Ronde des soins d’une nuit d’été - L'Infirmière Magazine n° 363 du 01/09/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 363 du 01/09/2015

 

IBIZA

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

LAËTITIA DI STEFANO  

Avec quatre millions de touristes chaque année à Ibiza, sur fond de vie nocturne débridée, les urgentistes multiplient les interventions durant la saison estivale. Pour pallier l’engorgement de l’hôpital Can Misses, le seul de l’île, deux infirmiers ont créé Emergency Staff, dédié entre autres à la prise en charge des clubbers* au sein même des discothèques.

Bonsoir, comment tu t’appelles ? Sais-tu où tu es ? », demande Andrea à Sven, un jeune Hollandais, à son arrivée titubante à l’infirmerie du Space, l’un des plus gros clubs d’Ibiza. Il est 00 h 30 et la fête ne fait que commencer. « C’est son anniversaire ! », lance Victor, qui l’accompagne, levant son verre comme pour trinquer, encore dans l’ambiance du club, où plus de 2 000 personnes font la fête ce soir-là. Sven a le regard vide, les pupilles dilatées et bafouille des « I’m ok ». Sur une terrasse cloisonnée, les infirmières de l’entreprise privée Emergency Staff accueillent les clubbers « malades ». Pour Andrea, 26 ans, infirmière référente du club, Sven est le premier patient de la soirée.

« À mon arrivée à Ibiza en 2006, les urgences étaient engorgées pendant la saison estivale. De nombreux lits étaient occupés par des personnes intoxiquées par la drogue ou l’alcool. Andres [le cofondateur d’Emergency Staff, NDLR] faisait alors des interventions au Space. Il m’a demandé de travailler avec lui. On effectuait les premiers soins, dans un coin du club. Puis on a proposé à Pepe Rosello, le propriétaire, de formaliser cela », explique Lluis Tubau, infirmier en soins intensifs à l’hôpital d’Ibiza et directeur administratif d’Emergency Staff. C’est ainsi que l’entreprise est née et, en 2007, une première infirmerie en dur est construite au Space. Avec des résultats immédiats : 93 % de patients traités sur place dès le début, 97 % aujourd’hui. Depuis, Emergency Staff, qui emploie 12 personnes, intervient sur une dizaine de lieux.

Accompagner, rassurer, soutenir

1 h du matin. À l’infirmerie du Space, Silvia et Marta ont rejoint Andrea. Un colosse tatoué est amené par Manuel, agent de sécurité du club, qui restera là jusqu’à ce que l’infirmière indique qu’elle ne se sent pas menacée par le patient. Le doigt en sang, il errait, saoul, devant l’entrée. Charles ne sait pas ce qui s’est passé. Alors qu’Andrea s’occupe de lui, Xavi, de la sécurité, déboule avec une femme dans les bras. « Elle a fait un malaise vagal, elle n’est pas droguée ! », lance tout de go le jeune homme qui l’accompagne. Claire est française. Elle a bu quelques verres et fait une chute de tension, Marta lui maintient les jambes en l’air.

Pour les infirmières d’Emergency Staff, alcool, ecstasy, cocaïne et GHB font partie du quotidien. Toutes ont suivi la formation « Intoxication par abus de drogues », obligatoire pour travailler dans l’entreprise. « La connaissance des drogues est indispensable dans notre travail : symptômes, comportements afférents, temps d’assimilation par le corps… », confirme Andres Garcia, infirmier urgentiste à l’hôpital d’Ibiza et cofondateur d’Emergency Staff. Sur l’armoire de la petite infirmerie, un tableau indique les différents types d’ecstasy rencontrés en 2014 par l’équipe et leur teneur en MDMA, la substance active du produit.

Taz, le chef de la sécurité, qui travaille en étroite collaboration avec les infirmières, amène un grand roux, mâchoires serrées et visiblement angoissé. « C’est typique de l’ecstasy, note Marta. Il y a différentes phases après l’absorption du produit. La première chose que nous cherchons à savoir, c’est ce qu’ils ont pris et quand. »

Dans ce monde de la nuit ibizienne, tous les noctambules ne sont pas égaux. La majorité des fêtards du soir rentrera sans autre souci au petit matin. « Certains savent se droguer, d’autres pas… ils prennent deux pilules d’affilée et 30 mn après, les deux montent d’un coup, ce qui est trop ! », explique Marta. John, le rouquin, parle sans s’arrêter. « Ça va aller ! », rassure Silvia, qui entame sa première saison chez Emergency Staff. Sur la table devant l’infirmerie, alcool et pansements voisinent sel, sucre et un seau à glace débordant de bouteilles d’eau. « On apprend à faire avec rien ! Avec de l’eau, on fait des miracles », assure Marta, tout en remplissant le verre de John.

Gestion de crise

Dans le club, la fête bat son plein et les trois salles sont bondées. Dans une ambiance colorée et survoltée, les clubbers se trémoussent joyeusement au milieu de danseurs en échasse, trapézistes et canons à mousse… Dehors, Taz accompagne un énergumène passablement agité. « Assis ! », somme l’imposant chef de la sécurité. Le maigrichon s’exécute, les jambes tremblantes. Questionnaire. David est anglais. Il insulte les infirmières. Impassible, Andrea poursuit l’interrogatoire. Cocaïne. Le garçon se calme peu à peu. Eau, surveillance des constantes. « Il va rester là un bout de temps », souffle l’infirmière, en se tournant vers un nouvel arrivant au t-shirt bleu. La petite terrasse se remplit de patients, assis en rang d’oignons. Claire est repartie sur ses deux jambes, après un traitement au sel ! « Elles savaient exactement quoi faire, ne m’ont pas étiquetée droguée comme les pompiers, un jour, à Paris… », note la Française.

David a vomi dans la poubelle, et se met à enlever et remettre ses chaussures, sans arrêt. Andrea le recadre : « Il n’y a pas d’antidote pour eux, juste le temps. Ici, ça ressemble parfois à une garderie ! Au début, ça fait un choc, mais on s’habitue. Quand j’ai commencé, je n’avais jamais vu de drogués. Chez moi, dans les Asturies, c’est à peine s’il y a des clubs… Aujourd’hui, je sais ce que la personne a pris dès qu’elle arrive. » Les infirmières d’Emergency Staff travaillent 6 jours sur 7 et 170 heures par mois, le temps de travail légal en Espagne. « Ce travail est une opportunité et une expérience riche. Dans ma région, je fais quelques remplacements dans les hôpitaux, mais il y a peu de postes. » David repartira quelques heures plus tard, calmé. Aura-t-il dormi, mangé, avant de se rendre, le lendemain, au fameux Bora Bora, bar de la Playa d’en Bossa ? « L’accumulation du manque de sommeil, de la sous-alimentation et de la déshydratation est un facteur aggravant », souligne Marta.

3 h. Une jeune femme à peine consciente est amenée. Maria est espagnole, 19 ans, épileptique. Ses amies affolées l’accompagnent. Dans l’infirmerie, c’est la cohue. Marta rassure, mais va devoir envoyer la jeune fille à l’hôpital : « Une surveillance de 24 heures est obligatoire après une crise d’épilepsie. » Les copines, droguées elles aussi, s’inquiètent et papotent à la fois. Les mini-shorts et les paillettes tranchent avec les tenues rouge et bleu marine des infirmières.

Alors que Maria est transférée dans l’ambulance du 061, le service des urgences d’Ibiza et Formentera, la petite île voisine, Pippo, italien, arrive dans une étrange démarche penchée. « C’est la kétamine, explique Marta. Il croit qu’il se tient droit. Il ne sait plus gérer sa posture corporelle. » Pendant ce temps, Silvia a contacté les urgences pour un bodybuilder à la douleur thoracique persistante. Il partira avec deux ambulanciers pour faire un électrocardiogramme de contrôle. Il est 4 h 30…

La vie du 061

« Au niveau des clubs, Emergency Staff fait un tri efficace. Aujourd’hui, nous ne sommes appelés qu’en cas de réelle nécessité », se réjouit Angel Crespo, médecin responsable du 061. Néanmoins, quand la saison bat son plein, entre mai et octobre, le tourisme génère de nombreuses autres « urgences ». Les criques paradisiaques encore sauvages accueillent les familles tandis que celles de Playa d’en Bossa se remplissent, au rythme des canettes de bière qui se vident. « Accidents à la plage, dans les piscines, chutes et excès en tous genres sont notre lot quotidien », précise le médecin. Deux zones sont concernées : Playa d’en Bossa dans la capitale, où sont concentrés tous les clubs et bars de plage diurnes où les DJ jouent devant une population internationale en maillot de bain, et West End, la rue piétonne de San Antonio, un quartier plus low cost. « On y rencontre beaucoup de jeunes Anglais, dont certains viennent avec un vol sec, sans hôtel, et passent leur séjour dans les clubs, jour et nuit, en mangeant à peine », déplore Angel.

Can Misses, le seul hôpital d’Ibiza, a été agrandi et rénové récemment. Le service des urgences, le 061, est basé dans un bâtiment de l’ancien hôpital depuis quelques mois. Chambres pour les gardes, salle commune, réserve de matériel : « C’est un vrai changement. Depuis la création du service en 1999, nous étions dans une pièce unique, dans des conditions spartiates », indique Angel Crespo. Hors saison, le 061 répond aux besoins des 130 000 habitants de l’île. « Notre travail est démultiplié en saison, nous avons une ambulance de plus qu’en hiver », poursuit le médecin. Cinq véhicules de soutien vital basique, avec deux ambulanciers, comme celui qui a rapatrié Maria, et deux de soutien vital avancé, avec médecin et infirmier. 13 186 interventions ont été réalisées en 2014, dont plus de la moitié entre juin et septembre.

Angel est de garde, en binôme avec Farida, une infirmière française, à Ibiza depuis 18 ans. Le rythme est d’une garde « ambulance » de 24 heures tous les 6 jours, et une astreinte « hélicoptère » tous les 12 jours, pour les 24 médecins et infirmiers du service. Cosme, médecin, et Lucia, infirmière, vont chercher à Formentera (15 mn de vol, NDLR) une dame âgée qui doit subir une opération de la hanche. « Ces vols programmés sont fréquents, explique Angel, car l’hôpital de Formentera, de niveau 2, compte beaucoup moins de services. » Lucia, 30 ans, rêvait des urgences : « J’ai passé mon diplôme chez moi, à Malaga, puis je suis venue ici en 2010. Une chance, car depuis, il n’y a pas eu d’autres recrutements. » En Espagne, médecins et infirmières doivent passer le même examen, spécifique à chaque communauté autonome, pour intégrer un service d’urgences.

En l’air et sur terre

Dans l’hélicoptère jaune, tandis qu’Ibiza s’éloigne, les côtes d’un bleu azur de la petite île voisine se dévoilent déjà. La patiente est prête, le brancard la dépose dans l’engin volant. Pour Lucia et Cosme, c’est la routine. Pas comme les gardes nocturnes à San Antonio, où West End, la « rue de la soif », donne du fil à retordre aux urgentistes. « Je travaille sur ce secteur avec Andres. Je suis aussi leur directeur médical [bénévolement, NDLR]. Avant qu’ils ne lancent Emergency Staff, les clubs se contentaient de jeter les gens dehors, l’ambulance les ramassait dans la rue », se rappelle Cosme.

La garde est calme pour l’équipe à terre. Angel et José, l’ambulancier, sont sur l’ordinateur, tandis que Farida se repose. En France, l’infirmière a travaillé en réanimation puis en libéral avant de partir pour l’Espagne, où elle a passé un examen d’homologation de son diplôme. Elle a intégré les urgences d’Ibiza il y a 16 ans. « On a plus de responsabilités qu’en France », constate-t-elle. 21 h 30, appel. Une chute, sans plus de détails. La semaine précédente, un jeune de 25 ans est tombé d’un balcon, il a été retrouvé trop tard. En mai, 11 cas de chute de ce type ont été recensés à Majorque, l’île principale des Baléares. Le balconing fait des dégâts dans l’archipel depuis quelques années. « Ils ne se jettent pas forcément, mais veulent atteindre le balcon voisin, et tombent… », explique Farida en sortant du bâtiment.

L’ambulance file vers San Antonio. Un jeune Irlandais titube au milieu de la voie, l’arrière du crâne en sang. Ses amies lui crient d’entrer dans l’ambulance, il refuse. Il danse sur le trottoir devant deux policiers en civil (qui collaborent avec les urgences, NDLR) qui cherchent à comprendre ce qui s’est passé. Un homme l’aurait frappé, et il serait tombé. Angel parvient à le convaincre de se faire suturer sur place : « On ne fait pas ça habituellement, mais il ne serait pas allé à l’hôpital. » Mais à peine sorti de l’ambulance, le jeune blessé a déjà ôté le bandage fait par Farida. « On fait ce qu’on peut », constate l’infirmière.

Une nuit normale

Retour au poste de garde. La nuit sera calme. Un papi en insuffisance respiratoire. Mais au petit matin, le bilan de la nuit sur l’ensemble des ambulances de l’île est parlant : 2 intoxications éthyliques sur 3 interventions des ambulanciers d’Ibiza, 4 à San Antonio et 1 drogué, 1 chute de mur, 1 auto-agression d’un jeune homme, 2 personnes âgées tombées à leur domicile et 1 homme de 50 ans avec des douleurs abdominales. « C’est une nuit d’été assez normale », note Angel.

José, ibizien, conduit des ambulances depuis 25 ans et se rappelle l’île de son enfance : « C’était vert, sauvage, plein de hippies. Mais la méditation, ça ne rapporte pas. » Dès les années 80, il a vu arriver les touristes : « Quand les guides touristiques annoncent qu’ici, tout est permis, comment voulez-vous que les gens se comportent bien ? » Cette année, la compagnie Ryanair a interdit l’alcool dans les vols Glascow-Ibiza. Trop de débordements. « Un organisme public devrait élaborer un guide d’information sur les drogues, qui serait distribué à la sortie de l’avion ! », clame Marta, l’infirmière d’Emergency Staff, indignée par le manque d’intérêt des pouvoirs publics sur la question.

La lumière de l’aube pointe à Playa d’en Bossa, les clubbers rentrent ou se dirigent vers un after. Dans les locaux du 061, Farida et Angel sont encore en poste, ils passeront le relais à 9 heures. Au Space, Andrea et Silvia nettoient l’infirmerie. 17 patients ont été pris en charge ce soir. Sven, le Hollandais qui fêtait son anniversaire, a terminé la soirée dans son lit, à l’hôtel, tandis que son ami Victor repartait pour une autre discothèque. À Ibiza, il y a toujours une fête qui commence quelque part…

* Certains noms de clubbers ont été modifiés.

TÉMOIGNAGE

« On ne manque pas d’idées ! »

ANDRES GARCIA INFIRMIER, COFONDATEUR D’EMERGENCY STAFF

« Après le bac, j’ai étudié les techniques de laboratoire, mais j’ai vite réalisé que je voulais voir le visage de la personne malade, plutôt qu’un microscope. Arrivé à Ibiza, en 2002, j’ai regardé ce je pouvais faire, en tant que soignant, autour de la question des drogues. Je travaillais déjà aux urgences, et je faisais une prise en charge basique au Space, du bricolage. En 2006, le propriétaire de la discothèque a investi dans le matériel infirmier autant que sur la dernière table de mixage. Ça m’a donné espoir. Quand on a créé Emergency Staff avec Lluis, on avait l’idée utopique d’influencer la société… Ça a marché ! 20 000 patients, dont 45 % d’intoxications, depuis le début et on nous a imités, en Angleterre et au Portugal ! En plus de notre activité de gestion sanitaire, nous donnons des formations sur les drogues aux soignants, policiers ou pompiers, en Espagne ou ailleurs. En projet ? Du conseil sanitaire sur les drogues, la sexualité… On ne manque pas d’idées ! »

EN CHIFFRES

20,8 % des interventions du 061, en 2012, étaient liées aux intoxications à l’alcool et aux drogues, juste derrière les fractures et traumatismes (29 %).

295 interventions pour intoxications ont été recensées en août contre 34 en février.