En toute impartialité - L'Infirmière Magazine n° 364 du 01/10/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 364 du 01/10/2015

 

INFIRMIÈRE EXPERT JUDICIAIRE

CARRIÈRE

PARCOURS

MAGALI CLAUSENER  

L’expertise de l’infirmière expert judiciaire doit éclairer le juge dans des affaires mettant en cause ses pairs. Une mission d’officier de justice passionnante, mais encore mal connue.

Depuis 2005, les infirmières peuvent devenir experts judiciaires. Aujourd’hui, elles sont moins d’une vingtaine à être inscrites auprès des cours d’appel des tribunaux. Un nombre faible en comparaison de celui de leurs homologues médecins. Pourtant, l’expertise des soins infirmiers est indispensable. « Les actes médicaux sont expertisés par des médecins et non par des infirmiers. Il est normal que les soins infirmiers soient examinés par un pair », observe Véronique Le Boucher d’Hérouville, Ibode et cadre à la pharmacie du groupe hospitalier Diaconesses Croix Saint-Simon, qui préside la Compagnie nationale des experts judiciaires professionnels de santé autres que médecins. L’infirmière expert judiciaire, mandatée par un juge, peut en effet intervenir dans nombre d’affaires mettant en cause un infirmier ou des soins infirmiers. Il peut s’agir d’une erreur médicale (réglage de perfusion par exemple), qui a pu avoir des conséquences graves (séquelles, handicap, décès du patient), d’erreurs médicamenteuses (erreur de produits ou de solutions injectables…), de fraudes à l’assurance maladie, d’exercice illégal de la profession… Les affaires sont traitées au pénal (décès d’un patient), au civil (séquelles, invalidité…) ou auprès du tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass) pour ce qui concerne les fraudes, les escroqueries…

SPÉCIALISTE DANS SON DOMAINE

L’objectif de l’expertise est d’apporter un éclairage au juge afin de l’aider à prendre sa décision. « Nous avons une lettre de mission qui comporte toutes les questions que se pose le juge sur les soins infirmiers, explique Joséphine Cossart, cadre de santé au service d’oncologie médicale de l’Hôpital européen Georges-Pompidou (75) et expert judiciaire depuis 2009. Il va ainsi demander comment on peut expliquer tel acte ou telle situation. Nous devons répondre à ses questionnements. » « Notre mission n’est pas de défendre la profession et l’infirmière mise en cause. Notre rôle est d’aller chercher les responsabilités : qui ou quoi est responsable de l’erreur ?  », ajoute Marylène Guingouain, directrice des soins à l’AP-HP et expert judiciaire depuis 2009. Dans certains cas, l’infirmière peut mener une co-expertise avec un praticien, un chirurgien ou un anesthésiste par exemple.

Son travail commence par une analyse du dossier complet et des pièces envoyées par chaque partie. Un travail qui demande beaucoup de temps, notamment quand des recherche complémentaires sont nécessaires. L’expert peut également rencontrer les parties concernées pour les interroger et obtenir des précisions. Lorsque tous les éléments de réponse sont réunis, l’infirmière rédige son rapport. Celui-ci doit être argumenté. Pas question de déclarer simplement « il n’y a pas assez de personnel » ! Ce fait doit être étayé. C’est là qu’interviennent ses compétences propres à son métier et à son expérience. « Un expert judiciaire doit être spécialiste dans son domaine, en l’occurence les soins infirmiers, mais aussi l’organisation hospitalière interne », souligne Marylène Guingouain. Il doit pouvoir dire si le nombre d’infirmières correspond à la charge de travail du service, comment le circuit du médicament au sein de l’établissement est organisé, combien de temps prend tel acte, etc. D’où la nécessité d’avoir un parcours professionnel assez étoffé. Marylène Guingouain est ainsi directrice des soins depuis 1996. Joséphine Cossart, elle, a travaillé trois ans aux urgences de l’hôpital Saint-Joseph, puis huit ans comme coordinatrice de prélèvements d’urgence à Cochin, avant de devenir cadre de santé et travailler de nouveau aux urgences avant de rejoindre l’hôpital européen Georges Pompidou (AP-HP). De son côté, Véronique Le Boucher d’Hérouville est infirmière depuis 1976, avant de devenir Ibode, puis cadre. Sandrine Schlick, cadre de santé, a exercé pendant 12 ans dans des établissements du privé et du public, avant d’exercer en tant que cadre formatrice à l’Ifsi d’Haguenau (Bas-Rhin). Après avoir travaillé trois ans dans des structures hospitalières, Grégory Lépée, l’un des rares infirmiers libéraux experts judiciaires, exerce, lui, depuis 2000.

EXERCICE TRÈS CADRÉ

Autre spécificité : les experts judiciaires, qui sont des officiers de justice assermentés, continuent d’exercer leur profession. « Il ne s’agit ni d’un métier, ni d’une fonction, mais d’une mission que l’on exerce en plus de son travail », prévient Marylène Guingouain. Concrètement, les expertises sont réalisées sur leur temps libre, sachant qu’un délai leur est fixé pour rendre leur rapport (généralement de deux à trois mois, parfois plus selon les affaires). Or, l’expertise ne paye pas bien. Au pénal, son montant est fixé par la loi. Dans les autres cas, l’expert fixe lui-même ses honoraires en fonction du nombre d’heures de travail estimé ; au juge de les accepter ou non. Avec un taux horaire compris entre 50 et 90 €, une expertise est rémunérée dans les 2 000 € en moyenne. « On ne peut pas en vivre », résume Sandrine Schlick. À cela, s’ajoute le respect des procédures, sous peine de voir l’expertise invalidée pour vice de forme. Bien connaître les procédures et plus généralement le fonctionnement de la justice est d’ailleurs fondamental. Ce qui implique de suivre une formation dans ce domaine, comme le DU « droit, expertise et soins » de l’université Jean Moulin à Lyon (voir encadré ci-contre). Devenir expert judiciaire ne s’improvise donc pas. Il faut ensuite s’inscrire auprès de la cour d’appel de son lieu d’activité professionnelle. L’infirmière doit adresser une demande écrite au procureur de la République, accompagnée de son CV, d’un extrait du casier judiciaire et d’une copie certifiée conforme des diplômes. Elle doit également fournir les travaux effectués dans les spécialités concernées et tout élément permettant d’apprécier ses compétences. La première inscription sur la liste, d’une durée de trois ans, est faite à titre probatoire. Puis il faut prêter serment devant la cour d’appel. À l’issue de la période probatoire, l’infirmière doit refaire une demande et déposer un dossier complet pour une nouvelle inscription d’une durée de cinq ans. Elle a également la possibilité de s’inscrire auprès d’un Tass.

EXPERTISE ENCORE MÉCONNUE

Être inscrit auprès d’une cour d’appel ne signifie pas pour autant que l’on va être automatiquement désigné. Sandrine Schlick, inscrite depuis trois ans auprès de la cour d’appel de Colmar, attend toujours une mission. En six ans, Joséphine Cossart n’a été désignée que pour deux affaires. Marylène Guingouain, Véronique Le Boucher d’Hérouville et Dominique Fréring ont été sollicitées plusieurs fois, parce que le bouche-à-oreilles a fonctionné ou qu’un juge qui a apprécié leur expertise fait de nouveau appel à elles. La méconnaissance par les magistrats, procureurs et avocats de l’expertise des soins infirmiers explique en grande partie cette situation. « Le juge est demandeur, mais il n’est pas au courant que des infirmières experts judiciaires sont là, renchérit Gilles Devers, avocat qui a contribué à la création du DU à Lyon. Il faut une communication ciblée auprès des juges instructeurs, mais aussi auprès des avocats - ils sont nombreux notamment dans les grands barreaux à s’intéresser à ce sujet - et enfin auprès des infirmières. Une IDE confrontée à la justice devrait avoir le réflexe de dire à son avocat qu’une infirmière expert judiciaire pourrait être missionnée. Et pas seulement dans le cadre d’affaires pénales, mais aussi dans celui d’affaires de discipline ou de licenciement, par exemple aux prud’hommes. » La Compagnie nationale des experts judiciaires professionnels de santé autres que médecins s’y emploie justement en communiquant auprès de la magistrature et des avocats. Mais il faut du temps : « Nous sommes partis de loin et le nombre d’experts va évoluer en fonction du nombre d’expertises », s’attend Gilles Devers.

Si cette mission peut sembler difficile, les infirmières interrogées sont non seulement convaincues de leur utilité, mais elles apprécient également l’enrichissement intellectuel qu’apporte l’expertise. « Cela permet d’avoir un autre regard sur sa pratique. Je suis très regardante sur les protocoles, la traçabilité, remarque Joséphine Cossart. Je mets aussi régulièrement mon équipe face à ses responsabilités. Il faut faire prendre conscience des responsabilités qu’implique le métier d’infirmière. »

FORMATION

Un DU spécifique

Aujourd’hui, on compte de nombreux DU d’expertise judiciaire. Le premier DU spécifiquement destiné aux professionnels de santé est celui de l’université Jean Moulin à Lyon. Il se déroule sur une année civile. Chaque année, il accueille une vingtaine de personnes : infirmiers, kinés, cadres de santé… Le recrutement se fait sur dossier et entretien. « L’idée de base est de former les infirmiers à une compétence juridique leur permettant de devenir expert judiciaire », explique Guillaume Rousset, directeur du DU. Les fondamentaux du droit sont abordés, ainsi que l’organisation du système de santé, la responsabilité (deux modules), l’expertise judiciaire et la qualité des soins et la gestion des risques sous l’angle du droit. Des travaux personnels et de groupe entrent dans la validation du diplôme. Le DU est payant (environ 3 000 €), mais peut être financé par l’employeur ou un Opca.