PSYCHIATRIE
SUR LE TERRAIN
INITIATIVE
Cela fait 10 ans que leurs voix résonnent. Tous les lundis, Les Z’entonnoirs donne le micro à des patients suivis en psychiatrie et des soignants de l’EPSM de l’agglomération lilloise. Un atelier thérapeutique aux effets bénéfiques multiples pour des patients souvent invisibles.
Une grande table ronde, un bouquet de micros coiffés de bonnettes de toutes les couleurs et une vingtaine de personnes qui discutent. Tous les lundis, la salle de la Condition publique, la « manufacture culturelle » de Roubaix, grouille des animateurs de la radio des Z’entonnoirs
Derrière la console, Ben, responsable d’une radio associative et vacataire un jour par semaine sur le projet, est prêt. Jérôme peut se lancer : « Chers auditeurs, je voudrais vous faire écouter aujourd’hui un morceau que j’aime beaucoup, des Stranglers. Drôle de nom pour un groupe, les étrangleurs… Le morceau est sur un album qui s’intitule Raven (corbeau, NDLR), oiseau de malheur. » Après avoir évoqué les sorties de la semaine, Nathalie, elle, propose d’écouter une chanson de Serge Lama. Florent évoque ensuite le service volontaire en Croatie, et Tonio enchaîne avec une chronique sur un morceau de « rap hardcore ». Le grand écart musical passe comme une lettre à la poste. Margot poursuit avec une présentation des vertus de l’arnica, étayée par l’interview de deux infirmières. Suivent l’horoscope à deux voix, la météo… Cette fois, l’animatrice du jour est une infirmière mais ce n’est pas systématique. Pendant une heure, elle pose des questions, ménage les transitions. Dans la foulée de l’enregistrement, Ben monte l’émission qui sera diffusée sur plusieurs radios locales associatives – RCV, Campus et Boomerang – partenaires des Z’entonnoirs.
L’idée est née en 2004, lors d’Extramundi, un projet culturel complètement atypique, utopique et décalé mené à Roubaix pendant plusieurs semaines avec le chanteur Manu Chao. Des patients du centre médico-psychologique (CMP) de Roubaix avaient alors été interviewés plusieurs fois par une radio éphémère. « À partir de ce moment, une patiente est venue tous les jours dans mon bureau en disant : “Je veux faire de la radio ! On ne nous écoute jamais alors qu’on a des choses à dire !” », raconte Erika Schröder. Une insistance qui a tout déclenché : « Dans un CMP, la parole est importante, souligne-t-elle, mais elle est souvent formatée : les patients disent ce qu’ils pensent qu’on veut entendre. Alors on s’est dit “pourquoi pas”. »
La cadre supérieure est épaulée par le médecin du service ainsi qu’une association travaillant à la resocialisation de personnes suivies en psychiatrie, qui leur donne le coup de pouce pour démarrer. La Condition publique met à disposition des locaux, et l’association SolidarCité offre de quoi acheter le matériel nécessaire. Une formation est aussi proposée aux patients et personnels volontaires : « Cela a créé un lien fort entre nous et l’idée est devenue le projet de tous », souligne la cadre. L’émission hebdomadaire démarre en 2005.
Contrairement à tous les autres ateliers thérapeutiques, la participation aux Z’entonnoirs n’est pas assujettie à une prescription médicale, insistent les soignants, car « la parole est un droit, pas une prescription ». Les participants sont souvent orientés par un professionnel de santé vers l’atelier ou ils en entendent parler par d’autres, au sein de groupes d’entraide mutuelle par exemple. Après une première rencontre avec un soignant participant, ils tentent – ou non – l’aventure et continuent tant qu’ils le souhaitent.
L’atelier ayant lieu hors des lieux de soins, cela permet aux participants soignés d’exister dans la cité et de le prouver aux autres. Il leur offre aussi de multiples occasions de s’affirmer, de dépasser leurs craintes, de modifier leurs rapports aux autres. À l’image de cette patiente qui vivait cloîtrée chez elle, fenêtres fermées, et qui est devenue un membre très dynamique du groupe. Margot a ainsi mis deux ans à se décider à participer aux Z’entonnoirs. « J’étais très timide, raconte-t-elle. Mais la radio m’a donné confiance en moi et m’a fait évoluer sur le plan de la parole. Aujourd’hui, j’ai une meilleure élocution et surtout, je peux parler devant tout le monde. » Nathalie, quant à elle, apprécie de pouvoir dire ce qu’elle pense au micro, et exerce « la liberté d’expression qu’on n’a pas forcément quand on est handicapé psychique ». « La radio m’a appris le respect des autres et m’a montré que je n’étais pas seule, ajoute-t-elle. Elle m’a aussi donné assez de confiance pour aller vers d’autres activités : une chorale, le yoga. » Pour elle, cette émission contribue à changer le regard des gens sur le handicap psychique. Les micro-trottoirs dans les rues de la ville, les interviews de personnalités connues et l’enregistrement de l’émission lors d’événements comme les congrès de la Fondation pour la recherche en santé mentale y ont également contribué, estiment les soignants. « Au début, ils osaient à peine interviewer leur psychiatre, se rappelle Ahmed, qui travaille depuis 25 ans comme infirmier de secteur psychiatrique, puis comme IDE depuis 2006. Aujourd’hui, cela se banalise. Les patients prennent aussi de la distance avec la maladie. Ils arrivent même à en rire alors que nous, soignants, on n’aurait pas osé. » Jérôme a pu ainsi « mieux accepter [sa] maladie ». « J’aime les échanges au sein du groupe, la richesse des contacts, raconte également Florent, qui participe au projet depuis 2008. J’ai beaucoup plus d’aplomb, ma diction est meilleure. Cet atelier m’a métamorphosé ! » Ce qu’Erika Schröder confirme : « C’est un “investissement” qui “rapporte” beaucoup. Mais cela, on ne le savait pas au départ. »
Sur les deux infirmiers que compte chacun des trois secteurs psychiatriques participants, l’un est détaché chaque lundi par l’EPSM pour venir à l’enregistrement. Blandine et Ahmed sont là depuis le début ; Marie, elle, est arrivée un an après. C’est une « bouffée d’oxygène, une expérience rare » dans un environnement de plus en plus cadré, estime l’infirmier. Mais l’atelier « ne convient pas à tout le monde », remarque Erika, car la « distance » soignant-soigné est modifiée. Au début du projet, les soignants ne pensaient pas participer à l’émission. Mais « la parole n’appartient ni aux uns ni aux autres », a décidé le groupe, et les infirmiers interviennent aussi durant l’émission. Blandine ne se lasse pas de participer à l’atelier, qui « donne aux patients une parole qu’ils n’ont jamais » et leur « prouve qu’ils sont capables ». Marie observe aussi avec plaisir l’estime de soi des soignés qui se renforce au fil du temps. En exerçant ici une citoyenneté qu’on leur refuse souvent, « ils vont aussi plus facilement aller au-devant de choses auxquelles ils ont droit, mais qu’ils n’osent pas demander, poursuit l’infirmière. Cet atelier développe cela très vite, certainement car il leur offre la possibilité de s’exprimer et surtout de diriger. Et de dire non. »
L’expérience roubaisienne fait d’ailleurs des émules. Des équipes du Nord-Pas-de-Calais et d’ailleurs se sont inspiré de cette aventure : un groupe de patients de Valenciennes participe à l’atelier une fois par mois et plusieurs autres radios ont vu le jour, à l’exemple de Radio Citron, à Paris. En avril, les Z’entonnoirs ont fêté leurs 10 ans. Dix ans d’une folle aventure
1- Les podcasts des émissions sont accessibles sur le site www.-boomerangfm.com
TAHAR PATIENT, “Z’ENTOS” DEPUIS 2007
Tahar fait partie de la « tribu des Z’entos » depuis 2007. Il enregistre des chroniques notamment sur l’écologie et anime parfois l’émission. La radio « permet de redevenir un citoyen à part entière », explique-t-il. « La citoyenneté, on la ressent moins quand on est malade. Il faut être stabilisé pour retrouver la volonté de faire des projets. Avec celui-ci, j’ai retrouvé un rythme de vie et j’ai développé mon sens de la communication. J’ai découvert de nouvelles personnes, de nouvelles idées… Cela m’a permis de mieux me connaître : j’ai aussi découvert que j’avais la capacité de réfléchir, de synthétiser mes idées, de m’exprimer et de partager mes passions et mes valeurs, confie-t-il. Je vais aussi plus facilement à la rencontre des gens. Cela nous donne envie de vivre comme les autres. C’est un bon booster pour commencer la semaine ! »
→ 2005 : première émission en mai.
→ 2006 : Prix de la communication hospitalière.
→ 2012 : Erika Schröder a été décorée des insignes de chevalier des Arts et des Lettres pour ce projet.
→ 2012 : la réalisatrice Marine Place leur consacre un documen-taire (http://petitlien.fr/entonnoirs).
→ 2014 : prix « partage d’expérience » de la Fondation Réunica ; création de leur site web avec la dotation.
→ 2015 : à l’occasion de ses 10 ans, une émission spéciale sur la liberté d’expression est organisée, avec l’actrice Corinne Masiero, marraine de l’émission.