L'infirmière Magazine n° 365 du 01/11/2015

 

PRÉLEVEMENTS D’ORGANES

CARRIÈRE

PARCOURS

FRANÇOISE VLAEMŸNCK  

Pivots du dispositif national piloté par l’Agence de biomédecine, les infirmières coordonnatrices de prélèvements d’organes et de tissus mobilisent leur savoir-faire et leur savoir-être pour permettre une greffe qui sauvera une vie.

C’est une petite communauté, une famille presque, qui a son histoire, sa culture, son langage. Quelque 300 membres la composent - 400 peut-être, en comptant large. Bref, au regard des quelque 600 000 infirmières qui exercent en France, les coordonnateurs et coordinatrices de prélèvements d’organes et de tissus forment une partie infinitésimale de cet immense corps. Pourtant, « sans eux, aucun prélèvement d’organe ne serait possible et par conséquent aucune greffe », témoigne Julien Charpentier, médecin coordinateur et réanimateur au CHU Cochin-Port Royal à Paris. Aucun cœur ne continuerait de battre ni aucun poumon ne se gonflerait dans un nouveau corps, aucun patient jamais ne s’affranchirait d’une dialyse et aucune cornée ne viendrait rallumer une pupille éteinte. Le plus souvent infirmières urgentistes, de réanimation, de bloc opératoire ou anesthésistes, elles ont, pour la majorité d’entre elles, découvert le rôle de coordinatrice au cours de leur activité d’origine - c’est au sein de ces services, en effet, que s’effectue le parcours d’un donneur potentiel. Puis, à la faveur d’un poste vacant, certaines ont sauté le pas pour occuper cette singulière fonction hospitalière.

LA FORCE DU COMPAGNONNAGE

« C’est effectivement ce profil infirmier que nous recherchons en priorité, car l’expérience et les compétences acquises dans ces services aident pour tenir ce poste », indique Julien Charpentier. Pour Régis Quéré, coordonnateur à Necker-Enfants malades à Paris, « durant notre cursus initial, rien ne nous forme, ne nous prépare à prendre ce poste. D’ailleurs, la coordination de prélèvements d’organes n’est pas une spécialité infirmière. Et pourtant, d’évidence, c’en est une ! » (lire p. 67).

Une « spécialité » qui s’acquiert essentiellement sur le terrain par compagnonnage et qui est facilitée depuis la mise en réseau des unités fonctionnelles qui travaillent ensemble par secteur géographique. En outre, chaque coordinateur (médecin et infirmière) a l’obligation de suivre la formation des coordinations hospitalières de prélèvement (FCHP) dispensée par l’Agence de biomédecine dans l’année de sa prise de poste. En l’absence d’une reconnaissance professionnelle, les coordonnatrices ne bénéficient d’aucune valorisation salariale - paiement des astreintes excepté. Cela explique peut-être le turn-over important dans les rangs de ses unités. Nombre de celles qui ne restent que quelques années optent fréquemment pour l’école des cadres ou se dirigent vers des missions de qualité ou de gestion des risques.

COMPLÉMENTARITÉ AVEC LA RÉANIMATION

Toutes les coordonnatrices ne sont pas à temps plein dans leur poste. Chaque coordination hospitalière a d’ailleurs sa propre organisation au regard, entre autres, de l’activité de prélèvement de l’établissement. C’est le cas de Muriel Baudry, coordinatrice au centre hospitalier de La Rochelle (17) : « Je ne voulais pas lâcher le service, car réanimation et coordination sont des activités complémentaires. En outre, cela me permet de prendre en charge mon patient dans sa globalité, de son arrivée jusqu’à son départ. » Aujourd’hui, quelque 170 établissements publics et privés sont autorisés par les Agences régionales de santé à effectuer des prélèvements d’organes sur le territoire. Depuis dix ans, c’est l’Agence de biomédecine qui gère le dispositif de prélèvement d’organes, de tissus et de cellules. Dans ce cadre, elle doit notamment s’efforcer à ce que chaque malade puisse recevoir le greffon dont il a besoin. À cette fin, l’Agence gère la liste nationale des malades en attente de greffe et dispose, 24 heures/24, d’une équipe de médecins et d’infirmières chargés de répartir les greffons. Personne ne peut recevoir un greffon en France s’il n’est pas inscrit sur la liste nationale des malades en attente de greffe. En 2014, 5 357 greffes ont été réalisées.

SAVOIR-FAIRE ET SAVOIR TOUT FAIRE

Pour mener à bien une mission de coordination, mieux vaut avoir du caractère. Comme le confirme Carole Genty, coordinatrice du centre hospitalier de Lens (59) : « C’est indispensable pour durer dans la fonction. » Et endurer… « C’est un métier difficile, car les coordonnatrices sont un peu le punching-ball de tout le monde. Outre les familles, elles ont affaire à des professionnels d’horizon très divers et doivent évoluer dans un environnement réglementaire strict ainsi que suivre et contrôler des procédures médicales et administratives très lourdes. Au bloc, elles doivent savoir mettre “au pas” tout le monde et parfois se frotter à des chirurgiens “caractériels”. Leur place n’est vraiment pas facile, car elles sont responsables de la démarche mais n’ont pas toujours la reconnaissance nécessaire, notamment de la part du corps médical. Bref, si quelque chose ne va pas, c’est toujours de leur faute, mais on oublie que si une démarche se fait, c’est d’abord grâce à elles », témoigne Julien Charpentier.

Grande capacité organisationnelle et à trouver des solution, autonome tout en ayant le sens du travail en équipe, rigoureuse, méticuleuse et dotée d’un solide capital de diplomatie, la coordonnatrice doit savoir tout faire ou presque. Sans oublier qu’elle doit, bien entendu, posséder un sens aigu de l’empathie pour prendre en charge les familles. « Les infirmières coordonnatrices sont la cheville ouvrière du dispositif de prélèvement. Cette organisation permet notamment d’assurer une continuité de service, ce que ne peuvent faire les médecins réanimateurs car peu nombreux. Par ailleurs, dans le cadre du protocole de coopération entre professionnels de santé, de plus en plus de coordonnateurs effectuent des greffes de cornées ou de tissus », explique le Pr Olivier Bastien, directeur du prélèvement et de la greffe organes-tissus de l’Agence de biomédecine.

RESPECT DE LA VOLONTÉ

En l’absence d’une preuve établissant formellement la volonté du mort(1), c’est aux proches que revient la décision d’autoriser ou de refuser un prélèvement d’organes. Dès lors, il s’agit pour la coordonnatrice de recueillir leur témoignage et de les accompagner dans la détermination de ce choix, avec pour objectif premier de faire émerger la volonté de la personne décédée. L’enjeu est de taille puisque 19 000 personnes environ, adultes et enfants, sont en attente d’un greffon. Mais la démarche reste un moment très délicat. « Nous sommes bien sûr formées à conduire ce type d’entretien, mais c’est aussi une disposition d’esprit. Il y a une part importante de nous-même qu’on engage dans une démarche, notre vécu professionnel, notre expérience de la vie, notre affect. Un entretien, ça se mène d’abord avec ses tripes », confie Carole Genty. En France, 30 % des proches refusent un don d’organes. Dans ce cas, la démarche s’arrête net. Le poids des croyances pèse souvent dans la décision des familles. « Bien que la plupart les religions y soient favorables, sur le terrain, c’est toujours plus compliqué que ça. Par exemple, le respect de l’intégrité du corps fait souvent obstacle à l’accord dans les familles de confession musulmane et juive », explique Hervé Luciani, coordonnateur de l’unité fonctionnelle de l’hôpital de la Timone (Assistance publique-Hôpitaux de Marseille). En cas de refus, la famille n’est pas « abandonnée à son sort », le coordinateur l’accompagne dans les différentes démarches et demeure disponible si elle le souhaite.

MIEUX COMPRENDRE LES ENJEUX

Accident, AVC, homicide, suicide… Une démarche de prélèvements commence avec l’appel du médecin du service de réanimation qui prévient l’unité de coordination hospitalière qu’un patient présente un coma de type IV - que seules les techniques de réanimation actuelles permettent de maintenir en vie. Un premier échange entre le médecin et la coordonnatrice a lieu pour s’assurer qu’aucun traitement ne peut être à l’origine de l’état du patient et si tel est le cas, qu’aucune contre-indication médicale ne s’oppose à ce stade à un prélèvement. Dans l’affirmative, la démarche peut se poursuivre avec pour premier objectif d’attester, via des examens, le caractère irréversible de la mort encéphalique du patient et dans le même temps de réaliser une première évaluation du donneur et de ses organes. Au cours des prochaines 24 heures, durée moyenne d’une démarche, l’infirmière coordinatrice ne va plus lâcher son téléphone. « La phase d’évaluation est essentielle, et ce, d’autant que les donneurs sont de plus en plus âgés - un tiers d’entre eux a aujourd’hui plus de 60 ans. Cette nouvelle donne nécessite une prise en charge maximale. Le rôle de la coordonnatrice est donc de l’optimiser. C’est un travail étroit avec équipe de réanimation », explique Jean Christian Colavolpe, médecin coordonnateur de l’unité fonctionnelle de l’hôpital de la Timone. « Pour les collègues de réanimation, le moment est difficile car c’est la fin d’une histoire. Pourtant, je vais leur demander d’initier tout un protocole, et parfois de s’investir plus encore que lorsque leur patient était vivant. On demande énormément de bilans, de tubes, d’examens, de contrôles. C’est une charge de travail importante », précise Régis Quéré. Puis, vient le moment où le coordonnateur doit à son tour prévenir le service de régulation et d’appuis (SRA) de l’Agence de biomédecine qui, au regard des informations médicales transmises, va commencer à « qualifier » les organes pour les proposer à des patients.

En premier lieu, le Registre national des refus doit être consulté et si le donneur n’y est pas inscrit, la liste nationale des malades en attente de greffe pourra être interrogée. À noter qu’une démarche peut aussi débuter dans un contexte médico-légal. Dans ce cas, c’est au procureur de la République d’accorder sa poursuite, car un prélèvement d’organes pourrait altérer des éléments de preuve nécessaires à l’enquête. « Cette partie judiciaire est parfois un peu lourde à gérer et il n’est pas rare qu’il faille beaucoup discuter… Cependant, les choses ont évolué au cours des dix dernières années et l’Agence de biomédecine a largement œuvré à ces changements. Parquet et juges ont désormais une meilleure compréhension de l’enjeu », explique Régis Quéré. S’agissant des enfants, « on attend toujours d’être sûr qu’il y a un receveur, sinon on n’entame pas la démarche. C’est une question d’éthique. Le greffon peut aussi être proposé à d’autres jeunes patients en Europe, mais le temps de l’ischémie froide des organes limite la durée du transport », précise Alain Paul, coordonnateur à la Timone.

LE TEMPS DES ANNONCES

Les différentes annonces à la famille se font en plusieurs étapes. Coordonnatrice et réanimateur travaillent en binôme durant cette séquence. Dans un premier temps, le médecin fait état de la crainte sur l’état du patient, et prépare ainsi la famille au pire. Ensuite l’information aux proches sera rythmée par les résultats des examens, « jusqu’au moment où le médecin a la certitude de la mort cérébrale du patient. Alors, il annonce le décès. Ensuite, en tant que coordonnateur, nous reformulons les choses avec la famille, répondons à ces questions. Le discours médical n’est pas le même que celui d’une infirmière et nous sommes rompus à la gestion de ces situations. Comme nous avons l’habitude de “sentir” les moments, nous choisissons nos mots, nos intonations et savons saisir des signes pour aborder la question du don », détaille Régis Quéré.

Alors même que l’accord n’est pas acquis, la coordonnatrice se projette dans la suite de la démarche - à ce stade, les équipes de prélèvements ont déjà été prévenues et attendent la décision de la famille. Mentalement, elle organise le travail et la logistique au bloc en fonction de l’arrivée des chirurgiens, et des organes qui devront être prélevés et de leur destination puisque les greffons ont une « durée de vie » limitée : moins de 6 heures pour le cœur et les poumons ; moins de 12 heures pour le foie et le pancréas et moins de 48 heures pour les reins.

QUALITÉ, BIOVIGILANCE ET TRAÇABILITÉ

Dès lors que le consentement est acquis, le programme opératoire est affiné, la coordonnatrice échange en permanence avec le SRA qui l’épaule durant toute la démarche. Présente du début à la fin de la phase de prélèvement, l’infirmière supervise et contrôle le travail des équipes chirurgicales - un prélèvement multi-organes nécessite entre 6 heures et 10 heures d’intervention et peut mobiliser une dizaine de personnes au bloc. Enfin, lorsque tous ont quitté la salle d’intervention avec leurs précieux organes, la coordonnatrice se chargera de la toilette mortuaire.

Bien qu’elle soit intense et prenante, une démarche n’est qu’une partie de l’activité d’un coordonnateur. Le volet administratif de sa mission, quant à lui, est assez, voire très, important. Il y a dix ans, un dossier de prélèvement avait quelques centimètres d’épaisseur, aujourd’hui il en fait plusieurs dizaines. « L’activité de prélèvement est entrée dans l’ère de la démarche qualité, de la biovigilance et de la traçabilité », confirme Carole Genty. « Bien que nécessaire, la traçabilité à elle seule est effrayante. Le dossier est énorme et sa vision est d’ailleurs anxiogène pour les nouveaux collègues, parfois davantage qu’une démarche », renchérit Régis Quéré.

Les démarches de don d’organes n’étant pas quotidiennes, les coordonnateurs sont aussi chargés de promouvoir le don d’organes auprès du grand public mais aussi des professionnels de santé et des étudiants en soins infirmiers. « C’est un métier où il est assez aisé de se renouveler. D’abord, et même si c’est difficile, parce qu’aucune démarche ne ressemble à une autre et que nous avons toujours des projets à mener ou en gestation. Et puis, le domaine du prélèvement évolue sans cesse grâce au progrès médical, chirurgical et technologique », explique Carole Genty. « La coordination est difficile, mais c’est aussi extrêmement riche humainement et professionnellement, conclut Hervé Luciani. Et le cœur de notre travail consiste à permettre une greffe et donc à sauver des vies, c’est plutôt valorisant. »

1 - Moins de 40 000 personnes sont aujourd’hui inscrites sur leRegistre national des refus au prélèvement.

REPÈRES

Pour aller plus loin

→ Formation. L’Agence de biomédecine dispense une formation des coordinations hospitalières de prélèvement (agence-biomedecine.fr).

L’Association française des coordonnateurs hospitaliers organise chaque année, en juin, trois journées de formation à l’occasion de son congrès annuel (www.afch.fr).

→  Si la loi Cavaillet du 22 décembre 1976 demeure la première grande loi encadrant le don d’organes post mortem en France, c’est la loi du 7 juillet 2011 qui régit cette pratique.

→  Des programmes de recensement des donneurs potentiels se sont développés au cours des dernières années. D’ici la fin de l’année, 100 % des établissements devraient s’être dotés de ce dispositif. Allié aux percées scientifiques et médicales et au recrutement de plus en plus large des donneurs vivants et décédés, à une meilleure formation des professionnels de santé et - surtout - une plus large information du grand public en faveur du don, le nombre de greffes pourrait connaître une hausse importante.

→ Rendez-vous. La prochaine journée européenne du don d’organes et de la greffe se tiendra le 10 octobre 2015

Tous les 22 juin se tient également la journée nationale de réflexion sur le don d’organes.

EN CHIFFRES

Plus de 93 000 personnes ont été greffées en France depuis le début des années 90.

52 330 vivent avec un greffon actuellement.

Le rein (3 232), le foie (1 280) et le cœur (428) sont les organes les plus greffés en 2014.