L’INVITÉ
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C’est toujours au petit matin, en commençant ma tournée, que je passe chez Jeanne, parce qu’elle n’habite pas loin de chez moi. Pour arriver chez elle, je dois suivre une petite route étroite, bordée de deux fossés. Je me gare devant un vieux portail rouillé et jette un œil aux deux chevaux qui broutent de l’autre côté de la route, à qui Jeanne fait souvent la conversation depuis que son mari est parti. L’infirmière est déjà passée contrôler sa glycémie et lui injecter l’insuline.
Jeanne s’est habillée, a mis des bûches dans son poêle à bois en le laissant ouvert « pour le démarrer ». Si frêle qu’elle soit, c’est elle qui range et rentre le bois, lequel occupe une grande partie de la pièce. Jeanne a préparé sur la table son carnet de santé, ses piles de médicaments, la dernière ordonnance et une boîte d’œufs. La carte Vitale est posée à côté. « Elle n’est pas pour vous, elle est pour le facteur », me rappelle-t-elle. Jeanne n’a jamais conduit. Une belle-sœur l’emmène une fois par semaine à la supérette. Pour les médicaments, elle donne l’ordonnance et sa carte Vitale au facteur, qui lui rapporte le butin à la tournée suivante. Touchons du bois : Jeanne n’a jamais eu besoin de médicaments en urgence. Je la salue et tire l’une des chaises alignées contre le mur. Le bruit des pieds de chaise sur le carrelage, le parfum du bois qui se consume, l’odeur de la cafetière et du pain grillé me renvoient à de vieux souvenirs. J’aimerais enlever mon manteau, converser en habits du dedans, mais il fait encore trop froid. J’entends les bûches crépiter, mais de la buée s’échappe lorsque je parle. J’effleure le marbre de la table et mes doigts sont saisis. « Ah té, il faut un moment, oui, avant que ça chauffe bien… On a toujours fait comme ça. C’est l’habitude. » Jeanne a entrepris de retirer la multitude de vêtements qui la recouvrent. « J’ai mis le radiateur dans la chambre, mais c’est de l’électricité, il faut l’économiser. » J’ai suspendu le stéthoscope devant le poêle, j’attends en tenant le tensiomètre grand ouvert devant le feu : ma sacoche a dormi dans la voiture. On discute de tout, de rien, de ce qui va ou pas depuis le mois dernier. J’attrape le cahier où les infirmières notent les glycémies, notre carnet de liaison. Tout est parfait, mais rien n’est noté ni à hier, ni à avant-hier matin. « Ah oui, té, on allait vous appeler, mais on savait que vous passeriez. Le lecteur, il marchait plus. On l’a mis sous l’oreiller pour la nuit, et là il marche à nouveau. Il est comme vous : il aime pas le froid. »