé – qui représente déjà 2,7 milliards d’euros en France (dont 2,36 milliards pour les systèmes d’information, 200 millions pour la télésanté, 140 millions pour la télémédecine) et pourrait atteindre 3,5 à 4 milliards d’euros d’ici à 2020 – spourrait bien aiguiser les appétits…

1- Plan d’action pour l’e-santé 2012-2020 de la Commission européenne, publication d’un « Vade-mecum des objets connectés » par l’Apssis, édition par la Cnil d’un cahier intitulé « Le Corps, nouvel objet connecté ».

2- Le Livre blanc sur la santé connectée publié par l’Ordre des médecins en janvier 2015.

3- Les applis testées sont recensées sur www.dmdpost.com

PÉDAGOGIE

L’éducation par le jeu, c’est sérieux

Les serious games, ces jeux vidéo à visée pédagogique, sont un soutien précieux pour les infirmières chargées de l’éducation thérapeutique.

→ Hammer and Planks, de NaturalPad, permet de réaliser une rééducation post-AVC grâce à la technologie Kinect.

→ MUCOPlay, de l’association Ikare, enseigne aux jeunes patients atteints de mucoviscidose des gestes limitant le risque de contamination.

→ L’association Les Diablotines a, pour sa part, développé trois jeux destinés à tester les connaissances diététiques des patients diabétiques. Les serious games peuvent également améliorer la relation de soin, notamment en psychiatrie. « Le jeu permet de tisser une relation de confiance entre le thérapeute et le patient, de faire parler l’enfant renfermé », affirme Philippe Gérard, infirmier psychiatrique.

INTERNET

Réseaux sociaux pour les pros

Depuis quelques années, des réseaux sociaux destinés aux professionnels de santé fleurissent sur la Toile.

Reseau-infirmier.com offre aux IDE la possibilité d’« échanger des informations et avis sur les produits, lois ou pratiques propres à leur métier ». D’autres, comme Reseauprosante.fr ou Comuniti.fr, proposent de mettre en relation infirmières, médecins, pharmaciens, etc. « La version bêta est déjà utilisée par plus de 40 000 professionnels en France », annonce MSD, créateur de Comuniti, qui garantit « la sécurité et la confidentialité des échanges » de documents.

SAVOIR PLUS

→ Plan d’action de la Commission européenne : petitlien.fr/7t05

→ « Vade-mecum des objets connectés » de l’Apssis : petitlien.fr/7t01

→ Cahier « Le Corps, nouvel objet connecté » de la Cnil : petitlien.fr/7t00

→ Programme « Hôpital numérique » : petitlien.fr/7t02

→ Fiche pratique sur la sécurisation des données : petitlien.fr/7t03

→ Santé connectée, Le Livre blanc sur la santé connectée publié par l’Ordre des médecins : www.conseil-national.medecin.fr