La crise suicidaire, un trouble multifactoriel | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 363 du 01/09/2015

 

FORMATION

PRISE EN CHARGE

Pour une équipe soignante, la gestion d’une crise suicidaire est une action délicate et décisive pour la sécurité du patient. Les sémiologues en explorent le processus pour mieux la prévenir.

1. DÉFINITION

L’état suicidaire

Cet état est marqué par des idées de passage à l’acte suicidaire (PAS) ou par une ou plusieurs tentative(s) de suicide. Dans certains cas, les idées ou comportements suicidaires surviennent en présence d’un trouble mental sous-jacent (troubles psychotiques, troubles de l’humeur ou de la personnalité). Dans les situations sans lien avec un trouble mental sous-jacent, la problématique suicidaire se manifeste le plus souvent sous la forme de crise psychique en réaction à des situations de stress intense vécues comme insupportables (deuil, rupture sentimentale, licenciement…)(1).

La crise suicidaire

La crise suicidaire est une crise psychique dont le risque majeur est le suicide (2). Comme dans toute crise, une insuffisance des moyens de défense et une vulnérabilité mettent la personne en situation de souffrance et de rupture de l’équilibre relationnel avec elle-même et son environnement. La crise suicidaire peut être représentée comme une trajectoire qui va du sentiment péjoratif d’être en situation d’échec à l’impossibilité d’échapper à cette impasse autrement que par le suicide. Les idées suicidaires sont de plus en plus prégnantes et envahissantes, jusqu’à un éventuel PAS alors que ce n’est qu’une des sorties possibles de la crise.

Traditionnellement, la crise suicidaire n’est pas considérée comme une entité pathologique simple, mais plutôt un ensemble de symptômes variable en fonction des sujets, des pathologies associées et des facteurs de risque(2). Dorénavant, la suicidologie, ou « l’étude scientifique du suicide », explore les mécanismes psychologiques en jeu dans le phénomène suicide et propose l’idée d’une entité nosographique identifiable.

Un trouble à part entière

La suicidologie ou « l’étude scientifique du suicide » est une discipline récente en développement. Le terme « suicidologie » n’est officiellement adopté par l’Académie nationale de médecine qu’en 1985. Pour les suicidologues, la prévention du suicide ne pourra évoluer qu’avec une base scientifique. Leur approche vise à identifier les mécanismes psychologiques en jeu lors du phénomène suicide pour pouvoir mieux les prévenir.

→ Une entité pathologique : « De nombreux suicidologues pensent que la crise suicidaire est une entité pathologique, sémiologique et clinique à part entière. Elle n’est pas une complication d’une maladie psychiatrique, mais un trouble qui peut majorer une maladie comme une dépression », rapporte Jérémie Vandevoorde, psychologue clinicien en service d’accueil de psychiatrie à l’hôpital René-Dubos à Cergy-Pontoise (95). « Pour certaines pathologies psychiatriques lourdes, le risque suicidaire est plus important mais pas systématique. Par exemple, environ 10 % des personnes atteintes de schizophrénie se suicident, mais certaines ne passent jamais à l’acte. La pathologie n’est donc pas en elle-même une cause de suicide, mais elle entraîne une vulnérabilité qui, associée à un état psychologique et à un contexte particulier, peut favoriser le passage à l’acte suicidaire » précise Peggy Leborgne, elle aussi psychologue clinicienne à l’hôpital René-Dubos de Cergy-Pontoise.

→ Un état psychologique : « En suicidologie, il faut distinguer les motifs du suicide tels une perte d’emploi ou une séparation, des causes du suicide qui relèvent du processus psychologique qui font que la personne choisit le passage à l’acte plutôt qu’une autre solution », ajoute Jérémie Vandevoorde, qui est aussi l’auteur d’une étude sur l’état psychologique des personnes au moment même de l’exécution du geste suicidaire(3). Le récit des patients concernant leur état psychologique quelques minutes avant leur geste suicidaire permet d’observer plusieurs processus mentaux, « d’ingrédients propres à plusieurs recettes suicidaires »,relève Jérémie Vandevoorde. Et de dégager le portrait clinique de trois états psychologiques : les « états kinesthésiques », quasi automatiques, se manifestent par une impulsion motrice qui domine la pensée ; les « états cognitifs » caractérisés par des pensées morbides qui peuvent conduire à l’obsession suicidaire, et les « états émotionnels », réactions émotionnelles qui associent une confusion émotionnelle, une altération de l’état de conscience et une conjoncture (voir tableau p. 53).

2. REPÉRAGE

Les facteurs de risque

La crise suicidaire est plurifactorielle. Les différents facteurs de risque sont en interaction les uns avec les autres. Ce n’est pas la somme des facteurs qui est évaluée, mais le fait que l’influence de chaque facteur dépend de la présence ou de l’absence des autres.

→ Les facteurs primaires : ils concernent les troubles psychiatriques, les antécédents personnels et familiaux de suicide, une intention suicidaire ou une impulsivité. En présence d’un trouble mental, le risque suicidaire est 5 à 15 fois plus élevé que dans la population générale. De 3 à 4,5 % de l’ensemble des suicides sont réalisés lors d’une hospitalisation en psychiatrie ou dans les 24 heures qui suivent la sortie. Dans 80 % des suicides, tentatives de suicide ou idées suicidaires sont présentes dans les mois précédents(2). L’impulsivité est un facteur essentiel qui facilite le passage à l’acte. Les facteurs primaires ont une valeur d’alerte importante au niveau individuel ; ils peuvent être améliorés par les traitements.

→ Les facteurs secondaires sont les pertes parentales précoces, l’isolement social, le chômage, les difficultés financières et professionnelles. Les événements de vie négatifs sont des facteurs prédisposants. Les conflits interpersonnels (violences, hostilité, déceptions) sont des facteurs précipitants.

Les facteurs secondaires n’ont qu’une faible valeur prédictive en l’absence de facteurs primaires. Ils sont faiblement modifiables par la prise en charge.

→ Les facteurs tertiaires concernent l’appartenance au sexe masculin, à une tranche d’âge (grand âge et jeune âge), à une période de vulnérabilité (phase prémenstruelle). Ils n’ont de valeur prédictive qu’en présence de facteurs primaires et secondaires. Ils peuvent être modifiés par un traitement.

Facteurs de protection

À l’inverse de l’isolement social, l’intégration sociale, le développement de liens sociaux diversifiés tels un soutien familial, des relations amicales ou des soutiens associatifs sont reconnus comme des facteurs de protection très efficaces contre le suicide. Outre le support social et familial, une représentation négative de la mort, une préoccupation sur le devenir des proches, des raisons de vivre, une projection optimiste vers l’avenir, des objections religieuses au suicide sont aussi des facteurs de protection.

Éléments de dangerosité et d’urgence

En 2000, la conférence de consensus sur la crise suicidaire distinguait trois niveaux d’urgence. Des échelles d’évaluation du risque suicidaire existent, les plus appropriées sont les celles de Beck : l’échelle de désespoir met en évidence les sentiments négatifs concernant le futur ; l’échelle d’idéation suicidaire apprécie la létalité et la disponibilité du scénario suicidaire envisagés et l’échelle d’intention suicidaire qui recense le désir de mourir.

→ L’urgence faible est observée chez une personne qui :

- désire parler et recherche la communication ;

- cherche des solutions à ses problèmes ;

- pense au suicide mais, n’a pas de scénario suicidaire précis ;

- pense encore à des moyens et à des stratégies pour faire face à la crise ;

- n’est pas anormalement troublée, mais psychologiquement souffrante ;

- a établi un lien de confiance avec un praticien.

→ L’urgence moyenne concerne une personne qui :

- a un équilibre émotionnel fragile ;

- envisage le suicide et son intention est claire ;

- a envisagé un scénario suicidaire dont l’exécution est reportée ;

- ne voit de recours autre que le suicide pour cesser de souffrir ;

- a besoin d’aide et exprime directement ou indirectement son désarroi.

→ L’urgence élevée vise une personne qui :

- est décidée. La planification est claire et le passage à l’acte est prévu pour les jours qui viennent ;

- est coupée de ses émotions. Soit qu’elle rationalise sa décision ou, à l’inverse, qu’elle soit très émotive, agitée ou troublée ;

- se sent complètement immobilisée par la dépression ou se trouve, à l’inverse, dans un état de grande agitation ;

- dont la douleur et l’expression de la souffrance sont omniprésentes ou complètement tues ;

- a un accès direct et immédiat à un moyen de se suicider : médicaments, armes à feu, etc. ;

- a le sentiment d’avoir tout fait et tout essayé ;

- est très isolée.

3. PRISE EN CHARGE

L’hospitalisation

→ Elle est recommandée si la crise suicidaire présente une urgence élevée. Dans les autre situations, elle est évaluée au cas par cas (2). L’hospitalisation a pour objectifs :

- la protection du sujet ;

- l’établissement d’une relation de confiance ;

- la vérification de l’absence de trouble psychiatrique sous-jacent ;

- la mise à distance des idées suicidaires par le biais des traitements médicamenteux et psychothérapeutiques ;

- la prise en charge de la souffrance du patient en facilitant sa mise en mots, et en ayant le souci constant de définir et favoriser les soins ultérieurs.

→ En dehors d’une situation de crise qui justifierait par elle-même une mise en chambre d’isolement, « le patient à risque suicidaire est de préférence maintenu au sein de l’unité en contact avec les autres patients, explique Cécile Bourseiller, cadre de santé à l’hôpital Maison-Blanche - Avron (75). Ce sont eux qui vont parfois révéler une attitude suspecte du patient à risque en signalant par exemple que “le nouveau qui est arrivé, il est seul, replié sur son lit”. De plus, le développement des relations sociales est plutôt un élément protecteur ».

En cas de crise d’agitation aiguë, « l’isolement thérapeutique est parfois nécessaire lorsque la parole n’est plus entendue », poursuit-elle. Les mesures d’isolement déjà sécurisées sont complétées par les prescriptions du médecin qui peut décider du port d’un pyjama en papier ou le retrait des draps de lit par exemple.

→ Accompagner pour désamorcer la crise.

« Que le patient soit isolé ou non, les infirmières vont le solliciter et les idées suicidaires seront abordées lors des entretiens infirmiers, continue Cécile Bourseiller. “Comment vous est venu ce projet ?” “L’avez-vous depuis longtemps ou était-ce plutôt sous le coup d’une impulsion ?” Le soignant rappelle qu’il est à même de recueillir des pensées qui peuvent être très angoissantes et amener à une décision fatale alors qu’il est possible d’intervenir avant. Il essaie de démonter le processus qui a abouti à l’idée suicidaire. Cela ne se fait pas sur un seul entretien, mais ça peut fonctionner si une relation de confiance est établie. L’observation et la disponibilité des soignants sont primordiales pour le patient. »

En approchant de l’origine de la souffrance, il y a souvent un moment où le patient va craquer en verbalisant son ressenti, son vécu et sa relation aux autres. Il peut alors se mettre à pleurer. Il est prêt à se livrer et à entendre les choses. « C’est alors une deuxième phase qui s’ouvre, conclut la cadre de santé. Le soignant chemine avec le patient pour comprendre son vécu, le poids qu’il porte en lui et pourquoi ça craque maintenant. Il rappelle à quel point le patient en était arrivé pour vouloir mettre un terme à sa vie, car certains minimisent leurs intentions, ainsi que le bien fondé de leur hospitalisation. »

Le recours aux soins sans consentement

Le recours aux soins sans consentement peut être nécessaire en cas de refus d’hospitalisation et si la dangerosité de la situation l’impose. Sachant qu’une personne suicidaire avec un comportement particulièrement instable peut consentir à l’hospitalisation dans un premier temps puis se rétracter dès son arrivée à l’hôpital et sortir. Malgré un contexte d’urgence, le patient doit être informé du mode d’hospitalisation. Les raisons de cette démarche de soins et l’impossibilité d’y déroger, le lieu d’hospitalisation et le caractère transitoire de celle-ci doivent être expliqués. Avec l’objectif de créer d’emblée une alliance thérapeutique avec le patient.

1 - « Critères de soins psychiatriques sans consentement. Revue de littérature et synthèse des différentes recommandation », Pignon B. et al., Presse Med, 2014.

2 - « La crise suicidaire : reconnaître et prendre en charge », Conférence de consensus, octobre 2000 (sur www.has-sante.fr).

3 - « Mise en évidence de trois états psychologiques pré-passage à l’acte chez 32 patients hospitalisés pour tentative de suicide », J. Vandevoorde, L’encéphale, janvier 2013.

POINT DE VUE

« Le suicide, envisagé pour fuir des symptômes persistants »

PEGGY LEBORGNE PSYCHOLOGUE CLINICIENNE EN HÔPITAL DE JOUR DE PSYCHIATRIE, HÔPITAL RENÉ-DUBOS DE CERGY-PONTOISE (95)

« Lorsqu’elles sont associées à une schizophrénie, les idées suicidaires peuvent prendre plusieurs formes. Le suicide peut être envisagé pour fuir les symptômes persistant de la maladie. Le patient dit par exemple : “Je n’en peux plus d’entendre toujours ces bruits dans ma tête. Ça ne s’arrêtera jamais.” Le soignant doit alors veiller à apaiser l’angoisse en dédramatisant la situation, en évoquant la possibilité d’une prise en charge mieux adaptée par exemple.

Facteurs de protection

Les pensées suicidaires peuvent aussi être liées à des pensées pessimistes sur sa vie avec une interprétation erronée de la situation. Ces patients peuvent dire “je ne vois plus quel avenir j’aurai. Je suis différent des autres”. Dans ce cas, il est intéressant de faire appel aux facteurs de protection que sont une représentation négative de la mort, des objections religieuses, des préoccupations sur le devenir des proches, des raisons de vivre, un support social et familial si c’est le cas… Dans d’autres cas, c’est un délire qui entraîne l’interprétation erronée de la situation avec des idées du type “ma mère ne m’aime pas et m’envoie de mauvaises ondes pour se nourrir de ma force” ou encore “Dieu me dit que je suis mauvais. Il faut un sacrifice dans le sang pour sauver le monde de mes actes”. Dans cette situation, le soignant à même de gérer une crise délirante peut remettre en question les croyances délirantes sans les réfuter totalement et ramener le patient vers la réalité. »

ÉTUDE

Trois états psychologiques avant le passage à l’acte

Jérémie Vandevoorde, psychologue clinicien en service d’accueil de psychiatrie à l’hôpital René-Dubos de Cergy-Pontoise (95), a mené une étude auprès de 33 patient(e) s hospitalisé(e)s pour tentative de suicide dans laquelle il explore l’état psychologique des personnes au moment même de l’exécution du geste*. « Cet échantillon ne peut être considéré comme représentatif. Il s’agit d’un premier terrain exploratoire », précise Jérémie Vandevoorde.

* " Mise en évidence de trois états psychologiques pré-passage à l’acte chez 32 patients hospitalisés pour tentative de suicide ", J. Vandevoorde, L’encéphale,janvier 2013.

ANALYSE

Limites de l’évaluation du potentiel suicidaire

→ L’évaluation du risque suicidaire n’est pas une science exacte, selon Jérémie Vandevoorde, psychologue clinicien en service d’accueil de psychiatrie à l’hôpital René-Dubos de Cergy-Pontoise (95), qui en détaille certaines nuances cliniques :

- la révélation d’éléments suicidaires dépend de la formulation des questions et de la forme de l’investigation ;

- l’intention suicidaire ne prédit pas le suicide, ni le nombre de geste suicidaire ;

- quelle que soit la forme de l’évaluation, le nombre de faux positifs ou de faux négatifs reste très élevé ;

- il existe différents types de tentatives de suicide et différents types de crise suicidaire ;

- le risque suicidaire n’est pas une donnée statique. Il varie et oscille continuellement, de telle sorte que les instruments et les évaluations cliniques ne capturent pas toujours les pics paroxystiques du processus selon le moment auquel ils sont passés.

→ De surcroît, l’évaluation du potentiel suicidaire est biaisée :

- dans le cas de certaines tentatives difficilement prévisibles (états psychologiques kinesthésiques par exemple) ;

- si le patient présente un état de « faux calme » avec une amélioration symptomatique trompeuse ;

- si le discours du patient est trop succinct, non élaboré, si le patient ne veut pas parler ;

- si le patient ment, manipule, simule ou nie son activité psychologique suicidaire ;

- en présence d’amnésies simulées ou réelles.