L'infirmière Magazine n° 358 du 01/03/2015

 

JAPON

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

FABRICE DIMIER  

Quatre ans après l’accident nucléaire, les zones proches de la centrale de Fukushima Daiichi restent soumises à une contamination radioactive conséquente. En dépit d’un manque de personnel médical, les structures de santé tentent de faire face aux besoins de la population.

Le 11 mars 2011, un séisme et un tsunami dévastaient les côtes nord-est du Japon, touchant le site nucléaire de Fukushima Daiichi. Quatre ans plus tard, personne n’a oublié. « J’étais au lycée au moment de la catastrophe… et j’ai choisi de devenir infirmière car je voulais être utile à ma région », confie Misaki, élève en première année à l’école d’infirmières de Fukushima. Un cas loin d’être isolé : « La catastrophe a suscité nombre de vocations pour le métier d’infirmière, explique Tsuyako Watanabe, directrice de cet institut de formation privé. La spécificité d’une école d’infirmières à Fukushima, c’est que nous avons un programme annuel de 30 heures sur l’analyse de la radioactivité. Des “spécialistes du nucléaire” interviennent pendant les cours et nous organisons des sorties pour récupérer des mesures de radioactivité. » Infirmière, amour et vie : les trois idéogrammes calligraphiés de la devise de l’école sont affichés dans le bureau spacieux de la directrice, qui s’empresse d’ajouter une qualité indispensable à ce métier : le courage. Car il en faut pour rester dans la région, d’autant plus que les hôpitaux sont assez proches de la centrale. Étudiante infirmière, Misaki est en stage à l’hôpital de Fukushima Nord et, comme elle bénéficie d’une bourse, elle devra y travailler, une fois diplômée, pendant quatre ans. Obtention des bourses facilitée, valorisation et accessibilité des postes d’assistante infirmière, dons de matériel pour les formations… autant de mesures prises par le gouvernement japonais pour pallier les départs massifs du personnel médical qui ont commencé au moment de la catastrophe. Par ailleurs, un pôle santé – réunissant gouvernement, association des infirmières et préfecture – organise des conférences et des voyages au départ de Tokyo pour inviter les infirmiers et futurs diplômés à visiter la région, et tenter de les convaincre de s’engager. Ce qui n’est pas simple : « Les gens ne veulent pas s’installer à moins de 50 kilomètres de la centrale. Les sociétés d’intérim demandent parfois des fortunes pour présenter des professionnels. Nous essayons de recruter au lycée, dans des salons de métiers, par tous les moyens », explique Kaoru Hayashi, responsable des infirmières d’un hôpital proche de la zone interdite. Des initiatives peu concluantes : le dernier voyage n’a compté que 5 infirmiers… alors que les autorités en espéraient 300.

La fuite du personnel médical

L’hôpital Maikohama se situe dans la ville d’Iwaki, à moins de 45 kilomètres de la centrale. Il fait face à la mer, d’où a surgi la vague qui changea le visage du Japon. Sato, infirmière, travaillait au cinquième étage ce jour-là : « L’image du tsunami est gravée en moi. Pendant longtemps, ça a été très dur de revenir ici, de regarder la mer… » Plus que les conséquences de la catastrophe nucléaire, c’est le traumatisme du tsunami qui reste dans les esprits. « Aujourd’hui, il n’y a plus de souci avec la radioactivité. C’est en tout cas ce que dit le gouvernement », confie Michiko Hirako, responsable des infirmières à Kashima. Alors, comment expliquer ces départs massifs ? « La radioactivité n’est plus vraiment dangereuse… c’est juste que ces infirmières sont également mères », tente-t-elle d’expliquer avant de rajouter : « Et, s’il vous plaît, ne posez pas de questions difficiles. » Un argument confirmé par Sato : « Si j’avais eu un enfant, je serais partie ». À l’hôpital public de Minamisoma, Takuro, infirmier anesthésiste, s’interroge : « Je n’ai pas de famille, je peux donc partir à la première alerte. Mais comme l’hôpital manque de personnel et qu’il est situé à proximité de la zone interdite, est-ce qu’il sera opérationnel encore longtemps ? » Cet hôpital est probablement le plus proche de la zone interdite, une partie de la ville ayant même été évacuée dans un premier temps. « C’est assez dur de motiver mes équipes dans ces conditions, confie une chef de service. Le problème, c’est qu’il n’y a plus de pédiatre ici. Résultat : les parents ne reviennent pas. » Une situation que déplore Takuro : « À cause du manque de personnel, on ne peut plus passer suffisamment de temps avec les patients. »

Face aux départs du personnel médical, les hôpitaux de la région ont trouvé une parade : raccourcir la durée d’hospitalisation et multiplier les visites à domicile. « C’est un vrai plus, car cela permet d’avoir une relation approfondie avec les patients et offre une plus grande autonomie au soignant », confie Hisako Nemoto, infirmière. Mais voilà, son statut n’a pas changé, ni son salaire – ce qu’elle regrette. Car si ces visites s’effectuent sur le temps de travail des infirmières, elles leur demandent une tout autre organisation. « Ici, à Iwaki, il ne reste quasiment que des personnes âgées, celles qui n’ont pas pu partir », explique-t-elle.

Rattachée à l’hôpital Kashima, Hisako Nemoto fait quelques visites pendant la semaine, selon les demandes formulées par les patients. Sa petite voiture traverse un groupement de logements temporaires. Les ruelles sont désertes. Au moment de la catastrophe, tous les domiciles situés sur un rayon de 20 kilomètres autour de la centrale ont dû être évacués. Quatre ans plus tard, 80 000 personnes sont toujours hébergées dans des habitats provisoires, dont 30 000 dans ce genre de préfabriqués. « Aujourd’hui, on ne visite presque plus ces quartiers. Les associations ont pris le relais et se chargent aussi des soins », poursuit-elle. L’hôpital Kashima emploie 14 infirmières à domicile et 80 % des personnes dont elles assurent le suivi sont des personnes âgées. Hisako Nemoto et sa collègue sont accueillies par le patient et son épouse. Elles prennent sa tension, changent la poche de drainage. Assis en tailleur sur le tatami, tout le monde est surpris par une secousse brève et soudaine. L’infirmière reçoit immédiatement un message sur son téléphone lui indiquant qu’il s’agit d’un tremblement niveau 3. « Tout va bien », rassure-t-elle. « On espère que la centrale est bien réparée, quand même », plaisante le patient. « Vous savez, on a un compteur et puis on écoute la radio tous les jours », tempère-t-il. De retour dans sa voiture, Hisako Nemoto se confie : « Pour ce qui est des radiations, le plus important est de dispenser des conseils. Que pouvons-nous dire d’autre que la parole officielle ? C’est celle de mon employeur, mais c’est parfois compliqué de rassurer, quand on ne l’est pas soi-même… »

La radiophobie, le véritable ennemi

Stress post-traumatique, incertitude et anxiété liées aux risques d’habiter dans la zone… l’impact sur les habitants de la région a été considérable. « Nous avons observé une augmentation des maladies chroniques », confirme la sous-chef d’un hôpital local. Difficile, en effet, d’ignorer la menace de contamination radioactive, omniprésente dans le discours volontairement rassurant des médias, et inévitable dans le champ visuel quotidien des habitants. En dehors de la zone évacuée, tout a été reconstruit, mais les « nettoyeurs » s’activent à gratter la terre contaminée et à lessiver les toits. Des compteurs municipaux de radiation ont été installés près des lieux publics pour rassurer la population. Leur présence rappelle toutefois le danger omniprésent. « Il n’est pas facile de comprendre les risques réels d’exposition avec les changements permanents des unités de mesures et des normes acceptables(1) », dénonce un spécialiste du nucléaire. « Tout se passe comme si on voulait brouiller la compréhension des habitants », ajoute-t-il. Les informations contradictoires concernant le danger invisible mais permanent du nucléaire sont de moins en moins acceptées par la population. Ainsi, si les parcs d’attractions indoor pour enfants font toujours le plein, de plus en plus de parents les autorisent aujourd’hui à jouer dans les parcs extérieurs, au contact d’une terre potentiellement contaminée. « Les enfants sont restés cloîtrés pendant un an, ce n’est pas une vie », souligne une infirmière, elle-même maman.

Les associations, ces garde-fous

Les patients se pressent dans les hôpitaux équipés d’un scanner corporel, destiné à mesurer le taux de césium. Massimoto Asako, 85 ans, a préféré faire le test à l’association Tarachine. Créée et financée par la société d’édition militante Days Japan, et gérée par des mères de famille (hors du secteur médical), l’association sert de relais d’information indépendant. « J’ai une plus grande confiance en ces résultats qu’en ceux de la municipalité. Ici, au moins, on nous explique les données, et on n’attend pas des mois pour un rendez-vous », indique Massimoto au sortir de son huitième contrôle en quatre ans. J’étais inquiète, car les premiers résultats aujourd’hui montraient un taux de césium élevé, mais c’était sur les vêtements », précise-t-elle. « L’association mène des opérations que l’État n’est pas en mesure de faire, faute de moyens. Notre souhait serait que l’intervention de l’État soit organisée avec plus de financements », affirme Kaori Suziki, responsable du service. Massimoto en a profité pour faire tester les kakis de son jardin. Terre, algues, légumes… tout est analysé : l’association travaille même, dans la salle adjacente, sur le niveau de strontium de l’eau de mer. Des résultats apparemment peu encourageants : « À mon avis, il ne faudrait plus rien cultiver de Fukushima à Tokyo, voire plus loin », assène le spécialiste du nucléaire de l’association.

Les médecins de Tarachine proposent également des contrôles de la thyroïde dans les villages. Ils élargissent ainsi le rayon d’action des examens municipaux qui, contraints par des priorités de région et d’âge, sont effectués à une fréquence peu satisfaisante. L’équipe mobile s’installe dans les halls des mairies, parfois même dans une camionnette. Sous la pression d’un pouvoir politique désireux d’obtenir l’acceptation, par la population, d’une relance rapide du nucléaire, le secteur de la santé peine à rassurer un peuple encore traumatisé par la catastrophe, et désormais majoritairement antinucléaire. Dans ce contexte, on voit mal comment, dans les années à venir, la région parviendra à réduire la pénurie de personnel médical dont elle est victime. « Comment faire venir des gens ici, alors que l’on ne devrait même pas être autorisés à vivre dans ce secteur ? » résume Massimoto.

1- Le sievert est une unité d’évaluation des risques pour la santé des personnes exposées aux rayonnements ionisants. Les normes acceptables sont définies en millisievert (mSv) par an. La norme internationale applicable au public (personnes pas professionnellement exposées) fixe à 1 mSv/an la dose maximale admissible (en dehors de la radioactivité naturelle et des doses reçues en médecine). En mai 2011, deux mois après la catastrophe à Fukushima, le gouvernement japonais a revu à la hausse la norme acceptable, de 1 à 20 mSv/an pour le public. Trois types de zones ont été identifiés : celles affichant une exposition de plus de 50 mSv/an ont été évacuées et ne seront plus jamais habitables. Celles entre 20 et 50 mSv/an présentent des risques encore trop élevés, mais des mesures de décontamination sont en cours. Dans les zones dont l’exposition est de moins de 20 mSv/an, le gouvernement a permis un retour des populations depuis avril 2014, conjugué à de sérieuses mesures de décontamination.

RADIOACTIVITÉ

Comment elle nous contamine

On distingue l’irradiation externe, où la source d’exposition se trouve à distance de l’organisme, de la contamination interne, où elle pénètre dans le corps, par ingestion ou absorption d’éléments radioactifs, tels que le césium 137, dont la demi-vie (le temps mis pour perdre la moitié de sa propriété radioactive) est fixée à 30 ans. Depuis la catastrophe nucléaire, le gouvernement japonais mène une étude épidémiologique sur 360?000 enfants et adolescents qui habitaient le secteur exposé, et sont donc susceptibles d’avoir absorbé un taux conséquent d’iode radioactif. Ce programme, étalé sur 30 ans, prévoit un contrôle thyroïdien pour chaque individu, tous les deux ans jusqu’à leur vingtième anniversaire, puis tous les cinq ans. L’étude, toujours en cours, a révélé qu’une centaine d’enfants, âgés de moins de 18 ans lors du désastre, ont développé un cancer de la thyroïde, mais le lien avec l’accident nucléaire n’est pas pour autant établi.