Un corps qui prend du galon - L'Infirmière Magazine n° 363 du 01/09/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 363 du 01/09/2015

 

INFIRMIERS DE SAPEURS-POMPIERS (ISP)

CARRIÈRE

PARCOURS

CAROLINE COQ-CHODORGE  

Apparus dans les années 70, les ISP se sont peu à peu rendus indispensables dans l’organisation de la chaîne de secours. Porteurs d’une double culture professionnelle, ils servent de trait d’union entre les pompiers et le monde hospitalier.

Les infirmiers de sapeurs-pompiers (ISP) ont été très sollicités cet été. Par de très fortes chaleurs, les soldats du feu sont partis en intervention sur des incendies de forêt, des accidents de voiture, des feux de chaume. Presqu’à chaque fois, leurs collègues infirmiers les accompagnaient : « Sur toutes les interventions longues ou dangereuses, notre mission est d’installer une zone de reconditionnement, où le pompier peut se reposer 15 ou 30 minutes, se réhydrater, manger, raconte Anne-Cécile Louvet, infirmière en chef dans l’Essonne et l’une des rares professionnelles. Leur équipement, qui pèse plus de 20 kilos, est une cocotte-minute, la peau ne respire pas, le pompier risque un coup de chaleur ou une hypothermie maligne. Parfois, ils ne se rendent pas compte qu’ils ont dépassé leurs limites physiques. Nous prenons leur température, nous discutons avec eux pour repérer des états de confusion, des maux de tête. » C’est l’un des rôles de l’ISP, parmi bien d’autres : « C’est un métier aux missions très larges, avec beaucoup de potentiel », se félicite-t-elle.

Sur 6 500 ISP, à peine 300 sont des professionnels, dont 90 des cadres de santé. Les postes ouverts sont rares : il n’y en a pas eu depuis 2012, les prochains sont attendus en 2016. Le salaire des professionnels est plus confortable qu’à l’hôpital : entre 2 500 et 5 000 euros bruts, primes incluses, dont celle de feu. Quant aux volontaires, qui représentent 95 % des ISP, ils perçoivent des indemnités à hauteur de 11,20 € de l’heure. Mais les heures d’astreinte, elles, ne sont pas rémunérées. Les ISP les plus investis ne perçoivent pas plus de 300 € par mois. 60 % des volontaires travaillent à l’hôpital, 40 % sont des libéraux. Ils s’engagent par civisme, goût de l’action, de l’adrénaline de l’intervention. Beaucoup réalisent un rêve d’enfant. Certains s’inscrivent dans une histoire familiale d’engagement chez les pompiers. Vie privée et vie professionnelle sont souvent très imbriquées.

HISTOIRE DE FAMILLE

Yohan Brouillard, 32 ans, est fils et neveu de pompiers. Tous appartiennent à la même caserne, celle de Wassy, en Haute-Marne. « J’ai toujours baigné dans ce milieu, très fraternel, très familial. Je lui consacre tout mon temps libre. C’est une vocation, une manière de vivre, tout s’articule autour de ça. » Dès qu’il l’a pu, à l’âge de 16 ans, il s’est engagé comme pompier volontaire. C’est cette expérience qui a décidé de son avenir professionnel : « Dans 90 % des cas, les pompiers qui n’ont qu’une formation au secourisme ne peuvent pas venir en aide aux blessés. Je me suis souvent senti démuni, surtout dans mon département rural où le délai avant de voir arriver le renfort médical peut atteindre 30 minutes, parfois plus. Il me semblait évident qu’un infirmier y avait toute sa place. » Diplômé en 2010, Yohan a été immédiatement recruté comme ISP volontaire dans sa caserne.

En intervention, il a développé un « instinct clinique. Nous sommes face à des blessés, sans scanner, sans radio, sans électrocardiogramme. On apprend à écouter, à observer le malade ». Ce n’est pas un hasard si l’infirmier tout juste diplômé a immédiatement trouvé le poste de son choix au Samu. La complémentarité est évidente : « Je suis de part et d’autre de la régulation de l’urgence pré-hospitalière. Je connais les modes de fonctionnement, la manière de raisonner du Samu et des pompiers, qui parfois diffère. Par exemple, en cas d’accident de la route, le Samu veut commencer par stabiliser le blessé, alors que la priorité des pompiers est de le désincarcérer. Le rôle de l’ISP est de faire le tampon entre ces deux logiques. »

ENCADREMENT RÉCENT

Les ISP appartiennent au service de santé et de secours médical (SSSM) des services départementaux d’incendie et de secours (SDIS). Par exemple dans l’Essonne, le SSSM comprend 6 infirmiers professionnels et une quarantaine de volontaires, 4 médecins professionnels et une vingtaine de volontaires, 2 pharmaciens professionnels et 1 volontaire, 3 psychologues et 3 vétérinaires volontaires, sans oublier les assistantes, les logisticiens et les techniciens attachés au service. « C’est une équipe assez conséquente et pluridisciplinaire », se félicite Anne-Cécile Louvet. Le SSSM de l’Essonne est divisé en quatre groupements territoriaux répartis sur le territoire. Chacun est organisé autour de deux binômes constitués d’un médecin et d’un infirmier, qui se relaient.

Les ISP sont un corps de sapeurs-pompiers encore jeune. Leurs missions sont longtemps restées peu encadrées, jusqu’à la parution d’une circulaire le 5 juin dernier (voir encadré p. 66). « Dans certains départements, ils sont devenus incontournables, raconte Franck Pilorget, président de l’Association nationale des infirmiers de sapeurs-pompiers (Anisp). Mais dans d’autres, ils sont encore peu équipés et sortent très peu en intervention. Leur rôle est limité à la visite médicale et parfois à la formation des sapeurs-pompiers. »

UN MILIEU QUI SE FÉMINISE

ISP d’encadrement volontaire, aujourd’hui retraité de la Fonction publique hospitalière, Jean-Pierre Deschin se souvient de l’époque, dans les années 70, où « les pompiers ont réalisé que dans leurs rangs se trouvaient des infirmiers diplômés, qui pouvaient se rendre utiles. Nous avons commencé par donner des cours de secourisme. Puis, petit à petit, à quelques-uns, nous avons tenté de combler un manque, en intervenant sur le terrain. Une génération d’infirmiers a commencé à construire une organisation des urgences pré-hospitalières, mais aussi un soutien sanitaire des sapeurs-pompiers en intervention, ou encore, à transmettre des notions d’hygiène. Puis s’est posée une question de responsabilité : j’étais parfois seul, sans médecin, devant un blessé en détresse vitale, que je perfusais pour passer un soluté ou un médicament. Nous avons réalisé le vide statutaire : nous étions dans l’illégalité ». La reconnaissance du rôle de l’ISP a été longue : les premiers textes concernant les ISP volontaires sont parus en 1999 et ceux sur les professionnels en 2000. Leur développement s’est ensuite accéléré.

Ce mouvement est concomitant avec la féminisation des brigades de sapeurs-pompiers. Émilie Dureault, 35 ans, infirmière principale volontaire à Buxy, en Saône-et-Loire, s’est engagée chez les pompiers en 2003. Elle se souvient d’un « milieu d’hommes, peu ouvert aux femmes. Mais en tant qu’infirmière, j’ai été bien acceptée », raconte-t-elle. Elle a su se faire une place, au-delà de sa fonction d’infirmière. Elle est aujourd’hui la vice-présidente de l’Union départementale des sapeurs-pompiers de Saône-et-Loire. Sa caserne s’est largement féminisée : « Nous sommes aujourd’hui 5 femmes sur 30. Au départ, nous étions un peu cocoonées, maintenant nous sommes traitées à l’égal des hommes. C’est une bonne chose. »

INTERVENTION, FORMATION…

Si chaque SDIS conserve une certaine liberté d’organisation, les principales missions de l’ISP sont désormais bien définies. Elles sont au nombre de trois : l’intervention, la formation et la santé au travail des pompiers.

L’intervention est au cœur de la mission de l’ISP. Il intervient en « soutien sanitaire » des pompiers, pour veiller à leur santé, par exemple lors d’un incendie. Il sert aussi de « consultant technique » afin de compléter le bilan du secouriste. Mais il peut aussi être partie prenante d’une « réponse graduée de l’urgence ». C’est aujourd’hui le cas dans certains départements. Les SDIS où les ISP n’ont pas encore trouvé leur place devront cependant évoluer, car la circulaire du 5 juin vient de reconnaître neuf protocoles infirmiers de soins d’urgence (Pisu), qui donnent aux infirmiers une autonomie d’action face à des situations cliniques bien définies (voir encadré p. 66). Aujourd’hui, un appel au 18 ou au 15 peut déclencher le départ d’une ambulance pompier seule, si le régulateur reconnaît la situation et estime que les moyens des sapeurs-pompiers renforcés d’un ISP sont suffisants.

Face à une urgence médicale, les sapeurs-pompiers peuvent aussi être mobilisés, notamment en zone rurale, parce que leurs délais d’intervention sont plus courts que celui du Smur. « L’ISP est alors les yeux et les oreilles du médecin régulateur du Samu, et lui permet d’évaluer la situation médicale, explique Franck Pilorget. L’infirmier peut aussi stabiliser la victime en attendant l’arrivée du SMUR. » Et il peut désormais mettre en œuvre seul des protocoles de soins, au nombre de neuf minimum, mais parfois bien plus nombreux dans certains départements. « Face à une hémorragie grave, l’ISP peut poser une perfusion et effectuer un remplissage vasculaire, explique-t-il. Devant une douleur aigüe, il peut administrer des antalgiques sous la forme de gaz ou en intraveineuse. »

Si les aspirants ISP sont au départ attirés par l’intervention, la mission de formateur suscite aussi de véritables vocations. C’est le cas d’Anne-Cécile Louvet : « J’adore transmettre mon expertise paramédicale. » L’ISP est en effet chargé d’entretenir et d’enrichir le niveau des connaissances en secourisme des sapeurs-pompiers. « Nous formons par exemple les pompiers aux accouchements inopinés, explique l’infirmière en chef. Nous leur permettons aussi de maintenir leurs acquis en leur dispensant une formation annuelle thématique, par exemple sur la traumatologie d’un accident de la route. »

Enfin, l’ISP est chargé, avec le médecin sapeur-pompier, du suivi de la santé au travail des sapeurs-pompiers : « Ce n’est pas notre mission la plus passionnante », plaisante Yohan Brouillard. « C’est cependant une des missions premières de l’ISP », insiste Franck Pilorget. Il réalise la visite médicale d’aptitude annuelle du sapeur-pompier, aux côtés du médecin sapeur-pompier : l’infirmier est chargé des examens biométriques (poids, tension, audition, capacité respiratoire, etc.), charge au médecin de les interpréter.

FORMATIONS OBLIGATOIRES

Pour en arriver là, la profession a dû s’institutionnaliser en créant sa propre formation. Son maître d’œuvre a été Vincent Dubrous, 51 ans, infirmier en chef et responsable pédagogique de l’École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers (Ensosp). Infirmier depuis 1988, ISP depuis 1990, il a participé à l’écriture des textes qui ont reconnu les ISP en 1999 et en 2000. Et puisque ces textes prévoyaient des formations obligatoires, Vincent Dubrous a rejoint la même année l’Ensosp pour les construire, « en collaboration et sous le contrôle des universités de médecine », insiste-t-il. Les volontaires suivent aujourd’hui 19 jours de cours théoriques et pratiques sur le fonctionnement de la sécurité civile, les premiers secours, la santé au travail, la prise en charge des urgences, dont les protocoles infirmiers de soins urgents. Les professionnels passent, eux, 14 semaines à l’Ensosp et approfondissent chacun de ces thèmes. Une formation existe également pour les ISP d’encadrement, dont le statut a été créé en 2008 : « Elle se déroule à moitié à l’Ensosp et à moitié en institut de formation des cadres de santé, et brasse les deux cultures », explique Vincent Dubrous. L’Ensosp propose aussi de la formation continue : sur les soins urgents en pédiatrie, le soutien psychologique, le soutien sanitaire, etc. Vincent Dubrous en est convaincu : « C’est par la formation que nous y arriverons, par la construction de bonnes pratiques. La composante des infirmiers de sapeurs-pompiers deviendra plus homogène et trouvera sa place dans la prise en charge des urgences pré-hospitalières. » L’infirmier en chef a même en tête une organisation cible de la réponse graduée : « 60 à 65 % des urgences peuvent être prises en charge par les sapeurs-pompiers seuls, 25 à 30 % par les sapeurs-pompiers soutenus par un ISP, et 10 % par les Smur ou les médecins sapeurs-pompiers. »

UNE PROFESSION INDISPENSABLE

Les ISP deviennent d’autant plus indispensables qu’ils sont de plus en plus nombreux, quand les médecins sapeurs-pompiers désertent cette fonction : les volontaires sont rares, les postes de médecins sapeurs-pompiers professionnels difficilement pourvus. La situation est aussi alarmante du côté de l’aide médicale d’urgence : il y a de moins en moins de médecins généralistes correspondants de Samu ; même les Samu ont du mal à recruter. « En Saône-et-Loire, les pompiers comme le Samu nous engagent de plus en plus devant la carence en médecins de certains territoires », assure Emilie Dureault.

Contre l’évidence, les syndicats de médecins urgentistes restent réticents à l’émergence des ISP et au développement des Pisu. Les résistances ne sont pas nouvelles, elles ont jalonné la courte histoire de ce corps professionnel. À cet égard, Jean-Pierre Deschin est toujours « troublé que l’on ne parvienne pas à utiliser les moyens existants d’une manière harmonieuse. Dans certains secteurs, les blessés doivent attendre 30 minutes l’équipe médicale de secours, alors qu’un ISP de proximité pourrait neutraliser la situation en attendant, ou réaliser un bilan qui évite un déplacement de Smur inutile et coûteux. Avec la pénurie médicale, nous sommes en train d’entrer dans une situation de crise, et nous perdons du temps, c’est idiot ». Vincent Dubrous est plus optimiste : « Quand l’ISP démontre sa plus-value sur le terrain, il fait l’unanimité. Les raisonnements court-termistes et corporatistes de certains médecins sont amenés à disparaître. Car la réalité du terrain, c’est la mutualisation, les économies d’échelle et la réponse graduée. Déplacer un Smur pour une luxation d’épaule, c’est ridicule. »

GRADE ET CATÉGORIE

L’ISP, un officier sapeur-pompier

« Un ISP est un officier et se doit de tenir ce rôle », rappelle Vincent Dubrous, infirmier en chef. S’il est un professionnel, c’est un cadre de la catégorie B de la fonction publique territoriale. Une réforme attendue prochainement doit lui permettre de rejoindre la catégorie A. Trois grades existent chez les ISP professionnels comme volontaires, généralement attribués à l’ancienneté : infirmier, infirmier principal et infirmier chef. Ces grades sont distincts des fonctions : parmi les cadres du service de santé et de secours médical (SSSM), il y a l’infirmier de groupement, chargé d’organiser le SSSM au niveau d’un territoire qui correspond souvent à une sous-préfecture. L’infirmier en chef est membre de la chefferie du service départemental d’intervention et de secours (SDIS) et commande les paramédicaux du SSSM du département. Un 4e grade concerne les seuls professionnels : ce sont les infirmiers d’encadrement à qui reviennent toutes les missions des cadres de santé.

CIRCULAIRE

9 PROTOCOLES RECONNUS

Très attendue, la circulaire réorganisant les secours à la personne et l’aide médicale d’urgence est enfin parue le 5 juin 2015. Elle établit une « liste des situations cliniques pouvant faire l’objet de l’initiation d’un protocole infirmier de soins d’urgence (Pisu) par un infirmier sapeur-pompier, jusqu’à l’intervention d’un médecin : arrêt cardiaque, mort subite, hémorragie sévère, choc anaphylactique, hypogly?cémie, état de mal convulsif, brûlures, asthmes aigu de la personne asthmatique connue et traitée, intoxication aux fumées d’incendie, douleur aiguë ». Pour l’Association nationale des infirmiers de sapeurs-pompiers (Anisp), « cette circulaire est utile, car il y aura désormais des ISP engagés en intervention dans tous les départements, explique son président Franck Pilorget. Mais elle manque d’ambition, et nous craignons des frictions avec les Samu hostiles aux protocoles. Au-delà de ces 9 protocoles, si les Samu acceptent d’en développer d’autres en collaboration avec les services départemantaux d’incendie et de secours, il faudra une régulation médicale préalable. Est-ce-que cela sera toujours possible »