L'infirmière Magazine n° 360 du 01/05/2015

 

FORMATION

EN ÉQUIPE

Afsané Sabouhi  

À l’intersection du savoir théorique et de l’humain, le raisonnement clinique, cœur du métier infirmier, reste encore trop souvent implicite et peu coordonné à celui des autres professionnels de santé.

1. LE CONCEPT

→ Le raisonnement clinique est un processus de pensée construit par l’infirmière à partir de son corpus de connaissances théoriques, qu’elle confronte aux signes qu’elle a perçus chez le patient. Il consiste à établir le lien entre les signes cliniques, la pathologie et les interventions de soins à effectuer. Sa finalité est de prendre des décisions de soins éclairées et appropriées pour le patient. « Ce processus de raisonnement n’est pas propre aux infirmières. Tous les cliniciens le pratiquent, les médecins, les kinés, les psychologues… La démarche méthodologique est la même pour tous, c’est le domaine d’intervention et de prise de décision à l’issue du processus de réflexion qui diffère », précise Florence Dancausse, cadre de santé et formatrice pour le Groupe de recherche et d’intervention pour l’éducation permanente des professions sanitaires et sociales (Grieps).

→ La particularité du raisonnement clinique infirmier réside en effet dans son champ d’intervention. L’IDE met en pratique son savoir relationnel pour recueillir auprès du malade et de son entourage des données cliniques pertinentes d’ordre biophysiologique, comme la dépendance dans les activités quotidiennes, psychologique, telle l’anxiété préopératoire, ou socio-culturelle, comme l’isolement. Le lien de confiance que l’IDE parvient à construire avec le patient la place dans une position qui lui permet de baser son raisonnement clinique sur les signes et indices qu’elle perçoit intuitivement ou que lui confie le patient, souvent différents et complémentaires des signes cliniques que va rechercher le médecin.

2. LA MÉTHODOLOGIE

→ De prime abord, elle peut apparaître parfaitement hypothético-déductive. L’IDE perçoit des indices, qu’elle tente de trier d’emblée en manifestations de la pathologie, complications, effets secondaires à un traitement, réactions psychologiques… Elle génère une première série d’hypothèses qu’elle confronte à une nouvelle collecte de données auprès du patient.

→ Ces données permettent l’évaluation des hypothèses et l’affirmation du diagnostic infirmier. Comparé à des schémas théoriques et aux bonnes pratiques de prise en charge, il entraîne la prise de décision clinique pour le malade. « Cette conception du raisonnement clinique purement hypothético-déductif oublie à mon sens toute l’approche systémique mise en pratique par les IDE pour voir la personne dans ses interactions sociales, familiales et environnementales. Or, c’est un élément capital du raisonnement clinique infirmier », souligne Florence Dancausse. En situation, le raisonnement clinique se nourrit de ces deux approches, le curseur se déplaçant davantage vers l’une ou l’autre en fonction des situations. L’urgence aiguë plaide plutôt pour une approche standardisée, tandis que les prises en charge palliatives poussent à l’individualisation. « À partir des indices perçus, les infirmières non novices vont s’appuyer sur ce qu’elles pressentent et ressentent. On est dans l’émotionnel, la fausse intuition, en quelque sorte. La psychologie cognitive et le neurologue Antonio Damasio démontrent l’importance du rôle biologique des émotions dans le raisonnement clinique : elles interfèrent dans la plupart de nos décisions et donc de nos jugements », poursuit la cadre de santé.

3. LA MISE EN PRATIQUE

→ Le tournant des années 1990 a marqué l’affirmation de l’identité professionnelle des IDE, notamment à travers l’émergence du diagnostic infirmier. Aujourd’hui, l’exercice d’un raisonnement clinique propre est une façon de se positionner autrement qu’en tant qu’auxiliaire médicale. Le raisonnement clinique est indissociable de l’identité professionnelle. Mais encore faut-il l’exprimer. « C’est souvent une difficulté dans leur processus d’apprentissage. Les étudiants observent des situations où les infirmières analysent et mettent en pratique leur raisonnement clinique, mais sans le formaliser. C’est souvent de retour à l’Ifsi que nous les aidons à expliciter les démarches de soins qu’ils ont pu observer, constate Sylvie Nomdedeu, cadre formatrice au sein de l’Ifsi de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Le passage à l’écrit reste problématique. Qu’il s’agisse des transmissions ou de la recherche, si vous ne laissez pas de trace écrite, personne ne peut de?viner la richesse de votre raisonnement. »

→ Mais comment rendre visible la pensée qui précède l’action ? « Les transmissions orales sont un lieu de partage du raisonnement clinique. Les professionnelles s’expliquent leur mode de pensée. On entend très souvent : “J’ai senti monsieur Untel comme ça, du coup, j’ai fait ça.” On est véritablement dans la métacognition », explique Florence Dancausse. Il est donc indispensable de ne pas restreindre les analyses de pratiques aux revues de dossiers. « Les transmissions, les staffs sont des moments très importants. Un staff pluridisciplinaire est le lieu idéal d’expression du raisonnement clinique. On y formule des hypothèses en équipe et on trouve des solutions pour des malades complexes ; or, c’est ça qui est difficile dans le raisonnement clinique », poursuit-elle. À l’image de la pratique, le raisonnement clinique doit donc s’envisager de plus en plus dans l’interdisciplinarité.

4. LES ÉCUEILS

→ Actuellement, le contexte de travail d’une IDE lui laisse peu de temps pour échafauder son raisonnement. « Sur le plan cognitif, vous devez gérer en même temps les sonnettes, le téléphone portable, les transmissions sur support écrit et informatisé, la multitude de protocoles… Le stress a un effet assez inhibiteur sur le fonctionnement du cerveau, et si vous ajoutez ce cadre de travail dispersé, ça ne facilite pas le raisonnement », souligne Florence Dancausse. « Quoique, poursuit-elle en souriant, on dit que la nouvelle génération est multitâche ! » Née avec l’outil informatique qui devrait libérer du temps pour penser en protocolisant les tâches répétitives, accompagnée par les IDE expérimentées des services et formée à un raisonnement clinique partagé en équipes interdisciplinaires, la nouvelle génération d’infirmières a donc un maximum de cartes en main.

ÉCLAIRAGE

Test de concordance de script

→ En formation continue comme en formation initiale, la revue critique de littérature est un terreau pour le raisonnement clinique. « Pour les professionnels expérimentés, ce qui est difficile, c’est d’arriver à raisonner dans une situation complexe ou imprévue. Pour être bon dans ces situations, il faut s’entraîner », explique Florence Dancausse. C’est tout l’intérêt des tests de concordance de script, une méthode d’analyse du raisonnement clinique en « situation d’incertitude ».

→ En petit groupe, les professionnels sont confrontés à une situation clinique posant problème et plusieurs hypothèses leur sont proposées. Pour chacune d’elles, une nouvelle information est ajoutée et les professionnels doivent alors décider si elle augmente, diminue ou reste sans effet sur la pertinence de l’hypothèse initialement choisie. L’idée est de retranscrire les situations réelles complexifiées, notamment par la variabilité des avis de soignants.

PRATIQUE INFIRMIÈRE

Les modes de raisonnement

→ Raisonnement inductif : Généralisation à partir d’observations particulières. Exemple : l’observation d’un patient qui gémit et se plaint de douleurs induit la conclusion que tous les patients qui gémissent sont douloureux.

→ Raisonnement déductif : Identification d’une conséquence singulière à partir d’une hypothèse diagnostique avérée. Exemple : le patient en post-AVC présente une toux, de la salive au coin des lèvres et une voix perturbée. L’IDE en déduit un risque important de fausse route pour ce patient.

→ Raisonnement par analogie : Comparaison de la situation à une autre similaire déjà connue pour s’autoriser à reproduire une intervention de soins. Il s’agit du raisonnement le plus fréquent lorsque les IDE se réfèrent à des schèmes connus et des scripts appris.

→ Raisonnement dialectique : Analyse de la situation selon la logique du « pour ou contre ». Exemple : faut-il vraiment privilégier le lever précoce d’un patient opéré d’une fracture du fémur s’il est très âgé, pâle, algique et fatigué ce matin-là ?

→ Raisonnement critique : Revue critique de la littérature permettant d’invalider telle ou telle pratique non recommandée.

ÉTUDIANTS EN SOINS INFIRMIERS

Acquérir une posture réflexive

→ Pour un étudiant en soins infirmiers, parvenir au raisonnement clinique, c’est être capable d’émettre un jugement clinique au regard de ses connaissances, de la singularité du patient et de la somme des signes perçus. Cette posture réflexive s’acquiert tout au long de la formation théorique et pratique. « Une grande partie des compétences du référentiel sont en lien direct avec l’apprentissage des bases théoriques du raisonnement clinique : évaluer une situation clinique pour établir un diagnostic infirmier, concevoir et conduire un projet de soins, mettre en œuvre des actions à visée diagnostique et thérapeutique », explique Sylvie Nomdedeu.

→ L’analyse critique de littérature scientifique pose également les fondements de la posture réflexive propice au raisonnement clinique. « Mais c’est vraiment la confrontation avec le terrain qui permet à chaque étudiant de s’approprier le raisonnement clinique, poursuit la formatrice. Nous travaillons beaucoup sur des analyses de situations vécues par les étudiants pendant les stages. Par petit groupe de dix, ré-analyser une situation réelle est un excellent moyen pédagogique de développer cette posture interrogative, analytique et réflexive. » Certaines équipes acceptent que ce travail d’analyse des pratiques professionnelles ait lieu sur le terrain ; la réflexion est alors aussi bénéfique à l’équipe.

→ Pour les étudiants, les ateliers de simulation, sous forme de jeux de rôles, suivis d’un débriefing sont très constructifs.